jamais par un sentiment voluptueux ou tendre 5 lui pour qui le
bonheur des autres était un tourment, que ne devait-il pas faire
craindre en arrivant au trône ? On le vit profiter avec empressement
du pretexte de la religion, pour arracher à ses sujets une
sorte de plaisir dont il était jaloux. Il défendit, sous peine de mort,
de porter à sa bouche une goutte de cette liqueur que le ciel semble
avoir donnée à l ’homme pour augmenter ses jouissances, ou lui
faire oublier pendant quelques instans les peines de la vie.
Nous pourrions ci ter. sa vie entière, pour montrer à quel point
cet homme fut atroce } nous pourrions rapporter un grand nombre
d’exécutions aussi révoltantes qu’injustes et- inutiles ; nous nous
bornerons, pour le moment, à celle de ces exécutions dont nous
fûmes les témoins ; elle apprendra aux Européens qui ont des rapports
avec les Musulmans , ce qu’ils doivent attendre d’eux au
moindre prétexte de mécontentement qu’ils leur donnent.
Nous avons déjà dit que Méhéinet avait marché, l ’année précédente,
sur Tiflis, capitale de la Géorgiej qu’il s’en était emparé,
et qu’il avait fait massacrer les malades, les vieillards, et emmener
esclaves les jeunes personnes des deux sexes qui n’avaient pas eu le
teins de se sauver. Parmi les prisonniers se trouvèrent quelques
Russes qui furent impitoyablement égorgés, quoiqu’ils fussent sans
armes, quoique leur nation ne fût point alors en guerre avec les
Persans. - c
Il avait aussi, avant d’entrer en campagne, donné ordre qu’on
saisît, dans les ports d’Enseli, de Salian, de Bakou et de Der-
bemt, tous les Russes qu’on y trouverait. Les consuls et les négocions
, instruits de cet ordre , eurent le tems de s’enfuir 5 mais
on arrêta vingt-sept matelots qu’on envoya chargés de fers à T é héran.
Nous avons vu ces malheureux peu de jours après notre arrivée}
ils étaient encore tout tremblans du rôle affreux que le gouverneur
venait de leur faire jouer par ordre du r o i } il leur avait mis en
main une sorte de stilet, et les avait contraints d’arracher les yeux
à quarante Persans qu’on avait arrêtés parce qu’ils n’avaient pas
joint l ’armée.
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Mal nourris, entassés dans une seule chambre, couchés la nuit
parterre , ils pouvaient errer le jour dans la ville, et chercher à
réchauffer la charité des Chrétiens du pays ; je dis des Chrétiens,
et le nombre en était bien petit (1) , car ils n’avaient rien à attendre
des Musulmans. Nous les avons souvent rencontrés dans les rues à
notre retour de Tegrich} ils se traînaient de porte en porte, ramassant
et dévorant les écorces de melons et de pastèques, et tous les
fruits gâtés qu’on rejetait. Ils étaient tous mourans : les chaleurs
excessives ' auxquelles ils n’étaient pas accoutumés , et dont ils
n ’avaient pas les moyens de se garantir} la mauvaise nourriture
qu’ils étaient-obligés de prendre pour satisfaire leur appétit ; le chagrin
de se voir prisonniers chez un peuple qui les accablait de mépris
) l ’incertitude de leur sort, tout avait contribué à leur donner
la fièvre et la dyssepterie.
C’est dans Cet é ta t , et lorsqu’ils n’avaient pas peut-être quinze
jours encore à vivre, que Méhémet les fit saisir et les fit tous égorger
dans la première cour de son palais (2). L ’ordre portait que
leurs cadavres y resteraient exposés pendant trois jours} mais on
fut obligé, à cause de la puanteur qui se fit bientôt sentir, de les
enlever à la fin du second, et d’aller les enterrer au dehors de la
ville. Ce qui nous parut remarquable , c ’est qu’on fit servir à cette
exécution des Turcomans qui se trouvaient prisonniers, et qu’on
croyait devoir subir à leur tour le même sort.
Notre première idée fut qu’on venait de recevoir à la cour quelque
mauvaise nouvelle. Nous crûmes que le port d’E nse li, qu’on
savait avoir été attaqué, était pris, et que le Guilan était menacé.
Nous regardâmes cette exécution comme une, annonée de la part
de Méhémet, qu’il n’avait rien à redouter des Russes, qu’il était
même en état de les braver. D ’après cela nous dûmes nous attendre
qu’il ne se tiendrait pas à une vaine apparence de sécurité, et qu’il
se porterait, avant l’hiver, dans le Guilan ou dans le Chyrvaii, afin
d’arrêter les progrès de ses ennemis } mais nous nous trompâinês.
(1) Il se bornait à quelques familles arméniennes fort pauvres.
(2) Ils furent exécutés le 27 septembre."