Les deux voyageurs ^ dont l’indignation et la colère allaient toujours
croissant, ne furent pas plutôt débarrassés de leurs mains,,
qu’ils cherchèrent dés armes dè toutes parts. L ’un (c ’était le père)
arracha un yatagan de la ceinture d’un autre vo yageur, et sans
réfléchir an danger auquel il s’exposait, il chercha à tirer vengeance
de l ’outrage qu’on lui avait fait. Mais comment lutter, à son â g e ,
contre un homme jeune et vigoureux, soutenu par quinze ou vingt
amis aussi fcîrts, aussi adroits les uns que les autres : chaque fois
:qu’il voulut frapper, il reçutJui-même un nouveau coup.
Pendant ce tems le fils s’empara du fusil que portait ordinairement
notre domestique ( 1) : malheureusement pour celui qui le p r it,
et fort heureusement pour n ous, il n’était pas chargé, et n’avait
pas même sa baïonette. Nous étions, dans ce moment, à quelque
distance de nos conducteurs et de notre bagage : nous ne nous
apperçûmes de la sottise que venait de faire ce domestique , qne
lorsqu’il n ’était plus tems de la réparer. Celui qui avait pris le fusil,
fût cruellement puni de la confiance qu’il avait mise dans cette
arme : il n’eut pas essayé deux ou trois fois de la tirer , que le
galiondji ; qui se douta bien qu’elle n’était pas chargée, la saisit
d ’une main, et enfonça de l ’autre son yatagan dans la poitrine de
ce malheureux jeune homme. Il expira, quelques minutes après,
entre les bras de son père
Qu’on se figure l’indignation, la colère, le désespoir auxquels ce
vieillard fut en proie en un moment. Blessé lui-même dangereusement,
il oublia qu’il avait déj à perdu la moitié de son sang ; il négligea
sa propre conservation ; il né s’occupa que de vengeance. Nous
le vîmes lever les mains vers le ciel : il implorait l ’assistance divine
; il appelait sou.fils • il demandait le sang de son meurtrier ; il
s’adressait ensuite aux assistans ; il leur montrait le cadavre qui
était au milieu d’eux ; il déchirait ses habits ; il découvrait ses blessures
; il voulait mourir s’il ne pouvait le venger. Il les avait tous
émus, il leur avait arraché des larmes, cependant aucun ne crut
devoir s’exposer à un danger trop évident ; aucun ne fut tenté de
(1) C’était Un Grec pris à Latakie.
s’armer en sa faveur : tous restèrent immobiles, les yeux fixes sur
ce qui se passait.
Cette scène déchirante dura près d’un quart-d heure ; elle se serait
prolongée beaucoup plus si le vieillard,, accable dé douleur et
épuisé par le sang qu’il avait perdu, ne fût tombe évanoui. On lé
crut m o r t, et on l ’emporta avec son fils dans le second bateau.
Le galiondji prit alors le chemin de Hersek, sans que personne
songeât à troubler sa retraite.
Notre fusil avait été rendu à nos conducteurs j qui l ’avaient
réclamé de notre pa rt, en expliquant comment il ne se trouvait
pas entre nos mains.
Quant au domestique, il avait été se cacher parmi les roseaux
et les joncs des marais voisins; il ne reparut que long-tems après,
et lorsqu’il jugea que tout était tranquille.
Dès que le galiondji eut disparu, le premier bateau déploya ses
voiles, et s’éloigna du rivage; le second ne tarda pas à le suivre; le
troisième ; dans lequel nous entrâmes, partit un quart-d’heure après.
Lèvent était toujours favorable : vingt-cinq minutes nous suffirent
pour nous rendre à l’autre b o rd , le golfe n’ayant guère que trois
milles à cet endroit.
Nous débarquâmes auprès d'une fontaine ombragée de superbes
platanes ; elle est à quelques pas du rivage, près d’un bâtiment spacieux
qu’on nous dit être un magasin. Nous nous trouvions à sept ou
huit lieues de Nicomédie, et à trois ou quatre du cap Philocrini.
Nos effets ne furent pas plutôt hors du bateau, que nous remontâmes
à cheval. La côte est élevée et sinuSu.se ; elle est calcaire,
inculte, un peu boisée :-le chêne v e r t , le chêne à galles, l’arbousier,
l’andrachné, y sont abondans.
Nous marchâmes une heure et demie sur un chemin pierreux,
assez mal entretenu, et nous arrivâmes à Guèbezêh (1 ), petite ville
assez bien bâtie, peuplée de Grecs et de Turcs. On croit qu’elle
occupe la place de Lybissa, où Annibal perdit la vie.
(1) Other la nomme Guegne-Bisé, ui signifie en turc 7iaus sommes au large.
Voyage en Turquie et en Perse^ tom. I , pàg. 3y.