Nous "r apporterons à ce sujet ce dont nous avons été les témoins
à Tegrich, .
- En revenant Un jour de la promenade vers les huit heures du
matin, nous vîmes accroupi sur un tapis, devant la porte de notre
maison, un derviche d!un âge avancé : il était entouré d’un grand
nombre de femmes ; il avait une très-belle figure; il portait une
barbe très-longue et très-touffue ■: on voyait à sa ceinture une
large écritoire : il tenait une plume d’une main, et il distribuait de
l ’autre des morceaux de papier écrit. Nous nous arrêtâmes un seul
instant, et seulement pour donner le tems à ce derviche de nous
faire place. Nous étant informés, en entrant chez nous, de ce que
cet homme faisait au milieu de ces femmes, on nous dit qü’il donnait
à chacune d’elles nn verset du Koran, au moyen duquel il les
guérissait, non-seulement des maux dont elles pétaient affligées ,
mais il prévenait même pour.quelque tems tous les maux à venir;
il recevait de chaque morceau de papier six pouls (le poul vaut
un peu plus d’un sou).. :
Ce manège dura plus d’une heure. Le derviche était étranger v
il devait quitter Tegrich le jour même ; il fallait)se hâter de profiter
d’une occasion qu’on pouvait ne pas avoir de long-tems. La récolte
fut bonne : il y eut plus de cinquante versets- distribués.,Quand la
foule se fut dissipée et .que le derviche jugea qu’il n’y avait plus
rien à.gagner , il entra chez nous, salua fort gracieusement, s’assit
sur hn tapis, salua de nouveau, et nous dit qu’il venait de bien
loin pour nous voir. Il savait que nous étions des médecins européens
; il s’adressait à nous pour trouver du .soulagement à un mal
cruel, qui le faisait: souffrir depuis plus de quinze ans; il avait une
hernie inguinale- Nous répondîmes au derviche; que nous étions,
surpris de nous voir consultes par.un homme aussi savant, que lui.:
Vous êtes un médecin bien plus habile que nous , lui dîmes-nous -
les remèdes que vous donnez ne vous coûtent rien et vous rapportent
de l ’argent ; les nôtres nous coûtent cher- et ne nous sont pas
payés- : d’um mdt vous guérissez ; nous parlons, bèaucoup, et bien:
SjQuVent nous.ne guérissons, pas i-
Le derviche avait de, l’esprit ; il était gai ; il répondit fort bien,
à
à nos plaisanteries, puis il nous raconta fort au lon g , avec une
ingénuité apparente, les cures merveilleuses qu’il avait faites : c’é-
. taient des personnes qui étaient sur le point de perdre la vu e , qui
l ’avaient recouvrée au bout de quelques jours ; des estropiés qui
avaient repris presque subitement l ’usage de leurs membres : c’étaient
des agonisans qu’il avait arrachés des bras de la mort. Il nous
cita un grand nombre de femmes stériles qui avaient eu , avant la
fin de l’année, la satisfaction d’être mères.
Il entre-mêlait à tout cela des réflexions fort pieuses sur la toute-
puissance de D ieu , de Mahomet et d’Ali ; il parlait de lui avec toute
l ’humilité possible ; mais on voyait bien qu’il avait l ’orgueil de se
croire un être important, un être plus favorisé du ciel que le reste
des hommes. C’était l ’humble serviteur de Dieu, qui, s’il avait pu ,
aurait été le plus redoutable tyran des hommes.
Tout cela ne tendait pas à nous en imposer : le derviche nous
jugeait plus favorablement. Son dessein était de détruire auprès du
chef du village et de quelques habitans qui se trouvaient avec nous,
la mauvaise impression que nos plaisanteries avaient pu produire
sur eux. Quand il eut fini, nous demandâmes une écritoire et du
papier pour lui donner un remède analogue à ceux qu’il venait de
débiter. Il comprit notre intention : il eut recours alors à un apologue
dont le sens était, que tous les animaux ne pouvaient s'accommoder
de la même nourriture. Il faut au plus grand nombre
des alimens grossiers, des substances ligneuses, des végétaux communs
: fort peu se nourrissent du suc mielleux qui se trouve dans
les fleurs. Je donne aux autres la nourriture grossière qui leur
convient ; je viens recueillir auprès de vous le miel dont j’ai
besoin.
Nous ne voulûmes pas pousser plus loin nos plaisanteries, quoiqu’il
eût peut-être été utile de démasquer l’imposteur ; nous conseillâmes
au derviche de faire usage d’un bandage , dont nous lui
fîmes aisément comprendre la forme et le mécanisme. Il promit de
l ’exécuter lui-même et d’en faire usage : il promit aussi de venir nous
voir dans quelque teins; mais nous ne l’avons pas revu, sans doute
parce que nous avons quitté Tegrich plus tôt qu’il n’avait cru.
Tome I I I . I