Le pacha, en donnant l’ordre qu’il fût fourni à cet étranger une
garde d’honneur et les secours dont il avait besoin pour se rendre
à Bagdad, ne,lui avait pas dissimulé que, vivant en bonne intelligence
avec le roi de Perse, il ne pourrait se refuser de lui livrer son
frère s’il le réclamait, et aussitôt il avait expédié un Tartare en
Perse, pour prévenir Méhémet de ce qui se passait.
Le prétendu Morteza avait souscrit à toutes les conditions que le
pacha avait voulu mettre à sa réception, et il s’était rendu en diligence
à Bagdad, où il arriva le 4 mars 1797.
Le pacha le reçut avec tous les honneurs dus au frère d’un souverain
; il lui fit présent de plusieurs chevaux de prix ; il le revêtit
d ’une superbe pelisse ; il lui envoya de très-riches vêtemens et une
somme d’argent assez considérable ; il le logea chez le masraf-
effendi, un de ses principaux officiers, et l ’admit à son audience
avec toutes les marques d’honneur usitées dans ces contrées.
Quelques jours se passèrent sans qu’on se doutât de rien, et sans
qu’on cherchât à nuire à l ’étranger. On se plaignit pourtant de lui
voir affecter un ton de hauteur et de dédain qui ne convenait guère
à un homme qu’on savait n’être que le , fils d’un gouverneur de
province, et le frère disgracié d’un usurpateur; à un homme qui
vivait aux dépens du p a ch a , et à qui l’on supposait l ’intention
secrète de détrôner Méhémet pour se mettre à sa place. Mais cette
conduite, qu’on blâmait parce que la position de Morteza semblait
lui prescrire l’obligation de chercher à gagner la confiance des seigneurs
qui se trouvaient à Bagdad , était précisément celle qui
devait écarter les soupçons. Ainsi, comme le pacha ne pouvait supposer
qu’on l ’eût voulu tromper , l’étranger eût pu jouer son rôle
jusqu’au retour du courier qu’on avait envoyé en Perse, si un incident
ne l’eût i'ait découvrir plus tôt.
A li-A g a , gendre et kiaya de Suleyman , piqué de ce que Morteza
, affectant à son égard le même o rgue il, avait formellement
refusé de lui faire une visite, sous prétexte qu’un homme de son
rang n’en devait tout au plus qu’au pacha ; A li-A g a , dis-je , qui
croyait bien valoir un seigneur persan fugitif et suppliant, conçut
le projet de lui faire perdre les bonnes grâces du pacha, en semant
quelques soupçons sur sa naissance. Il avança donc hardiment,
et avant-d’en avoir des preuves, que l’etranger n était qu un aventurier
qu’on devait envoyer en Perse soùs bonne-escorte, afin que
Méhémet en fît justice. )
Malheureusement pour le Persan!, les perquisitions qu’on fit, se
trouvèrent confirmer ce qu’on avait avancé sans le croire; elles
conduisirent à découvrir que le prétendu Morteza-Kouli-Khan
n’était qu’un cordonnier d’Amadan, absent depuis cinq ou six ans
de cette ville. Dès-lors il ne fut pas difficile au kiaya d’obtenir un
ordre qui enjoignait à tous les Persans qui se trouvaient à Bagdad,
d’aller vérifier si l ’étranger était réellement celui qu’il se disait être,
ou s’il n’était qu’un aventurier.
Tous ceux qui avaient personnellement connu Morteza, se rendirent
auprès de lui sans que personnelle reconnût pour tel; et;
au contraire, plusieurs Persans nés à Amadan certifièrent l ’avoir
vu travailler à son état de cordonnier-
D ’après cela, le pacha le fit charger de.fers le i 3;du même mois j
et- conduire chez le janissaire-aga. Il expédia en même tems un
second courier à Méhémet.
Nous avons vu cet homme ; il avait une très-belle tê te, une
taille avantageuse, beaucoup d’expression dans le regard et dans
toute la figure : son âge pouvait être d’environ quarante-cinq ans.
Il paraissait avoir reçu une éducation très-soignée ; il avait de
l ’esprit, et bien plus de connaissances que son premier état ne comportait.
Quoique chargé de fers, et sur le point d’être convaincu
d’imposture, il soutenait ce qu’il avait avancé avec tant d’assurance;
il mettait dans sa conduite tant de hauteur, et dans ses propos
tant de fierté, qu’on n’osait trop se livrer à l ’idée que ce n’était
qu’un cordonnier déguisé.
Dans une visite que nous faisions au janissaire-aga, celui-ci crut
porter à son prisonnier un coup impossible à parer. Il se.le fit amener
, et quand Morteza fut en notre présence, le janissaire-aga lui
dit en turc, langue que le Persan savait très-bien : « Puisque tu as
» passé plusieurs années chez les Russes, sans doute tu as appris à
35 parler comme eux ; voilà deux médecins de cette nation, raconte