
d’admiration pour Brafidas, exaltèrent fa bravoure
& fes exploits, jufqu’à dire que dans Sparte, il n’y
avoit pas fon égal. Non, non, repartit Argiléonide
en les interrompant, & en efluyant fes larmes,
mon fils é toit, j’efpere, digne de fon pays, mais fâchez
que Sparte eft pleine de fujets qui ne lui cedent
point ni en vertu ni en courage.
En effet, les a&ions dé bravoure des Spartiates
pafferoient peut-être pour folles, fi elles n’étoient
çonfacrées par l’admiration de tous les fiecles. Cette
audacieufe opiniâtreté, qui les rendoit invincibles,
fut toujours entretenue par leurs héros, qui la voient
bien que trop de prudence émoulfe la force du courage
, & qu’un peuple n’a point les vertus dont il
n’a pas les fcrupules. Aufli les Spartiates toujours
impatiens de combattre, le précipitoient avec fureur
dans les bataillons ennemis, & de toutes parts environnés
de la mort, ils n’envifagoient autre chofe
que la gloire.
Ils inventèrent des armes qui n’étoient faites que
pour eux; mais leur difcipline & leur vaillance pro-
duifoient leurs véritables forces. Les autres peuples,
dii Séneque, coufoient à la viûoire quand ils la
voyoient certaine ; mais les Spartiates couroient à
la mort, quand elle étoit allurée : & il ajoute élégamment
, turpe efl cuilibet fugifle. , Laconi verb deli-
berajfe ; c’eft une honte à qui que ce foit d’avoir pris
la fuite, mais c ’en eft une à un lacédémonien d’y
avoir feulement fongé.
Les étrangers alliés de Lacédémone, ne lui deman-
doient pour foutenir leurs guerres, ni argent, ni
vailfeaux, ni troupes, ils ne lui demandoient qu’un
Spartiate à la tête de leurs armées; & quand ils l’a-
voient obtenu, ils lui rendoient avec une entière
foumilîion toutes fortes d’honneurs & de refpe&s.
C ’eft ainfi que les Siciliens obéirent à Gylippe, les
Chalcidiens à Brafidas, & tous les Grecs d’Afie à
Lyfandre, à Callicratidas & à Agéfilas.
Ce peuple belliqueux repréfentoit toutes fes déi-
tés armées, Vénus elle-même l’étoit : armatam Vene-
rem vidit Lacedemona Pallas. Bacchus qui par tout
ailleurs tenoit le thyrfe à la main, portoit un dard à
Lacédémone. Jugez fi les Spartiates pouvoient manquer
d’être vaillans. Ils n’alloient jamais dans leurs
temples qu’ils n’y trouvaffent uneefpece d’armée, &
ne pouvoient jamais prier les dieux, qu’en même
tems la dévotion ne réveillât leur courage.
Il falloit bien que ces gens-là fe fuflent fait toute
leur vie une étude de la mort. Quand Léonidas roi
de Lacédémone, partit pour fe trouver à la défenfe
du pas desThermopyles avec trois cens Spartiates ,
oppofés à trois cens mille perfans, ils fe déterminèrent
fi bien à périr, qu’avant que de fortir de la ville,
on leur fit des pompes funèbres où ils aflifterent eux-
mêmes. Léonidas eft ce roi magnanime dont Paufa-
nias préféré les grandes aâiions à ce qu’Achille fit
devant T ro ie , à ce qu’exécuta l’Athénien Miltiade à
Marathon, & à tous les grands exemples de valeur de
l ’hiftoire grecque & romaine. Lorfque vous aurez lu
Plutarque fur les exploits héroïques de ce capitaine,
vous ferez embarrafle de me nommer un homme qui
lui foit comparable.
Du tems de ce héros, Athènes étoit fi convaincue
de la prééminence des Lacédémoniens, qu’elle
n’héfita point à leur céder le commandement de l’armée
des Grecs. Thémiftocle fervit fous Eurybiades,
qui gagna fur les Perfes la bataille navale de Sala-
mine. Paufanias en triompha de nouveau à la journée
de Platée, porta fes armes dans l’Hellefpont,
& s’empara de Bifance. Le feul Epaminondas Thé-
bain, eut la gloire, long-tems après, de vaincre les
Lacédémoniens à Leuôres & à Mantinée, & de leur
ôter l’empire de la Grece qu’ils avoient conferyc
J’efpace de 730 ans.
Les Romains s’étant fendus maîtres de toute l’A-
ehaïe, n’impoferent aux Lacédémoniens d’autre fu-
jétion que de fournir des troupes auxiliaires quand
Rome les en folliciteroit. Philoftrate raconte qu’A-
pollonius de Thyane qui vivoit fous Domitien, fe
rendit par curiofité à Lacédémone, & qu’il y trouva
encore les lois de Lycurgue en vigueur. Enfin la réputation
de la bravoure des Spartiates continua juf-
ques dans le bas-empire.
Les Lacédémoniens fe conferverent l’eftime des
empereurs de Rome , & éleverent des temples à
l’honneur de Jules-Céfar & d’Augufte, de qui iis
avoient reçus de nouveaux bienfaits. Us frappèrent
aufli quelques médailles aux coins d’Antonin, de
Marc-Aurele & de Commode. M. Vaillant en cité
une de Néron, parce que ce prince vint fe fignalér
aux jeux de la Grece ; mais il n’ofa jamais mettre le
pié dans Sparte, à caufe de la févérité des lois de
Lycurgue, dont il n’eut pas moins de peur, dit-on ,
que des furies d’Athènes.
Cependant quelle différence entre ces deux peuplés
! vainement les Athéniens travaillèrent à ternir
la gloire de leurs rivaux & à les tourner en ridicule de
ce qu’ils ne cultivoient pas comme eux les lettres &
la Philofophie. Il eft aifé de venger les Lacédémoniens
de pareils reproches, & j ’oferai bien moi-même
l ’entreprendre, fi on veut me le permettre.
J’avoue qu’ on alloit chercher à Athènes & dans
les autres villes de Grece des rhétoriciens, des peintres
& des fculpteurs, mais on trouvoit à Lacédémone
des Iégiflateurs , des magiftrats & des généraux
d’armées. A Athènes on apprenoit à bien dire, & à
Sparte à bien faire ; là à fe démêler d’un argument
fophiftique, & à rabattre la fubtilité des mots cap-
tieufement entrelacés ; ici à fe démêler des appas
de la volupté, & à rabattre d’un grand courage les
menaces de la fortune & de la mort. C e u x - là , dit
joliment là Montagne , s’embefognoient après les
paroles, ceux - ci après les chofes. Envoyez - nous
vos enfans , écrivoit Agéfilaiis à Xénophon, non
pas pour étudier auprès de nous la dialeûique, mais
pour apprendre une plus belle fcience > c’eft d’obéir
& de commander.
Si la Morale & la Philofophie s’expliquoient à
Athènes, elles fe pratiquoient à Lacédémone. Le
fpartiate Panthoidès le fut bien dire à des Athéniens,
qui fe promenant avec lui dans le L y c é e , l’engagèrent
d’écouter les beaux traits de morale de leurs
philofophes : on lui demanda ce qu’il en penfoit ;
ils font admirables, repliqua-t-il, mais au refte inutiles
pour votre nation, parce qu’elle n’en fait aucun
ufage.
Voulez-vous un fait hiftorique qui peigne le ca-
raftere de ces deux peuples, le voici. « Un vieil-
» lard, au rapport de Plutarque, cherchoit place à
» un des fpeétacles d’Athènes, & n’en trouvoit
» point ; de jeunes Athéniens le voyant en peine, lui
» firent ligne ; il s’approche, & pour lors ils fe fer-
» rerent & fe moquèrent de lui : le bon homme fai-
» foit ainfi le tour du théâtre, toujours hué de la
» belle jeuneffe. Les ambaffadeurs de Sparte s’en ap-
» perçurent, & aufli-tôt placèrent honorablement
» le vieillard au milieu d’eux. Cette a&ion fut re-
» marquée de tout le monde, & même applaudie
» d’un battement de mains général. Hélas , s’écria
» le bon vieillard d’un ton de douleur, les Athéniens
» favent ce qui eft honnête, mais les Lacédémo-
» niens le pratiquent » !
Ces Athéniens dont nous parlons , abuferent fou-
vent de la parole, au lieu que les Lacédémoniens la
regardèrent toûjours comme l’image de l’aftion.-
Chez eu x, il n’étoit permis de dire un bon mot cju’à
celui qui menoit une bonne vie. Lorfque dans les
affaires importantes, un homme de mauvaife réputâtïoft
doiïnoît un avis falutaire, lès éphofes réfpô-
ftoient la propofition ; mais ils empruntoient la voix
d’un homme de bien pour faire paffer cet avis ; autrement
le peuple ne l’auroit pas autorité. C ’eft ainfi
que les magiftrats accoutumèrent les Spartiates à fe
laiffer plutôt perfuader par les bonnes moeurs, que
par toute autre voie.
Ce n’étoit pas chez eux que manquoit le talent de
manier la parole : il régné dans leurs difeours &
dans leurs reparties une certaine force, une certaine
grandeur, que le feI attique n’a jamais fu mettre
dans toute l’éloquence de leurs rivaux. Ils ne fe
font pas amufés comme les Citoyens d’Athènes, à
faire retentir les théâtres de fatyres & de railleries ;
un feul bon mot d’Eudamidas obfcurcit la feene outrageante
de l’Andromaque. Ce lacédémonien fe
trouvant un jour dans l’Académie > & découvrant
le philofophe Xénocrate déjà fort âgé , qui étudioit
la Philofophie, demanda qui étoit ce vieillard. C ’eft
Un fage, lui répondit-on, qui cherche la vertu. Eh
quand donc en ufera-t-il s’il la cherche encore , repartit
Eudamidas ? Mais aufli les hommes illuftres
d’Athènes étoient les premiers à préférer la conduite
des Lacédémoniens à toutes les leçons des écoles.
Il eft très-plaifant de voir Socrate fe moquant à fa
maniéré d’Hippias, qui lui difoit qu’à'Sparte, il n’a-
voit pas pu gagner un fol à régenter ; que c’étoient
des gens-fans goût, qui n’eftimoient ni la grammaire
, ni le rythmé, s’amufant à étudier l’hiftoire &
le caraâere de leurs rois , l’établiffemeot & la décadence
des é tats, & autres chofes de cette efpece.
Alors Socrate fans le contredire, lui fait avouer en
détail l’excellence du gouvernement de Sparte, le
mérite de fes citoyens, & le bonheur de leur vie
privée, lui laiffant à tirer la conclufion de l’inutilité
des arts qu’il profeffoit.
En un mot, l’ignorance des Spartiates dans ces
fortes d’arts, n’étoit pas une ignorance de ftupidité,
mais de préceptes, & Pîaton même en demeuroit
d’accord. Cependant malgré l’auftérité de leur politique
, il y a eu de très-beaux efprits fortis de Lacédémone
, des philofophes, -des poètes célébrés, &
des auteurs illuftres, dont l’injure des tems nous a
dérobé les ouvrages. Les foins que fe donna Lycurgue
pour recueillir les oeuvres d’Homere, qui fe-
roient perdues fans lui ; les belles ftatues dont Sparte
étoit embellie , & l’amour des Lacédémoniens pour
les tableaux de grands maîtres , montrent qu’ils n’étoient
pas infenfibles aux beautés de tous les Arts.
Paflïonnés pour les poéfies de Terpandre, de
Spendon, & d’Alcman, ils défendirent à tout efcla-
v e de les chanter, parce que félon eu x, il n’appar-
tenoit qu’à des hommes libres de chanter des chofes
divines.
Ils punirent à la vérité Timothée de ce qu’aux
fept cordes de la Mufique il en avoit ajouté quatre
autres ; mais c’étoit parce qu’ils craignirent que la
molleffe de cette nouvelle harmonie n’altérât la févérité
de leurs moeurs. En même tems ils admirèrent
le génie de l’artifte ; ils ne brûlèrent pas fa
ly re , au contraire ils la fufpendirent à la voûte d’un
de leurs plus beaux bârimens où l’on venoit prendre
le frais , & qui étoit un ouvrage de Théodore
de Samos. Ils chafferent aufli le poète Archiloque
de Sparte ; mais c’étoit pour avoir dit en vers, qu’il
convenoit mieux de fuir & de fauver fa v ie , que
de périr les armes à la main. L’exil auquel ils le condamnèrent
ne procédoit pas de leur indifférence
pour la poéfie, mais de leur amour pour la valeur.
C ’étoit encore par des principes de fageffe que
l’architefture de leurs maifons n’employoit que la
coignée & la feie. Un Lacédémonien, je puis le
nommer, c’étoit le roi Léotichidas, qui foupant un
jour à Corinthe, & voyant dans la ialle où on le
Tome IX ,
reçut, des pièces de bois dorées & richement travaillées
, demanda froidement à fon hôte, fi les ar*
bres chez eux croiffoient de la forte ; cependant ces
mêmes Spartiates avoient des temples fuperbesi Ils
avoient aufli un magnifique théâtre qui fërvoit au
fpeâacle des exercices, des danfes, des jeu x, &£
autres repréfentations publiques. La defeription què
Paufanias a faite des décorations de leurs temples
& de la fomptuofité de ce théâtre, prouve allez quô
ce peuple favoit étaler la magnificence dans les
lieux où elle étoit vraiment convenable, & prof*
crire le luxe des maifons particulières où fon éclat
frivole ne fatisfait que les faux befoins de la va*
nité.M
ais comme leurs ouvriers étoient d’une indu*
ftrie , d’une patience, & d’une adreffe admirable *
ils portèrent leurs talens à perfectionner les meubles
utiles, & journellement néceffaires. Les lits, les tables
, les chaifes des Lacédémoniens étoient mieux
travaillées que par-tout ailleurs. Leur poterie étoit
plus belle & plus agréable ; on vantoit en particu*
lier la forme du gobelet laconique nommé cothon *
fur-tout à caufe du fervice qu’on en tiroit à l’armée»
La couleur de ce gobelet, dit Critias , cachoit à la
vue la couleur dégoûtante des eaux bourbeufes ,
qu’on eft quelquefoisapbligé de boire à la guerre ;
les impuretés le dépofoient au fond de ce gobelet ,
& fes bords quand on buvoit arrêtoient en-dedans
le limon, ne laiffant venir à la bouche que l’eau pure
& limpide.
Pour ce qui regarde la culture de l’efprit & du
langage, les Lacédémoniens loin de la négliger,
vouloient que leurs enfans appriffent de bonne heure
à joindre la force & l’élégance des expreflïons,
à la pureté des penfées. Ils vouloient, dit Plutarque
, que leurs réponfes toûjours courtes &c juftes ,
fuflent pleines de fel & d’agrément. Ceux qui par
précipitation ou par lenteur d’efprit, répondoient
mal, ou ne répondoient rien , étoient châtiés : un
mauvais raifonnement fe puniffoit à Sparte , comme
une mauvaife conduite ; aufli rien n’en impo*
foit à la raifon de ce peuple. « Un lacédémonien
» exemt dès le berceau des caprices & des humeurs
» de l’enfance, étoit dans la jeuneffe affranchi de
» toute crainte ; moins fuperftitieux que les autres
» grecs , les Spartiates citoient leur religion & leurs
» rits au tribunal du bon fens ». Aufli Diogène arrivant
de Lacédémone à Athènes , répondit avec
tranfport à ceux qui lui demandoient d’où il venoit :
« je viens de quitter des hommes ».
Tous les peuples de la Grece avoient confacré
des temples fans nombre à la Fortune ; les feuls Lacédémoniens
ne lui avoient dreffé qu’une ftatue ,
dont ils n’approchoient jamais : ils ne recherchoient
point-les faveurs de cette déeffe, & tâchoient par
leur vertu de fe mettre à l’abri de fes outrages*
S'ils T? étoient pas toujours heureux ,
Ils favoient du-moins être fagès.
On fait ce grand mot de l’antiquité, Spartam ha*
clus es , hanc orna : « vous avez rencontré une ville
» de Sparte, fongezà lui fervir d’ornement ». C ’étoit
un proverbe noble, pour exhorter quelqu’un dans
les occafions importantes à fe regler pour remplir
l’attente publique fur les fentimens & fur la conduite
des Spartiates. Quand Cimon vouloit détourner fes
compatriotes de prendre un mauvais parti :«penfex
» bien, leur difoit-il, à celui que fuivroient les La-
» cédémoniens à votre place ».
Voilà quel étoit le luftre de cette république célébré
, bien fupérieure à celle d’Athènes ; & ce fut
le fruit de la feule légiflation de Lycurgue. Mais ,
comme l’obferve M. de Montefquieu, quelle éten