courant l’Europe 8c l’Afie, que ce n’eft pas du-moins
au plus grand nombre des citoyens.
Les cenfeurs du luxe, font également contredits
par les faits.
Ils difent qu’il n’y a jamais de luxe fans une extrême
inégalité dans les richeffes, c’eft-à-dire, fans que
le peuple foit dans la mifere , & un petit nombre
d’hommes dans l’opulence ; mais cette difproportion
ne fe trouve pas toujours dans les pays du plus grand
luxe, elle fe trouve en Pologne 6c dans d’autres pays
qui ont moins de luxe que Berne ôc Geneve, oii le
peuple eft dans l’abondance.
Ils difent que le luxe fait facrificr les arts utiles
aux agréables, 8c qu’il ruine les campagnes en raf-
femblant les hommes dans les villes.
La Lombardie & la Flandre font remplies de luxe
& de belles villes ; cependant les laboureurs y font
riches, les campagnes y font cultivées 8c peuplees.
Il y a peu dq luxe en Efpagne, 8c l’agriculture y eft
négligée ; la plûpart des arts utiles y font encore
ignorés.
Ils difent que le luxe contribue à la dépopulation.
Depuis un fiecle le luxe 8c la population de l’Angleterre
font augmentés dans la même proportion ;
elle a de plus peuplé des colonies immenfes.
Ils difent que ie luxe amollit le courage.
Sous les ordres de Luxembourg, de Villars 8c du
comte de Saxe, les François, le peuple du plus grand
luxe connu, fe font montrés le plus courageux. Sous
Sylla , fous C é far, fous Lucullus, le luxe prodigieux
des romains porté dans leurs armées, n’avoit rien
ôté à leur courage.
Ils difent que le luxe éteint les fentimens d’honneur
6c d’amour de la patrie.
Pour prouver le contraire, je citerai l’efprit d’honneur
6c le luxe des françois dans les belles années
de Louis XIV. 6c ce qu’ils font depuis ; je citerai le
fanatifme de patrie, l’enthoufiafme de vertu, l’amour
de la gloire qui caraékérifent dans ce moment la nation
angloife.
Je ne prétends pas raffembler ici tout le bien & le
mal qu’on a dit du luxe , je me borne à dire le principal,
foit des éloges, foit des cenfures, St à montrer
que l’hiftoire contredit les unes & les autres.
Les philofophes les plus modérés qui ont écrit
contre 1 o-luxe, ont prétendu qu’il n’étoit funefte aux
états que parfon excès, 6c ils ont placé cet excès
dans le plus grand nombre de fes objets & de fes
moyens, c’eft-à-dire dans le nombre & la perfection
des arts,-à ce moment des plus grands progrès de
l’induftrie, qui donne aux nations l’habitude de jouir
d’une multitude de commodités 6c de plaifirs, 6c qui
les leur rend néceflaires. Enfin, ces philofophes n’ont
vu les dangers du luxe que chez les nations les plus
riches 6c les plus éclairées; mais il n’a pas été difficile
aux philofophes, qui avoient plus de logique &
d’humeur que ces hommes modérés, de leur prouver
que le luxe avoit été vicieux chez des nations
pauvres êc prefque barbares ; ÔC de conféquence en
conféquence, pour faire éviter à l’homme les incon-
véniens du luxe, on a voulu le replacer dans les bois
ôc dans un certain état primitif qui n’a jamais été
6c ne peut être.
Les apologiftes du luxe n’ont jufqu’à préfent rien
répondu de bon à ceux qui, en fuivant le fil des é vé-
nemens , les progrès St la décadence des empires,
ont vu le luxe s’élever par degrés avec les nations,
les moeurs fe corrompre, 6c les empires s’affoiblir,
décliner 6c tomber.
On a les exemples des Egyptiens, des Pcrfes, des
Grecs, des Romain?, des Arabes, des Chinois, &c.
dont le luxe a augmenté en même tems que ces peuples
ont augmenté de grandeur, 6c qui depuis le moment
de leur plus grand luxe n’ont celfé de perdre de
leurs vertus 8c de leur puiflance. Ces exemples ont
plus de force pour prouver les dangers du luxe que
les raifons de fes apologiftes pour le juftifier ; auffi
l’opinion la plus générale aujourd’hui eft-elle que
pour tirer les nations de leur foibleffe 6c de leur
obfcurité , 6c pour leur donner une force, une con-
fiftence, une richeffe qui les élevent fur les autres
nations, il faut qu’il y ait du luxe ; il faut que ce
luxe aille toujours en croiffant pour avancer les arts,
l’induftrie, le commerce, St pour amener les nations
à ce point de maturité fuivi néceffairement de leur
vieilleffe, 8t enfin de leur deftruCtion. Cette opinion
eft affez générale, 6cmême M. Hume ne s’en éloigne
pas.
Comment aucun des philofophes 8c des politiques
qui ont pris le /«xrepour objet de leurs fpéculations,
ne s’eft-il pas dit : dans les commencemens des nations,
on eft 6c on doit être plus attaché aux principes
du gouvernement ; dans les fociétés naiflantes,
toutes les lois, tous les réglemens, font chers aux
membres de cette lociété , fi elle s’eft établie librement
; & fi elle ne s’eft pas établie librement, toutes
les lois, tous les réglemens font appuyés de la
force du légifiateur, dont les vues n’ont point encore
varié, ôc dont les moyens ne font diminués ni
en force ni en nombre ; enfin l’intérêt perfonnel de
chaque citoyen, cet intérêt qui combat prefque partout
l’intérêt général, & qui tend fans cefle à s’en
féparer, a moins eu le tems 6c les moyens de le combattre
avec avantage, il eft plus confondu avec lui,
6c par conféquent dans les fociétés naiflantes, il doit
y avoir plus que dans les anciennes fociétés un ef-
prit patriotique , des moeurs 6c des vertus.
Mais auffi dans le commencement des nations , la
raifon, l ’efprit, l’induftrie, ont fait moins de progrès
; il y a moins de richeffes, d’arts, de luxe,
moins de maniérés de fe procurer par le travail des
autres une exiftence agréable; il y a néceffairement
de la pauvreté 6c de la fimplicité.
Comme il eft dans la nature des hommes 8c des
chofes que les gouvernemens fe corrompent avec le
tems ; & auffi dans la nature des hommes 6c des chofes
qu’avec le tems les états s’enrichiffent, les arts
fe perfectionnent 6c le luxe augmente :
N ’a-t-on pas vu comme caulè 6c comme effet l’un
de l’autre ce qui, fans être ni l’effet ni la caufe l’un
de l’autre, fe rencontre enfemble 6c marche à peu-
près d’un pas égal ?
L’intérêt perfonnel, fans qu’il foit tourné en a-
mour des richeffes 6c des plaifirs, enfin en ces paf-
fionsqui amènent le luxe, n’a-t-il pa s, tantôt dans
les magiftrats, tantôt dans le fouverain ou dans le
peuple fait faire des changemens dans la conftitution
de l ’état qui l’ont corrompu ? ou cet intérêt perfonnel
, l’habitude, les préjugés, n’ont-ils pas empêché
de faire des changemens que les circonftances a-
voient rendu néceflaires? N ’y a-t-il pas enfin dans la
conftitution, dans l’adminiftration , des fautes, des
défauts q ui, très - indépendamment du luxe, ont
amené la corruption des gouvernemens St la décadence
des empires ?
Les anciens Perfes vertueux 6c pauvres fous Cy-
rus, ont conquis l’Afie, en ont pris le luxe, 6c fe
font corrompus. Mais fe font-ils corrompus pour
avoir conquis l’Afie, ou pour avoir pris lôn luxe,
n’eft-ce pas l’étendue de leur domination qui a changé
leurs moeurs ! N’étoit-il pas impoflible que dans
un empire de cette étendue il fubfiftât un bon ordre
ou un ordre quelconque. La Perfe ne devoit-elle pas
tomber dans l’abîme du defpotifme ? or par-tout oii
l’on voit le defpotifme, pourquoi chercher d’autres
caufes de corruption ?
Le defpotifme eft le pouvoir arbitraire d’un feul
fur le grand nombre par le fecours d’un petit nombre
;
bre ; mais le defpote ne peut parvenir àu pouvoir
arbitraire fans avoir corrompu ce petit nombre*
Athènes , dit-on, a perdu fa force 6c fes vertu!}
après la guerre du Péloponnefe , époque de fes richeffes
6c de fon luxe. Je trouve une caufe réelle de
la décadence d’Athènes dans la puiflance du peuple
& l’aviüffement du fénat ; quand je vois la puiflance
exécutrice & la puiflance légiflative entre les mains
d’une multitude aveugle, 6c que je vois en même
tems l’aréopage fans pouvoir, je juge alors que la
république d’Athènes ne pouvoit conferver ni puif*
fance ni bon ordre ; ce fut en abaiffant l’aréopage,
6c non pas en édifiant les théâtres, que Périclès per»
dit Athènes. Quant aux moeurs de cette république,
elle les conferva encore long-tems, & dans la guerre
qui la détruifit elle manqua plus de prudence que de
.vertus, 6c moins de moeurs que de bon fens.
L’exemple de l’ancienne Rome, cité avec tant de
•confiance par les cenfeurs du luxe, ne m’embarraf-
feroit pas davantage. Je verrois d’abord les vertus
de Rome, la force 6c la fimplicité de fes moeurs naître
de fon gouvernement 8c de fa fituation : mais ce
gouvernement devoit donner aux romains de l’inquiétude
St de la turbulence ; il leur rendoit la guerre
néeffaire, 6c la guerre entretenoit en eux la force
des moeurs 6c le fanatifme de la patrie. Je verrois
que dans le tems que Carnéades vint à Rome , St
qu’on y tranfportoit les ftatues de Corinthe & d’Athènes
, il y avoit dans Rome deux partis, dont l’un
devdit lubjuguer l’autre, dès que l ’état n’auroit plus
rien à craindre de l’étranger. Je verrois que le parti
vainqueur, dans cet empire immenfe, devoit néceffairement
le conduire au defpotifme ou à l’anarchie
; 6c que quand même on n’auroit jamais vu dans
Rome ni le luxe St les richeffes d’Antiochus ôc de
Carthage, ni les philofophes 6c les chef-d’oeuvres de
la G re ce, la république romaine n’étant conftituée
que pour s’agrandir fans cefle, elle feroit tombée au
moment de la grandeur.
Il me femble que fi pour me prouver les dangers
’du luxe , on me citoit l’Afie plongée dans le luxe,
la mifere St les vices ; je demanderois qu’on me fît
vo ir dans l’Afie, la Chine exceptée, une feule nation
«h le gouvernement s’occupât des moeurs 6c du bonheur
du grand nombre de fes fujets.
Je ne ferois pas plus embarrafle par ceux q ui,
pour prouver que le luxe corrompt les moeurs 6c
affoiblit les courages, me montreroient l’Italie moderne
qui vit dans le luxe, 6c qui en effet n’eft pas
guerriere. Je leur dirois que fi l ’on fait abftraétion
de l’efprit militaire qui n’entre pas dans le earaCtere
des Italiens, ce caraCtere vaut bien celui des autres
nations. Vous ne verrez nulle part plus d’humanité
6c de bienfaifance, nulle part la fociété n’a plus de
charmes qu’en Italie, nulle part on ne cultive plus
les vertus privées. Je dirois que l’Italie, foumife en
partie à l’autorité d’un clergé qui ne prêche que la
paix, 6c d’une république oit l’objet du gouvernement
eft la tranquillité, ne peut abfolument être
guerriere. Je dirois .même qu’il ne lui ferviroit à
rien de l’être ; que les hommes ni les nations n’ont
que foiblement les vertus qui leur font inutiles ; que
n’étant pas unie fous un feul gouvernement ; enfin
qu’étant fituée entre quatre grandes puiffances, telles
.que le T u r c , la maifon d’Autriche, la France 6c
l ’Efpagne,l’Italie ne pourroit, quelles que fuffent fes
moeurs, réfifter à aucune de ces puiffances ; elle ne
doit donc s’occuper que des lois civiles, de la po- j
lice , des arts, 6c de tout.ce qui peut rendre la vie
tranquille 6c agréable. Jeconclurois que ce n’eft pas
le luxe, mais fa fituation & la nature de fes gouvernemens
qui empêchent l’Italie d’avoir des moeurs
fortes 6c les vertus guerrières.
Après avoir vu que le luxe pourroit bien n’avoir
Tome IX , 1
pas été la câtife de la Chute ou de la profpérité de$
empires & du caraftere de certaines nations ; j’éxà»
minerois fi lé luxe rie doit pas être relatif à la fitua-
tiori des peuples, au genre de leurs productions, à
la fituation, ôc au genre de productions de leurs voi*
fins.
Je dirois 'què les Hollândois , FaCteurs St colpür*
teürs des nations, doivent conferver leur frugalité *
fans laquelle ils ne pourroient fournir à bas prix le
fret de leurs vaiffeaux, St tranfporter les marchant
difes de l’univers.
Je dirois que fi les Süifles tiroient de la France St
de l’Italie beaucoup de vins, d’étoffes d’or 6c de foie*
des tableaux, des ftatues 8c des pierres précieufes,
ils ne tireroient pas de leur fol ftérile de quoi rendrd
en échange à l’étranger, St qu’un grand luxe ne peut
leur être permis que quand leur induftrie aura réparé
chez eux la difette des productions du pays.
En fuppûfant qu’en Efpagne, en Portugal, eh.
France, la terre fût mal cultivée, 6c que les manu*
faCtures de première ou féconde néceflité fuffent négligées,
ces nations feroient encore en état de fou-,
tenir un grand luxe.
Le Portugal, par fes rnines du Bréfil -, fes vins St
fes colonies d’Afrique & d’Afie, aura toujours de
quoi fournir à l’étranger f St pourra figurer entre les
nations riches.
L ’Efpagne, quelque peu de travail & ’de ctilttire
qu’il y ait dans fa métropole 6C les. colonies, aura
toujours les productions des contrées fertiles qut
compofent fa domination dans les deux mondes ; 8c
les riches mines du Mexique 6c du-Potozi foutien*
dfont chez elles le luxe de la cour 6c celui de la fu-
perdition.
La France, eri Iaiffarit tomber fon agriculture 8£
fes manufactures de première ou fécondé néceflîté,
auroit encore des branches de commerce abopdan*
tes en richeffes ; le poivre, de l’ Inde, le fuCre 6c lé
caffé de fes colonies, fes huiles 8c fés vins, lui four-
niroient des échanges à donner à l’étranger, dont
elle tireroit une partie de fon luxe ; elle foutien-
droit encore ce luxe par fes modes : cette nation
long-tems admirée de l’Europe en eft encore imitée
aujourd’hui. Si jamais fon luxe étoit exceflif, relativement
au produit de fes terres St de fes manufactures
de première ou fécondé néceflité, ce luxe feroit
un remede à lui-même, il nourriroit une multitude
d’ouvriers de mode, St retarderait la ruine de
l’état.
De cés ôbferVations 6c de ces réflexiohs je con*
clurois, qne le luxe eft contraire ou favorable à la
richeffe des nations, félon qu’il confomme plus ou
moins le produit de leur fol & de leur induftrie, ou
qu’il confomme le produit du fol 6c de l’induftrie dè
l’étranger, qu’il doit avoir un plus grand ou un plus
petit nombre d’objets, félon que ces nations ont
plus ou moins de richeffes : le luxe eft à cet égard
pour les peuples ce qu’il eft pour les particuliers, il
faut que la multitude des jouiffances foit proportionnée
aux moyens de jouir.
Je verrois que cette envie de jouit* daris Cëiix qui
ont des richefles > 6c l’envie de s’eririchir dans ceux
qui n’ont que le néceffaire > doivent exciter les arts
6c toute efpece d’induftrie. Voilà le premier effet de
l’inftinCt 6c des pallions qui nous mènent au luxe ô£
du luxe même > ces nouveaux arts, cette augmen*
tation d’induftrie, donnent au peuple de nouveaux
moyens de fubfiftance, 6c doivent par conféquent
augmenter la population ; fans luxe il y a moins
d’échanges ôc de commerce ; fans commerce les nations
doivent être moins peuplées ; celle qui n’i
dans fon fein que des laboureurs, doit avoit* moins
d’hommes que celle qui entretient des laboureurs,
des matelots | des ouvriers en étoffes. La Sicile qtu