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font foïbles, elle eft toujours libre dans les fonges,
■ où les difpofitions du cerveau qui la portent à de
certaines choies font toujours très-foibles. Si l’on
dit que c’eft qu’il ne fe préfente à elle que d’une forte
de penfée qui n’offrent point matière de délibération
; je prends un longe où l’on délibéré fi l’on tuera
fon ami, ou fi l ’on ne le tuera pas, ce qui ne peut
être produit que par des dii’pofitions matérielles du
cerveau quifoient contraires; & en ce cas il paroît
que, félon les principes de l’opinion commune, Taine
devroit être libre.
Je fuppofe qu’on fe réveille lorfqu’on étoit réfolu
à tuer ton ami, & que dès qu’on eft réveillé on ne
le veut plus tuer ; tout le changement qui arrive
dans le cerveau, c’eft qu’il fe remplit d’efprits, que
les nerfs fe tendent : il faut voir comment cela produit
la liberté. La difpofition matérielle du cerveau
qui me portoit en fonge à tuer mon ami, étoit plus
forte que l’autre. Je dis, ou le changement qui arriv
e à mon cerveau fortifie également toutes les deux,
& elles demeurent dans la même difpofition où
elles étoient ; Tune reliant, par exemple, trois'fois
plus forte que l’autre ; & vous ne fauriez concevoir
pourquoi l ’ame eft libre, quand Tune de ces difpofi-
tions a dix degrés de force, & l’autre trente, &
pourquoi elle n’eft pas libre quand Tune de ces dif-
pofitions n’a qu’un degré de force, & l’autre trois.
. Si ce changement du cerveau n’a fortifié que Tune
de ces difpolitions, il faut, pour établir la liberté,
que ce foit celle contre laquelle je me détermine,
c ’eft-à-dire, celle qui me portoit à vouloir tuer mon
ami ; & alors vous ne fauriez concevoir pourquoi
la force qui furvient à cette difpofition vicieufe eft
néceftàire, pour faire que je puiffe me déterminer
en faveur de la difpofition vertueufe qui demeure la
même; ce changement paroît plutôt un obftacle à
la liberté. Enfin, s’il fortifie une difpofition plus que
l ’autre, il faut encore que ce foit la difpofition vicieufe
; & vous ne fauriez concevoir non plus pourquoi
la force qui lui furvient eft néceffaire pour faire
que Tune puiffe faire embraffer l’autre qui eft toujours
plus foible, quoique plus forte qu’auparavant.
Si Ton dit que ce qui empêche pendant le fommeil
la liberté de Tame, c’eft que les penfées ne fe préfen-
tent pas à elle avec affez de netteté & de diftin-
Clion; je réponds que le défaut de netteté & de dif-
tinâion dans les penfées, peut feulement empêcher
Tame de fe déterminer avec affez de connoiffance ;
mais qu’il ne la peut empêcher de fe déterminer li-'
brement, & qu’il ne doit pas ôter la liberté, mais
feulement le mérite ou le démérite de la réfolution
qu’on prend. L’obfcurité & la confufion des penfées
fait que Tame ne fait pas affez furquoi elle délibéré ;
mais elle ne fait pas que Tame foit entraînée néeef-
fairement à un parti, autrement fi Tame étoit nécef-
•fairement entraînée, ce feroit fans doute par celles
de fes idées obfcures & confufes qui le feroient le
moins ; & je demanderois, pourquoi le plus de netteté
& de diftinôion dans les penfées la détermineroit
néceffairement pendant que Ton dort, & non pas
pendant qiie Ton veille ; & je ferois revenir tous les
raifonnemens que j’ai laits fur les difpolitions matérielles.
Reprenons maintenanr l’objeffiion par parties.
J’accorde d’abord les trois principes que pofe l’ob-
jeclion. Cela pofé, voyons quel argument on peut
faire contre la liberté. Ou Tame, nous d it-on, fe
peut abfolument déterminer dans l’équilibre des dif-
pofitions du cerveau à choifir entre les penfées ver-
tueufes & les penfées vicieufes , ou elle ne peut abfolument
fe déterminer dans cet équilibre. Si elle
peut fe déterminer ; elle a en elle-même le pouvoir
de. fe déterminer. Jufqu’ici il n’y a point de difficulté ;
Jïtais d’en conclure que le pouvoir qu’a Tame de fe déterminer
eft indépendant des difpolitions du cerveauij
c’eft ce quin’eft pas exactement vrai. Si vous ne voulez
dire par-là que ce qu’on entend ordinairement, fa-
voir que la liberté ne réfide pas dans le corps, mais feu-
iementque Tame en eft le fiege, la fource & l’origine,
je n’aurai fur cela aucune dilpute avec vous ; mais li
vous voulez en inférer que, quelles que foient les
difpofitions matérielles du cerveau, Tame aura toujours
le pouvoir de fe déterminer au choix qui lui
plaira ; c’éft ce que je vous nierai. La raifon en eft,
que l’ame'pour fe déterminer librement, doit néceffairement
exercer toutes fes fondions , & que pour
les exercer, elle a befoin d’un corps prêt à obéir à
tous fes commandemens, de même qu’un joueur de
luth, doit avoir un luth dont toutes les cordes foient
tendues & accordées, pour jouer les airs a vec jufteffe :
or il peut fort bien fe faire que les difpolitions matérielles
du cerveau foient telles que Tame ne puiffe
exercer toutes fes fondions , ni par conféquent fa
liberté : car la /iéerréconlifte dans le pouvoir qu’on a
de fixer fes idées, d’en rappeller d’autres pour les
comparer enlemble, de diriger le mouvement de fes
efprits, de les arrêter dans l’état où ils doivent être
pour empêcher qu’une idée ne s’échappe, de s’oppo-
fer au torrent des autres efprits qui viendroient à la
traverfe imprimer à Tame malgré elle d’autres idées.
Or le cerveau eft quelquefois tellement difpofé, que
ce pouvoir manque ablôlument à Tame, comme cela
fe voit dans les enfans, dans ceux qui rêvent, &c.
Pofons un vaifîeau mal fabriqué , un gouvernail
mal-fait, le pilote avec tout fon art, ne pourra
point le conduire comme il fouhaite : de même aulîi
un corps mal formé, un tempérament dépravé produira
des adions déréglées. L’efprit humain ne pourra
pas plus apporter de remede à ce déréglement
pour le corriger, qu’un pilote au défordre du mou-,
vement de fon vaiffeau.
Mais enfin, direz-vous, le pouvoir queTame a de fe
déterminer, eft-il abfolument dépendant des difpofitions
du cerveau, ou ne l’eft-il pas ? Si vous dites que
ce pouvoir de Tame eft abfolument dépendant des
difpofitions du cerveau, vous direz auffi que Tame ne
1e déterminera jamais, fi Tune des difpofitions du cerveau
ne vient à l’emporter fur l’autre, & qu’elle fe dé-;
terminera néceffairement pour celle qui l’emportera.’
Si au contraire vous fuppolez que ce pouvoir eft indépendant
des difpofitions du cerveau, vous devez re-
connoître pour libres les penfées des enfans, de ceux
qui rêvent, &c. Je réponds que le pouvoir quel’ame a
de fe déterminer eft quelquefois dépendant des difpofitions
du cerveau,& d’autres fois indépendant. Il eft
dépendant toutes les fois que le cerveau qui fert à
Tame d’organe & d’inftrument pour exercer fes fondions
, n’eft pas bien difpofé ; alors les relions de’
la machine étant détraqués, Tame eft entraînée fans
pouvoir exercer fa liberté. Mais le pouvoir de fe déterminer
eft indépendant des difpofitions matérielles
du cerveau, lorfque ces difpofitions-font modérées,’
que le cerveau eft plein d’efprits, & que les nerfs
lont tendus. La liberté fera d’autant plus parfaite que
l’organe du cerveau fera mieux conftitué, & que
fes difpofitions feront plus modérées. Je ne faurois'
vous marquer quelles font les bornes au-delà def-
quelles s’évanouit la liberté. Tout ce que je fais,'
e’eft que le pouvoir de fe déterminer fera abfolument
indépendant des difpofitions du cerveau, routes les
fois que le cerveau fera plein d’efprits, que fes fibres'
feront fermes, qu’elles feront tendues, & que les
refforts de la machine ne feront point démontés, ni
par les accidens, ni par les maladies. Le principe,
dites-vous, n’eft pas uniforme dans Tame. Il eft
bien plus conforme à la Philofophie de fuppofer Tame
ou toujours libre ou toujours efclave. Et moi, je
dis que l’expérience effila feule vraie Phyfique. Or
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que nous dit-elle cette expérience? Elle nous dit
que nousfommes quelquefois emportés malgrénous ;
d’où je conclus, donc nous fommes quelquefois maîtres
de nous; la maladie prouve la fanté, & la //-
berté eft la fanté de Tame. Voye^ dans le deuxieme
difeours fur la liberté ce raifonnement paré & embelli
par M. de Voltaire de toutes les grâces de la
Poéfiei
La liberté , dis-tu, t'efl quelquefois ravie :
Dieu te la devoit-il immuable, infinie ,
Egale en tout état, en tout tems, en tout lieu ?
Tes defiins font d'un homme, & tes voeux font £ un
Dieu.
Quoi l dans cet océan , cet atome qui nage
Dira : L'immenfité doit être mo,n partage.
Non, tout eft foible en toi , changeant, & limité;
Ta force., ton efprit, tes membres , ta beauté.
La nature,, en tout fens , a des, bornes prefçrites ;
E t le pouvoir humain feroit feulfans limites ?
Mais , dis-moi : quand ton coeur formé de pafifions
Se rend, malgré lui-même, à leurs imprejfions,
Q u il fent dansfes combats fa liberté vaincue,
Tu l'avais donc en toi, puifque tu Las perdue.
Une fièvre brûlante attaquant tes refiorts ,
Vient a pas inégaux miner ton foible, corps.
Mais quoi /‘par ce danger, répandu fur ta vie ,
Ta fanté pour jamais neft point anéantie,
On te voit revenir des portes de la mort ,
Plus ferme, plus content, plus tempérant, plus fort.
Connois mieux l'heureux don , que ton chagrin reclame
,
La liberté ; dans Lhomme, eft ta famé de Lame.
On la perd quelquefois. La f o if de la grandeur ,
La colere , L orgueil, un amour fuborneur ,
D'un defir curieux les trompeufes faillies;
Hélas 1 combien le coeur a-t-il de maladits l
Si un poids de cinq livres, dites-vous, pouvoit
n’être pas emporté par un poids, de f ix , il ne le feroit
pas non plus par un poids de mille. Ainfi, fi
l’ame réfifte à une difpofition matérielle du cerveau
qui la porte à un choix vicieux , & q u i, quoique
pourtant modérée, eft plus forte que la difpofition
matérielle à la vertu ; il faut que Tame réfifte à cette
même difpofition matérielle du v ic e , quand elle
fera infiniment aju-deffus de l’autre. Je réponds qu’il
ne s’enfuit nullement que Tame puiffe réfifter à une
difpofition matérielle du v ic e , quand elle fera infiniment
au-deffus de la difpofition matérielle à la
v ertu , précifément parce qu’elle aura réfifté à cette
même difpofition matérielle du v ic e , quand elle
étoit un peu plus forte que l’autre. Quand de deux
difpofitions contraires , qui font dans le cerveau ,
Tune eft infiniment plus forte que l ’autre , il peut
fe faire que dans cet état , le mouvement naturel
des efprits foit trop v iolent, & q u e par conféquent
la force de Tame n’ait nulle proportion avec celle
de ces efprits qui l’emportent néceffairement. Quoique
le principe par lequel je me détermine foit indépendant
des difpofitions du cerveau , puifqu’il réfide
dans mon ame , on peut dire néanmoins qu’il les
fuppofe comme une condition, fans laquelle il de-
viendroit inutile. Le pouvoir de fe déterminer n’eft
pas plus dépendant des difpofitions du cerveau, que
le pouvoir de peindre , de graver & d’écrire ; Tart
du pinceau, du burin & de la plume ; & de même
qu’on ne peut bien écrire , bien graver & bien
peindre, fi Ton n’a une bonne plume, un bon burin
& un pincéau ; ainfi , Ton ne peut agir avec liberté
, à moins que le cerveau ne foit bien •conftitué.
Mais auffi de même que le pouvoir d’écrire,
de graver & de peindre eft abfolument indépendant
de la plume, du burin & du pinceau ; le pouvoir
de fe déterminer ne l’eft pas moins des difpofi-
tîoils du cerveau.
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On convient, dira-t-on, que Tame dépend abfolument
des difpofitions du cerveau fur ce qui regarde
le plus ou le moins d’efprit ; cependant, . fi fur
la vertu & fur le v ic e , les difpofitions du cerveau
ne déterminent Tame , que lorfqu’elles font extrêmes
, & qu’elles luilaiffent la liberté lorfqu’elles font
modérées: enforte qu’on peut avoir beaucoup de
v ertu , malgré une difpofition médiocre au v ic e , il
devroit être auffi qu’on peut avoir beaucoup d’efprit
malgré une difpofition médiocre à la ftupidité.
J’avoue que je ne fens pas affez le fin de ce raifonnement.
Je ne faurois concevoir, pourquoi, pouvant
avoir beaucoup de vertu malgré une difpofition
médiocre au v ic e , je pourrois auffi avoir beaucoup
d’efprit malgré une difpofition médiocre à là
ftupidité. Le plus ou le moins d’efprit dépend du
plus ou du moins de délicateffe des organes : il
eonfifte dans une certaine conformation du cerveau,
dans une heureufe difpofition des fibres. Toutes
ces chofes n’étant nullement foumifes au choix de
ma volonté , il ne dépend pas de nioi de me mettre
en état d’avoir , fi je veux , beaucoup de difeerne-r
ment & de pénétration. Mais la vertu & le vice
dépendent de ma volonté ; je ne nierai pourtant pas
que le tempérament n’y contribue beaucoup , ôc
ordinairement on fe fie plus à une vertu qui eft naturelle
& qui a fa fource dans le fang , qu’à celle
qui eft un pur effet de la raifon, & qu’on a acquife
à force de foins.
Je fuppofe , continue-1-on , qu’on fe réveille ,
lorfqu’on étoit réfolii à tuer fon ami, & que dès
qu’on eft réveillé, on ne veut plus le tuer. La difpofition
matérielle du cerveau qui me portoit en
îonge à vouloir tuer mon ami, étoit plus forte que
l’autre. Je dis, ou le changement qui arrive à mon
cerveau.fortifie également toutes les deux, ou elles
demeurent dans la même difpofition où elles étoient,
l’une reliant p. ex. trois fois plus forte que l’autre.
Vous ne fauriez concevoir pourquoi Tame eft libre
, quand Tune de ces difpofitions a dix degrés de
force, & l’autre trente ; & pourquoi elle n’eft pas
libre quand Tune de ces difpofitions n’a qu’un degré
de force, & l’autre que trois. Cette objeâion
n’a de force , que parce qu’on ne démêle pas affez
exactement les différences qui fe trouvent entre l’é^
tat de veille & celui du fommeil. Si je ne fuis pas
libre dans le fommeil, ce n’eft pas, comme le fuppofe
l’obje&ion, parce que la difpofition matérielle
du cerveau, qui me porte à tuer mon ami, eft trois
fois plus forte que l’autre. Le défaut de liberté
vient du défaut d’efprit & du relâchement des nerfs.
Mais que le cerveau foit une fois rempli d’efprits ,
& que les nerfs foient tendus, je ferai toujours également
libre, foit que l’une de ces difpofitions ait dix
degrés de force, & l’autre trente ; foit que Tune de
ces difpofitions n’ait qu’un degré de force, & l’autre
que trois. Si vous en voulez favoir la raifon,
c’eft que le pouvoir qui eft dans Tame de fe déterminer
eft abfolument indépendant des difpofitions
du cerveau , pourvu que le cerveau foit bien conftitué,
qu’il foit rempli d’efprits & que les nerfs foient
tendus.
L’aCfion des efprits: dépend de trois chofes , de
la nature du cerveau fur lequel ils agiffenf, de-leur
nature particulière & de la quantité^ ou de la détermination
de leur mouvement. De ces trois chofes
, il n’y a précifément que la derniere dont Tame
puiffe être maîtreffe. Il faut dône que le pouvoir
feul de mouvoir les efprits fuffife pour la liberté. Or,
i° . dites-vous, fi le pouvoir de diriger le mouvez
ment des efprits fuffit pour là liberté, les enfans doi1
vent être libres , puifque leur ame doit avoir ce
pouvoir. 2°. Pourquoi l’arae des fous ne feroit-elle
pas libre auffi ?' Elle peut encore diriger le mouvez