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n’a que peu de luxe eft un des pays les plus fertiles
de la terre, elle eft fous un gouvernement modéré,
6c cependant elle n’eft ni riche ni peuplée.
Après avoir vû que les pallions qui infpirent le
luxe, 6c le luxe même, peuvent être avantageux à
la population & à la richefle des états , je ne vois
pas encore comment ce luxe & ces pallions doivent
être contraires aux moeurs. Je ne puis cependant
me diffimuler que dans quelques parties de l’uni-
yers, il y a des nations qui ont le plus grand commerce
6c le plus grand luxe, 6c qui perdent tous les
jours quelque chofe de leur population 6c de leurs
moeurs.
S’il y avoit des gouvernemens établis fur l’égalité
parfaite, fur l’uniformité de moeurs, de maniérés,
6c d’état entre tous les citoyens, tels qu’ont été à
peu près les gouvernemens de Sparte, de Crete, 6c
de quelques peuples qu’on nomme Sauvages, il eft
certain que le delir de s’enrichir n’y pourroit être
innocent. Quiconque y delireroit de rendre fa fortune
meilleure que celle de fes concitoyens, auroit
déjà celTé d’aimer les lois de fon pays & n’auroit plus
la vertu dans le coeur.
Mais dans nos gouvernemens modernes, oh la
conftitution de l’état 6c des lois civiles encouragent
6c aflurent les propriétés : dans nos grands états oit
il faut des richefles pour maintenir leur grandeur 6c
leur puiffance, il femble que quiconque travaille à
s’enrichir foit un homme utile à l’état, 6c que qui-
conque étant riche-veut jouir foit un homme raifon-
nable ; comment donc concevoir que des citoyens,
çn cherchant à s’enrichir & à jouir de leurs richeffes,
ruinent quelquefois l’état & perdent les moeurs ?
Il faut pour réfoudre cette difficulté fe rappeller
les objets principaux des gouvernemens.
Ils doivent aflurer les propriétés de chaque ci-
toyen : mais comme ils doivent avoir pour but la
confervation du to u t , les avantages du plus grand
nombre, en maintenant, en excitant même dans les
citoyens l’amour de la propriété, le defir d’augmenter
fes propriétés 6c celui d’en jouir ; ils doivent y
entretenir, y exciter l’efprit de communauté, l’efprit
patriotique ; ils doivent avoir attention à la maniéré
dont les citoyens veulent s’enrichir 6c à celle dont
ils peuvent jouir ; il faut que les moyens de s’enrichir
contribuent à la richefle de l’état, 6c que la
maniéré de jouir foit encore utile à l’état ; chaque
propriété doit fervir à la communauté; le bien-être
d’aucun ordre de citoyens ne doit être facrifié au
bien-être de l’autre ; enfin le luxe & les*paffions qui
mènent au luxe doivent être fubordonnés à l’efprit
de communauté, aux biens de la communauté.
Les pallions qui mènent au luxe ne font pas les
feules néceflaires dans les citoyens ; elfos doivent
s ’allier à d’autres, à l’ambition, à l’amour de la
gloire, à l’honneur.
Il faut que toutes ces pallions foient fubordon-
nées à l’efprit de communauté ; lui feul les maintient
dans l ’ordre, fans lui elles porteroient à de fréquentes
injuftices 6c feroient des ravages.
Il faut qu’aucune de ces pallions ne détruife les
autres, 6c que toutes fe balancent ; fi le luxe avoit
éteint ces pallions, il deviendroit vicieux 6c funefte,
& alors il ne fe rapporteroit plus à l’efprit de communauté
: mais il refte fubordonné à cet efprit, à
moins que l’adminiftration ne l’en ait rendu indépendant
, à moins que dans une nation où il y a des
richefles, de l’induftrie & du lu*:e, l’adminiftration
n’ait éteint i’efprit de communauté.
Enfin par - tout où je verrai le luxe v icieux, partout
où je verrai le defir des richefles & leur ufage
.contraire aux moeurs & au bien de .l’état, je dirai
que l’cfprit de communauté, cette bafé néceflaire
/ur laquelle doivent agir tous les reflbrts de la fociété
LUX
s’eft anéanti par les fautes du gouvernement, je
dirai que le luxe utile fous une bonne adminiftration,
ne devient dangereux que par l’ignorance ou la mau-
vaife volonté des adminiftrateurs , 6c j’examinerai
le.luxe dans les nations où l’ordre eft en vigueur,
6c dans celles où il s’eft affoibli.
Je vois d’abord l’agriculture abandonnée en Italie
fous les premiers empereurs, 6c toutes les provinces
de ce centre de l’empire romain couvertes de parcs,
de maifons de campagne,de bois plantés, de grands
chemins, 6c je me dis qu’avant la perte de la liberté
& .le renversement de la conftitution de l’état, les
principaux fénateurs, dévorés de l’amour de la patrie
, 6c occupés du foin d’en augmenter la force 6c
la population, n’auroient point acheté le patrimoine
de l’agriculteur pour en faire un objet de luxe, 6c
n’auroient point converti leurs fermes utiles en maifons
de plaifance : je fuis même afl'uré que fi les
campagnes d’Italie n’avoient pas été partagées plu-
fieurs fois entre les foldats des partis de Sylla , de
Céfar 6c d’Augufte qui négligeoient de les cultiver,
l’Italie même tous les empereurs, auroit confervé
plus long-tems fon agriculture.
Je porte mes yeux fur des royaumes où régné le
plus grand luxe, 6c où les campagnes deviennent
des deferts ; mais avant d’attribuer ce malheur au
luxe des villes; je me demande quelle a été la conduite
des adminiftrateurs de ces royaumes ; & je
vois de cette conduite naître la dépopulation attribuée
au luxe, j’en vois naître les abus du luxe
même.
Si dans ces pays on a furchargé d’impôts & de
corvées les habitans de la campagne ; fi l’abus d’une
autorité légitime les a tenus fouvent dans l’inquiétude
6c dans l’aviliflement ; fi des monopoles ont
arrêté le débit de leurs denrées; fi on a fait ces
fautes & d’autres dont je ne veux point parler, une
partie des habitans des campagnes a dû les abandonner
pour chercher la fubfiftance dans les villes ;
ces malheureux y ont trouvé le luxe, & en fe con-
faerant à fon fervice, ils ont pu vivre dans leur patrie.
Le luxe en occupant dans les villes les habitans
de la campagne n’a fait que retarder la dépopulation
de l’état, je dis retarder 6c non empêcher, parce
que les mariages font rares dans des campagnes mi-
férables, 6c plus rares encore parmi l’efpece d ’hommes
qui fe réfugient de la campagne dans les villes :
ils arrivent pour apprendre à travailler aux arts de
luxe, & i l leur faut un tems eonfidérable avant qu’ils
fe foient mis en état d’aflurer par leur travail la fub-
fiftanee d’une famille, ils Iaiflent paffer les momens
où la nature follicite fortement à l’union des deux
fexes, & le libertinage vient encore les détourner
d’une union légitime. Ceux qui prennent le parti de
fe donner un maître font toujours dans une fituation
incertaine, ils n’ont ni le tems ni la volonté de fe
marier; mais fi quelqu’un d’eux fait un établifle-
ment, il en a l’obligation au luxe & à la prodigalité
de l’homme opulent.
L’oppreffion des campagnes fuffit pour avoir établi
l’extrême inégalité des richefles dont on attribue
l’origine au luxe, quoique lui feul au contraire puiffe
rétablir une forte d’équilibre entre les fortunes : le
payfan opprimé ceffe d’être propriétaire, il vend le
champ de fes peres au maître qu’il s’eft donné, Sc
tous les biens de l’état paffent infenfiblement dans
un plus petit nombre de mains.
Dans un pays où le gouvernement tombe dans
de fi grandes erreurs , il ne faut pas de luxe pour
éteindre l’amour de la patrie ou la faire haïr au citoyen
malheureux, on apprend aux autres qu’elle
eft indifférente pour ceux qui la conduifent, & c ’eft
affez pour que perfonne ne l ’aime plus avec paf-
fion.
LUX
11 y à des pays où le gouvernement a pris ertcôfë
d’autres moyens pour augmenter l’inégalité des ri-
cheffes, & dans lefquels on a donné ; on a continué
des privilèges exclufifs aux entrepreneurs de plu-
fieurs manufactures, à quelques citoyens pour faire
valoir des colonies, 6c a quelques compagnies pour
faire feuls un riche commerce. Dans d’autres pays,
^jCes fail*es a Ajoute celle de rendre lucratives à
l’excès les charges de finance qu’il falloir honorer...
On a par tous ces moyens donné naiffance à des
fortunes odieufes & rapides : fi les hommes favorite5
qui les ont; faites n’avoient pas habité la .capitale
avant d’être riches; ils y feroient venus depuis
comme au centre du pouvoir 6c des plaifirs, il ne
leur refte à deftrer que du crédit & des jouiffances,
& c’eft dans la capitale qu’ils viennent les chercher :
défaut voir ce que doit produire la réunion de tant
d’hommes opulens dans le même lieu.
Les hommes dans la fociété.fe comparent continuellement
les uns aux antres, ils tentent fans ceffe
a établir dans.leur propre opinion, & enfuite dans
celle des autres, l’idée de leur fupériorité: cette
rivalité devient plus vive entre les hommes qui ont
un mérité du meme genre ; or il n’y a qu’un gôuver1
nement qui ait rendu , comme celui de Sparte, les
richefles inutiles ,:OÙ Ie$hommes puiffent ne pas fe
faire un mérite de leurs richefles; dès qu’ils s’en font
un mérite, ils doivent faire des efforts pour paroître
riches ; il doit donc s ’introduire dans toutesles conditions
une dépenfe exceffive. pour la fortune de
chaque particulier, 6c un luxe qu’on appelle de bien-
feance • fans un immenfe fuperflu chaque condition
fe croit miférable.
Il faut obferver que dans prefque toute l’Europe
l’émulation de paroître riche, & la confidération pour
les richefles ont du s’introduire indépendamment
des caufes fi naturelles dont je.viens de parler ; dans
les tems de barbarie où le. commerce étoit ignoré,
& où des manufactures groffieres. n’enrichiffoient
pas les fabriquans, il n’y avoir de richefles que les
fonds de terre , les feub hommes opulens étoient les
grands propriétaires ; Ôr ces grands propriétaires
étoient d esfeigneurs de fiefs. Les lois des fiefs, le
droit de. pofféder feuls certains biens maintenoient
les richeffes entre les mains des nobles; mais les. :
progrès'du commerce, dé l’induftrie 6c du luxe ayant
créé , pour ainfi dire , un nouveau genre de richeffes
qui furent le,partage du roturier, le peuple accoû-
tumé'à refpeàer l’opulence dans fes fupérieurs , la
refpefta dans fes égaux: c e u x -c i crurent s’égaler
aux grands en imitant leur fafte; les grands crurent
voir tomber l ’hiérarchie qui les élevoit au-deffus
du peuple, ils augmentèrent leur dépenfe pour con-
ferver leurs diftinftions, c’eft alors que le luxe de
bienfeance devint onéreux pour tous les états 6c
dangereux pouf les moeurs. Cette fituation des hom-
mes fit degenerer 1 envie de s’enrichir en exceflîvê
cilpidité ; elle devint dans quelques pays la paffion
dominante, & fit taire les pallions nobles qui ne
dévoient point la détruire mais lui commander.
Quand l’extrême cupidité remue tous les coeurs
les enthoufialmes vertueux difparoiffent, cette extrême
cupidité ne va point fans l’efprit de propriété
le plus excelîif, l’ame s’éteint alors, car elle s’éteint
quand elle fe concentre.
Le gouvernement embarraffé ne peut plus réeom-
penfer que par des fommes immenfes ceux qu’il
récompenfoit par de légères marques d’honneur,
Les impôts multipliés le multiplient encore 6c
pefent fur les fonds de terre & fur l’induftrie nécef-
faire, qu’il eft plus aifé de taxer que le luxe, foit que
par fes continuelles viciffitudes il échappe au gouvernement,
foit que les hommes les plus riches
ayent le crédit de s’affranchir des impôts, il eft mo-
Tome IX . " *
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faleiftent impofiible qu’ils n’ayent pas plus de crédi^
qu’ils ne devroient en avoir; plus leurs fortunes font
fondées fur.des abus & ont été exceffives & rapides»
plus ils ont befoin de crédit 6c de moyens-d’en ob^-
tenir. Ils cherchent & réuffiffent à corrompre ceux
qui font faits pour les réprimer.
Dans une république-, ils tentent les. magjftrats
les adminiftrateurs : dans, une monarchie, ils pré^
fentent des plaifirs & des richeffes à cette nobleffe»
depofitairede l’efprit national & des moeurs, comme
les corps de magiftrature font les dépofitaires des
lois.
Un des effets du crédit des hommes riches qiianct
les richefles font inégalèmenc partagées, un effet de
1 ufage fallu eux des richeffes, un effet du befoin
qu on a des hommes riches , de l’autorité qu’ils prennent
, des agrémens de leur fociété, c’eft la conffu-
fion des rangs dont j’ai déjà dit un mot ; alors fe pendent
le tpn, là décence, les.diftinftionsrie chaque
état, qm fervent plus qu’on ne. penfe à conferver
1 efprit de chaque état; quand on ne tient.plus aux
marques de fon rang, on n’eft plus attaché à l’ordre
général; c’eft quand on ne veut pas remplir les devoirs
de fon état, qu’on néglige un extérieur, urt
ton, des manières qui rappelleroient l’idée de ces
devoirs aux autres & à foi-même. D ’ailleurs on ne
conduit le peuple ni par des raifonnemens, ni par*
des définitions ; il faut impofer à fes fens, & lui
annoncer par des marques diftin&ives fon fouVe*
rain, les grands, les magiftrats, les miniftresde la
religion; il faut que leur extérieur annonce la puifi
fance, la bonté, la gravité, la fainreté, ce qu’eft ou
ce que doit être un homme d’une certaine clafle
le citoyen revêtu d’une certaine dignité; par con-
fequent l emploi des richefles qui donneroit au ma-
giftrat l’équipage d’un j,eune feigneur, l’attirail de
la mollefle & la parure affe&ée au guerrier , l’air
de la diffipation au prêtre, le cortegede la grandeur1
au Ample citoyen , affoibliroit néceflairement dans
le peuple l’impreffion c/ue doit faire fur lui la pré-
fence des hommes deftinés à le conduire, & avec
les bienféances de chaque état, on verroit s’effacer
jnfqu’à la moindre trace de l’ordre général, rien ne
pourroit rappeller les riches à des devoirs, & tout
les avertiroit de jouir,
! II eft moralement nécèflaife que ÎVfage dés ri-
cheffes foit contraire au bon ordre 6c aux moeurs.
Quand les richeffes font acquifes fans travail où
par des abus , les nouveaux riches fe donnent
promptement la jouiflançe d’une fortune rapide, &■
d’abord s ’accoutument à l’inariion & au befoin
des diffipations frivoles .-.odieux à la plupart de
leurs concitoyens, auxquels ils ont été injuftement
préférés » aux fortunes defquels ils ont été des ob-
ftacles, ils ne cherchent point à obtenir d’eux ce
qu’ils ne pourroient en etpérer, l ’eftime & la bienveillance;
ce font fur-tout les fortunes des monopoleurs
, des adminiftrateurs & receveurs des fonds
publics qui font les plus odieufes, 6c par conféquent
celles dont on eft le plus tenté d’abufer. Après avoir
ïaerifié la vertu 6c la réputation de probité aux de-
firs de s’enrichir, on ne s ’avife guère de faire de fes
richeffes un ufage vertueux, on cherche à couvrir
fous le fafte 6c les décorations du luxe, l ’origine de
fa famille & celle de fa fortune, on cherche à perdre'
dans les plaifirs le fouvenir de ce qu’on a fait 6c de
ce qu’on a été.
Sous les premiers empereurs, des hommes d’une
autre clafle.que ceux dont je viens de parler , étoient
raflemblés dans Rome où iis venoient apporter les dépouilles
des provinces aflîijetties ; les patriciens fo
luccedoient dans les gouvernemens de ces provinces
beaucoup même ne les habitoient pas, 6c fe conten-
toient d’y faire quelques voyages ; le quefteu-r pilloit