» me aujourd’hui l’on découvre chaque jour de nou-
» velles eipeces qui a voient échappé julqu’ici à tou-
» tes nos obfcrvations, qu’on penl'e combien il dut
»> s’cn dérober à des hommes qui ne jugeoient des
» chofes que fur le premier afpeèt ? Quant aux claffcs
» primitives & aux notions les plus générales, il
» cft fuperflu d’ajouter qu’elles durent leur échapper
» encore comment, par exemple, auroient-ils ima-
» giné ou entendu les mots de matière, à'efprit, de
» fubjlance, de mode, d £ figure, de mouvement, puif-
» que nos philofophes qui s’en fervent depuis li
» long-tems ont bien de la peine à les entendre eux-
» mêmes, 8c que les idées qu’on attache à ces mots
» étant purement métaphy fiques, ils n’en trou voient
» aucun modèle dans la nature ? »
Après s’être étendu, comme on vient de le vo ir ,
fur les premiers obftacles qui s’oppofent à l’inftitu-
tion conventionnelle des langues, M. Rouffeau fe
fait un terme de comparaifon de l’invention des leuls
fubftantifs pbyfiques, qui font la partie de la langue
la plus facile à trouver pour juger du chemin qui lui
relie à faire jufqu’au terme oir elle pourra exprimer
toutes les penfées des hommes, prendre une forme
confiante, être parlée en public, 8c influer fur la fo-
ciété : il invite le lefteur à réfléchir fur ce qu il a
fallu de tems & de connoiffances pour trouverles
nombres qui fuppofent les méditations philofophi-
ques les plus profondes & l ’abflraûion la plus méta-
phyfique, la plus pénible, 6c la moins naturelle; les
autres mots abftraits, les aoriftes 8c tous les tems des
verbes, les particules, la fyntaxe; lier les propofi-
tions, les raifonnemens, & former toute la logique
du difcours : après quoi voici comme il conclut ;
» Quant à moi, effrayé des difficultés qui fe multi-
» plient, 8c convaincu de l’impoflibilité prefque dé-
» montrée que les langues aient pu naître & s’établir
» par des moyens purement humains ; je laiffe à qui
» voudra l’entreprendre, la difcuflïon de ce difficile
» problème, lequel a été le plus nécejfaire, de lafociete
» déjà liée , à l'inftitution des langues ; ou des langues
» déjà inventées, à l'èiablijfement de lafocieté ».
Il étoit difficile d’cxpol'er plus nettement l’impof-
fibilité qu’il y a à déduire l’origine des langues, de
l’hypothèfe révoltante de l ’homme fuppofé fauvage
dans les premiers jours du monde ; & pour en faire
voir l’abiiirdité, il m’a paru important de ne rien
perdre des aveux d’un philofophe qui 1 a adopte
pour y fonder l’inégalité des conditions, 8c qui malgré
la pénétration 8c la fubtilité qu’on lui connoît,
n’a pu tirer de ce principe chimérique tout l’avantage
qu’il s’en étoit promis, ni peut-etre meme celui
qu’il croit en avoir tiré.
Qu’il me foit permis de m’arrêter un inftant fur
ces derniers mots. Le philofophe de Geneve a bien
fenti que l’inégalité des conditions étoit une fuite
néceflaire de l’établiffement de la fociété ; que l’éta-
bliffement de la focicté & l’inftitution du langage fe
fuppofoient refpeâivement, puifqu’il regarde comme
un problème difficile, de difeuter lequel des deux
a été pour l’autre d’une néceffité antécédente plus
confidérable. Que ne faifoit-il encore quelques pas?
Ayant vu d’une maniéré démonftrative que les langues
ne peuvent tenir à l’hypothèfe de l’homme né
fauvage, ni s’être établies par des moyens purement
humains; que ne concluoit-il la même choie de 1<^
fociété ? que n’abandonnoit - il entièrement fon hy-
pothèfe, comme auffi incapable d’expliquer l’un que
l’autre ? d’ailleurs la fuppofition d’un fait que nous
favonspar le témoignage le plus fur, n’avoir point
été, loin d’être admiffible comme principe explicatif
de faits réels, ne doit être regardée que comme une
Action chimérique 8c propre à égarer.
Mais fuivons le Ample raifonnemenr. Une langue
c ft, fans contredit, la totalité des ufages propres à
une nation pour exprimer les penfées par la voix ;
& cette expreflion eft le véhicule de la communication
des penfées. Ainfi toute langue fuppofe une fociété
préexiftente, qui, comme locicté, aura eu be-
foin de cette communication, & qui, par des aétes
déjà réitérés, aura fondé les ufages qui conffituent
le corps de fa langue. D ’autre part une fociété formée
par les moyens humains que nous pouvons con-
noître , préfuppofe un moyen de communication
pour fixer d’abord les devoirs refpeétifs des aflociés,
& enfuite pour les mettre en état de les exiger les-
uns des autres. Que fuit-il de-là ? que f ii’on s’obffine
à vouloir fonder la première langue 8c la première
fociété par des voies humaines, il faut admettre
l’éternite du monde & des générations humaines,
& renoncer par conféquent à une première fociété
& à une première langue proprement dites : fenti-
ment abfurde en fo i, puilqu’il implique contradiction,
& démenti d’ailleurs par la droite raifon, 8c
par la foule accablante des témoignages de toute ef-
pece qui certifient la nouveauté du monde : Nulla
■ igitur in principio facta eji ejufmodi congregatio , nec
unquam fuifje homines in terrâ qui propter infantiatn
non loquerentur, intelliget , oui ratio non deefl. Lac-
tance. De vero cultu. cap. x . C ’eft que fi les hommes
commencent par exifter fans parler, jamais ils
ne parleront. Quand on fait quelques langues, on
pourroit aifement en inventer une autre : mais fi l’on
n’en fait aucune, on n’en faura jamais, à moins
qu’on n’entende parler quelqu’un. L’organe de la
parole eft un infiniment qui demeure oifif& inutile,
s’il n’eft mis en jeu par les impreffions de l’ouie ; per-
fonne n’ignore que c’eft la lurdité originelle qui tient
dans l’inaûion la bouche des muets de naiflance ; 8c
l’on fait par plus d’une expérience bien confiatée ,
que des hommes élevés par accident loin du commerce
de leurs femblables 8c dans le filence des forêts,
n’y a voient appris à prononcer aucun fon articulé
, qu’ils imitoient feulement les cris naturels des
animaux avec lefquels ils s’étoient trouvés en liai—
fon , 6c que tranlplantés dans notre fociété, ils
avoient eu bien de la peine à imiter le langage qu’ils
entendoient, 8c ne l’a voient jamais fait que très-imparfaitement.
Voye^ les notesJur le difcours de M. J. J.
Rouffeau fur l'origine & les fondemens de l'inégalité
parmi les hommes.
Hérodote raconte qu’un roi d’Egypte fit élever
deux enfans enfemble, mais dans le filence ; qu’une
chevre fut leur nourrice ; qu’au bout de deux ans
ils tendirent la main à celui qui étoit chargé de cette
éducation expérimentale,& lui direntbeccos, 6c que
le roi ayant fu que bek en langue phrygienne fignifie
pain, ii en conclut que le langage phrygien étoit
naturel, 8c que les Phrygiens étoient les plus anciens
peuples du monde, lib. II. cap. ij. Les Egyptiens ne
renoncèrent pas à leurs prétentions d’ancienneté ,
malgré cette décifion de leur prince, 6c ils firent
bien : il eft évident que ces enfans parloient comme
la chevre leur nourrice, que les Grecs nomment
/3»xh par onomatopée ou imitation du cri de cet animal
, 8c ce cri ne reffemble que par hafard au bek9
( pain ) des Phrygiens.
Si la conféquence que le roi d’Egypte tira de cette
obfervation, en étoit mal déduite, elle étoit encore
vicieule par la fuppofition d’un principe erronné qui
confiftoit à croire qu’il y eût une langue naturelle à
l’homme. C ’eft la penfee de ceux qui effrayés des
difficultés du fyftême que l’on vient d’examiner fur
l’origine des langues, ont cru ne devoir pas prononcer
que la première vînt miraculeufement de l’infpi-
ration de Dieu même.
Mais s’il y avoit une langue qui tînt à la nature
de l’homme, ne feroit-elle pas commune à tout le
genre humain, fans diftinétion de tems, de climats,
de
de gouyernemens, de religions, de moeurs t de-lumières
acquifes, de préjugés, ni d’aucunes des autres
caufes qui occafionnent les différences des langues?
Les muets de naiflance, que nous favons ne
l ’être que faute d’entendre, ne s’aviferoient-ils pas
du-moins de parler la langue naturelle, vu fur-tout
qu’elle ne feroit étouffée chez eux par aucun ufage
ni aucun préjugé contraire?
Ce qui eft vraiment naturel à l’homme, eft immuable
comme fon cflence: aujourd’hui comme dès
l’aurore du monde une pente feçrete mais invincible
met dans fon ame un defir confiant du bonheur ,
fuggere aux deux fexes cette çoncupifcence mutuelle
qui perpétue l’efpece, fait pàffer de générations en
générations cette averfionpoûr une entière folitude,
qui ne s’éteint jamais dans le coeur même de ceux
que la fagefle ou la religion a jettes dans la retraite.
Mais rapprochons-nous de notre objet: le langage
naturel de chaque efpece de brute, ne voyons-nous
pas qu’il eft inaltérable ? Depuis lé commencement
jufqu’à nos jours, on a par-tout entendu les lions
rugir, les taureaux mugir, les chevaux hennir, les
ânes braire, les chiens aboyer, les loups hurler, les
chats miauler, &c. ces mots mêmes formés dans
toutes les langues par onomatopée, font des témoignages
rendus à la diftinétion du langage de chaque
efpece, 8c à l’incorruptibilité, fi on peut le dire,
de chaque idiome fpécifique.
Je ne prétends pas infinuer au refte, que le langage
des animaux foit propre à peindre le précis
analytique de leurs penfées , ni qu’il faille leur accorder
une raifon comparable à la nôtre, comme
le penfoient Plutarque, Scxtus Empiricus. Porphyre,
8c comme l ’ont avancé quelques modernes, & en-
tr’autres Is. Voflius qui a pouffé l’indécence de fon
affertion jufqu’à trouver plus de raifon dans le langage
des animaux » ^ucs vulgb bruta creduntur, dit-il,
lib. de viribus rythmi. p. 66. Je m’en fuis expliqué
ailleurs. Voye{ I n t e r j e c t i o n . La parole nous eft
donnée pour exprimer les fentimens intérieurs de
notre ame, 8c les idées que nous avons des objets
extérieurs ; en forte que chacune des langues que
l’homme parle, fournit des expreffions au langage
du coeur 8c à celui de l’efprit. Le langage des animaux
paroît n’avoir pour objet que les fenfations
intérieures , 8c c ’eft pour cela qu’il eft invariable
comme leur manière de fentir, fi même l’invariabilité
de leur langage n’en eft la preuve. C ’eft la
même chofe parmi nous : nous ferons entendre partout
l ’état attuel de notre ame par nos interjetions,
parce que les fons que la nature nous d ite dans les
grands 8c premiers mouvemens de notre ame, font
les mêmes pour toutes les langues : nos ufages à cet
égard ne font point arbitraires, parce qu’ils font
naturels. Il en feroit de même du langage analytique
de l’efprit ; s’il étoit naturel, il feroit immuable 8c
unique.
Que refte-t-il donc à conclure, pour indiquer une
origine raifonnable au langage. L’hypothèfe de l’homme
fauvage, démentie par l’hiftoire authentique de
la Genèfe , ne peut d’ailleurs fournir aucun moyen
plaufible de former une première langue : la fuppo-
fer naturelle, eft une autre penfée inalliable avec
les procédés conftans 8c uniformes de la nature : c’eft
donc D ieu lui-même qui non-content de donner aux
deux premiers individus du genre humain la pré-
cieufe faculté de parler, la mit encore auffi-tôt en
plein exercice , en leur infpirant immédiatement
1 envie 8c l’art d’imaginer les mots 8c les tours né-
ceffaircs aux befoins de la fociété naiffante. C ’eft
a-peu-près ce que paroît en dire l ’auteur de l’ecclé-
fiaftique, X V I I . 5 . Conjîlium, & linguam, & oculos,
G* aures, & cor dédit illis excogitandi ; & difciplinâ
inttlleclûs explevit illos, Voilà bien exactement toiit
Tome IX t
ce qu’il faut pour juftifier mon opinion ; l’envie de
communiquer fa penfée, confilium; la faculté de le
faire , linguam ; des yeux pour reconnoître au loin
lés .objets envirônnans 8c fournis au domaine de
1 homme, afin de les diftingiier par leurs nom$,.oca-
los; des oreilles, afin de s’entendre mutuellement ,
fans quoi la communication dés penfées, 8c la tra-;
dition des ufages qui fervent à les exprimer, auroient!
cte impoflibles , aures ; l’art d’affujettir les mots aux;,
lois d’une certaine analogie, pour éviter la trop
grande multiplication des mots primitifs , 8c cependant
donner à chaque être fon ligne propre, cor cx-
cogitandi; enfin l’intelligence néceflaire pour diftin-
guer & nommer lés points cle'vue.abftrait^ les plus
effentiels, pour donner, à l’enfembie de Te locution
une forme auffi expreffive que chacune des parties!
de l’oràifon peut l’être en particulier , 8c pour retenir
le tout, difciplinâ intelleclus, Çettc doélririe fe
confirme par le texte de la Genèfe qui nous apprend
que ce fut Adarii lui-nieme qui fut .le ri.omenclateur
primitif des animaux, 8c qui nous le préfénte comme
occupé de ce foin fondamental, par. l’avis exprès SC
fous la direction du Créatcürfge/z. I î . fcj, zo.jFor
niatis igitur, Dorhinus Deus yde hunio cunclis animan•
tibus terra , & univerjîs volatilibus cæli3 adduxit ea ad
Adam , ut videra quid vocaret ea ; omne énirri quod vo-
cavit Adam animez viventis , ipfurn ejl nomen tjus ; ap*
pellavitque Adam nominibus J'uîs cuncla, animantia 6-
univerfa volatilia cteli, & omnes befiias terra. Avec
un témoignage fi refpeétable 8c fi bien établi de la
véritable origine 8c de la fociété Sc du langage,
comment fe trouve-t-il encore parmi no\is des hommes
quiofent interpréter loe.qvre de Dieu par les,
délires dé leur imagination, 8c fubftituer leurs penfées
aux documens que l’efjprit-faint lui-même nous,
a fait paffer ? Cependant à moins d’introduire lé.
pyrrhonifme hiftorique le plus ridicule 8c le plus!
lcandaleux tout-à-Ia-fois, le récit de Moïfe a droit,
de fubjuguer la croyance de tput homme raifonna-,
ble, plus qu’aucun autre hiftorien. II cft fi sûr de fos
dates, qu’il parle continuellement en homme qui
ne craint pas d’être démenti par aucun monument
antérieur, quelque court que puiffe être l’efpace qu’il
affigne ; 8c telle eft la condition gênante qu’il s’im-
pofe, lorfqu’il parle de la première multiplication
des langues; événement miraculeux qui mérite attention
, & fur lequel j’emprunterai les termes mêmes
de M. Plitche, Specl. de la nature, tom. V III.
part. I. pag. C) 6. & fuiv.
Art. II. Multiplication miraculeufe des langues^
« Moïfe tient tout le genre humain raffemblé fut
» l’Euphrate à la ville de Babel, 8c ne parlant qu’une
»même langue, environ huit cent ans avant lui.
» Toute fon hiftoire tomboit en poufliere devant
» deux inferiptions antérieures, en deux langues dif-
» férentes. Un homme qui agit avec cette confiance,
» trouvoit fans doute la prëuve 8c non la réfutation
» de fes dates dans les, monumens égyptiens qu’il
» connoiffoit parfaitement. C ’eft plutôt l’exaâtitudè
» de fon récit qui réfute par avance les fables pofté-^
» rieurement introduites dans les annales égyptien-
» nés.
» Ce point d’hiftoire eft important : confidérons-
» le par partiés, 8c regardons toujours à côté de
2» Moïfe, fi la nature 8c la fociété noiis offrent les
» veftiges 8c les preuves de ce qu’il avançe.
» Les enfans de Noé multipliés 8c màl-à-l’aifè daiîs
» les rochers de la Gordyenne oii l’àrché s’étoit ar-
» rêtée, pàflerent le Tigre, 8c choifireiit les, fertiles
» campagnes de Sinhar ou ScnnaHar, dans la baffe
» Méfopotamie, vers le confluent du Tigre 8c de
» l’Eüphraté, pour y établir leur féjour comme dans
» le pays le plus uni 8c le plus gras qu’ils connuffent.
» La néceffité de pourvoir aux befoins d’une énorme
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