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ment de fes. efprits. 30. L’a me ne devroit jamais
avoir.plus de facilité à diriger le mouvementée les'
efprits que pendant le fommeil, &C par confequent
elle ne devroit jamais être plus libre. Je réponds ,:
que le pouvoir.de diriger le. mouvement d,e ies efprits
neie tr.oùve ni dans les enfans , ni dans les
fous, ni dans ceux qui dorment. La nature du cer-
veau.des.enfans s’y oppofe. La fubftance en eft trop
tendre &c trop molle ; les fibres, en font trop délicates
, pour que leur ame puiffe fixer & arrêter à fon
gré les efprits qui doivent couler de toutes parts,
parce qu’ils trouvent par- tout un paffagë libre &
aifé. Dans les fous , le mouvement naturel.de leurs
efprits eft trop violent, pour que leur ame en foit
la maîtreffe. Dans cet état, ,1a force de l’àme n’a
nulle proportion avec celle des efprits qui l’emportent
néceffairement. Enfin, le fommeil ayant détendu
. la machine du corps , & en ayant amorti
tous les mouvemens, les efprits ne peuvent couler
librement. Vouloir que l’ame dans cet affoup.iffe-
ment, oit tous les fens font enchaînés , & oit tous
les refforts font relâchés , dirige à fon gré le mouvement
des efprits ; c’eft exiger qu’un joueur de lyre
fade refonner fous fon archet une lyre dont les
cordes font détendues.
Un des argumens les plus terribles qu’on ait jamais
oppofé contre [a liberté t eft l’impoflibilité d’accorder
avec elle la prefcience de Dieu. Il y a eu
des philofophes affez déterminés -pour dire que Dieu
peut très- bien ignorer l’avenir , à-peu-près s’il eft
permis de parler ainfi, comme un roi peut ignorer
ce que fait un générai à qui il aura donné la carte
blanche ; c’eft le fentiment des Sociniens.
D’autres foutiennent, que l’argument pris de la
certitude de la prefcience divine ne touche nullement
à la queftion de la liberté ; parce que la prefcience
, difent-ils, ne renferme point d’autr-e certitude
, que celle qui fe rencontreroit également dans
les chofes , encore qu’il n’y eut point de prefcience.
Tout ce qui exifte aujourd’hui exifte certainement
, & il étoit hier & de toute éternité aufli certainement
vrai qu’il exifteroit aujourd’hui, qu’il eft
maintenant certain qu’il exifte. Cette certitude d’é-
venement eft toujours la même, & la prefcience n’y
change rien. Elle eft par rapport aux chofes futures
, ce que la connoiflance eft aux chofes préfentes,
& la mémoire aux chofes paffées : or , l’une & l’autre
de ces connoiflances ne fuppofe. aucune néceffi-
té d’exifter dans la chofe ; mais feulement une certitude
d’évenement qui ne laifferoit pas d’être,quand
bien même ces connoiflances ne feroient pas. Juf-
qu’ici, tout eft intelligible. La difficulté eft & fera
toujours à expliquer, comment Dieu peut prévoir
les chofes futures , ce qui ne paroît pas poffible, à
moins de fuppofer une chaîne de caufes néceflaires;
nous pouvons cependant nous en faire quelque eft
pèce d’idée générale. Un homme d’efprit prévoit le
parti que prendra dans telle occafion un homme ,
dont il connoît le caraôere. A plus forte raifon Dieu,
dont la nature eft infiniment plus parfaite , peut-il
par la prévifion avoir une connoiflance beaucoup
plus certaine des évenemens librés. J’avoue que tout
cela me paroît très-hazardé, & que c’eft un aveu
plutôt qu’une foiution de la difficulté. J’avoue, enfin
, qu’on fait contre la liberté , d’excellentes objections
; mais on en fait d’aufli bonnes contre l’é-
xiftence de Dieu ; & comme malgré les difficultés
extrêmes ,‘ contre la création & contre la providence
, je crois néanmoins la providence & la création;
aufli je me crois libre, malgré les puiffantes
objeâions que l’on fera toujours contre cette mal-
heureufe liberté. Eh ! comrqenî ne la croirois-je pas?
Elle porte tous les caraâeres d’une première vérité.
Jamais opiniQn n’a été fi univerfeile dans le gen-
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re humainii C ’eft une vérité pour réclàirciffement
de laquellbdl n’eft-pas néceffaire d’approfondir les
raifonnemens des livres : c’eft ce que la nature crie;,
c’eft ceque.les bergers chantent fur.les montagnes,
les poètes fur les théâtres ; c’eft ce que les plus habiles
do&eurs enfeignent dans les chaires ; c’eft ce
qui fe répété & fe fuppofe dans toutes les conjonctures
de la vie. Le petit nombre de ceux q ui, par
affeflation de Angularité, ou par des réfléxions outrées
, ont voulu dire ou imaginer le contraire, ne
montrent-ils pas eux-mêmes par leur conduite , la
faufletéde leurs difeours ? Donnez-moi, dit l’illuf-
frê Ferielon , un homme qui fait le profond philofo-
phe, & qui nie le libre arbitre : je he disputerai
point contre lui : mais je le mettrai à'l’épreuve dans
les plus communes occafions de la v ie , pour le confondre
par lui-même. l Jè fuppofe que la femme de
cet homme lui foit infidelle, que fon fils' lui défo-
béit Si. le méprife ; que fon ami le trahit, que fon
domeftique le vole j je lui dirai, quand il fe plaindra
d’eux , ne favèz - vous pas qu’aucun d’eux n’a
tort, Si qu’ils ne font pas libres de faire autrement ?
Ils fon t, de votre a v eu , aufli invinciblement né-
ceflités à vouloir ce qu’ils veulent, qu’une pierre
l’eft à tomber, quand on ne la foutient pas. N’eft-
il donc pas certain que ce bifarre philofophe qui
ofe nier le libre arbitre dans l’école, le fuppofera
comme indubitable dans fa propre maifon, Si qu’il
ne fera pas moins implacable contre ces perfonnes,
que s’il avoit foutenu toute fa vie le dogme de la
plus grande liberté?
Vois.de la liberté cet ennemi mutin ,
Aveugle partifan d'un, aveugle dejiin.
Entends comme il confulte, approuve ou délibéré ,
Entends de quel reproche il couvre un adverfaire.
Vois comment d'un rival i l cherche a fe vanger ;
Comme il punit fon fils & le veut corriger.
I l le croyoit donc libre ? Oui, fans doute; & lui-même
Dément à chaque pas fon funefie fyférue.
I l mentoit à fon coeur, en voulant expliquer
Le dogme abfurde à croire , abfurde a pratiquer.
I l reconnaît en lui le fentiment qu'il brave ;
I l agit, Comme libre, & parle comme efclave.
M. Voltaire, 2.. difc.fur la liberté.
M. Bayle s’eft appliqué fur-tout k ruiner l’argu-«
ment-pris du fentiment v if que nous avons de notre
liberté. Voici fes raifons : « Difons aufli que le fenti-
» ment clair & net que nous avons des aâesde notre.
» volonté , ne peut pas faire difeerner A nous nous
» les donnons nous-mêmes , ou A nous les recevons
» de la même caufe qui nous donne l ’exiftence : il
» faut recourir à la réflexion pour faire ce difeerne-
» ment. Or je mets en fait que par des méditations
» purement philofophiques on ne peut jamais parve-
» nir à une certitude bien fondée que1 nous fommes
» la caufe efficiente de nos volitions ; car toute per-
» fonne qui examinera bien les chofes , connoîtra
» évidemment que A nous n’étions qu’un fujet pure-
» ment paflif à l’égard de la volonté , nous aurions
» les mêmes fentimens d’expérience que nous avons
» lorfque nous croyons être libres. Suppofez par
» plaifir que Dieu ait réglé de telle forte les lois de
» l’union de l’ame Si du corps, que toutes les moda-
» lités de l’ame foient liées néceffairement entr’elles
» avec l’interpoAtion des modalités du cerveau, vous
» comprendrez qu’il ne vous arrivera que ce que
» nous éprouvons ; il y aura dans notre ame la même
» fuite de penfées depuis la perception des objets des
» fens, qui eft la première démarche, jufqu’aux vo-
» litions les plus fixes, qui font la derniere démarche.
» Il y aura dans cette fuite le fentiment des idées ,
» celui des affirmations, celui des irréfolutions, celui
» des velléités, Si celui des voûtions ; car foit que
» l’aâ e
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» l ’afte de vouloir nous foit imprimé par une caufe
» extérieure , foit que nous le produifions nous-mê-
» mes, il fera également vrai que nous voulons, Si
» que nous fentons ce que nous voulons ; Si comme
» cette caufe extérieure peut mêler autant de plaifir
» qu’elle veut dans la volition qu’elle imprime, nous
» pourrions fentir quelquefois que les aftes de notre
» volonté nous plaifent infiniment.. . . Ne compre-
» nez - vous pas clairement qu’une girouette à qui
» l’on imprimeroit toujours tout-à-Ia-fois le mouve-
» ment vers un certain point de l’horifon , & l’envie
» de fe tourner de ce côté-là, feroit perfuadée qu’elle
» fe mouvroit d’elle-même pour exécuter les defirs
» qu’elle formeroit ? Je fuppofe qu’elle ne fauroit
» point qu’il y eût des vents , ni qu’une caufe exté-
» rieure fît changer tout-à-Ia-fois Si fa fituation Si
» fes defirs. Nous voilà naturellement dans cet état,
» &c ».
Tous ces raifonnemens de M. Bayle font fort
beaux, mais c’eft dommage qu’ils ne foient pas per-
fuafifs : ils confondent les nôtres ; Si cependant je
ne fais comment ils ne font aucune impreflion fur
nous. Hé bien, pourrois-je dire à M. Bayle, vous
dites que je ne fuis pas libre : votre propre fentiment
ne peut vous arracher cet aveu. Selon vous il n’eft
pas bien décidé qu’il foit au pur choix Si au gré de
ma volonté de remuer ma main ou de ne pas la remuer
: s’il en eft ainfi, il eft donc déterminé néceffairement
que d ’ici à un quart- d’heure je lèverai trois
fois la main de fuite , ou que je ne la lèverai pas
ainfi trois fois. Je ne puis donc rien changer à cette
détermination néceffaire ?,Cela fuppofé , en cas que
je gage pour un parti plutôt que pour l’autre, je ne
puis gagner que d’un côté. Si c’eft férieufement que
vous prétendez que je ne fuis pas libre, vous ne
pourrez jamais fenfément refufer une offre que je
vais vous faire : c ’eft que je gage mille piftoles contre
vous une , que je ferai, au fujet du mouvement
de ma main, tout le contraire de ce que vous gagerez
; Si je vous laifferai prendre à votre gré l’un ou
l’autre parti. Eft-il offre plusavantageufe ? Pourquoi
donc n’accepterez-vous jamais la gageure fans paffer
pour fou Si fans l ’être en effet ? Que fi vous ne la
jugez pas avantageufe , d’oîi peut venir ce jugement,
finon de celui que vous formez néceffairement & invinciblement
que je fuis libre ; enforte qu’il ne tien-
droit qù’à moi de vous faire perdre à ce jeu non-feulement
mille piftoles la première fois que nous les
gagerions, mais encore autant de fois que nous recommencerions
la gageure.
Aux preuves de raifon & de fentiment, nous pouvons
joindre celles que nous fourniffent la morale
Si la religion. Otez la liberté, toute la nature humaine
eft renverfée , Si il n’y a plus aucune trace
d’ordre dans la fociété. Si les hommes ne font pas
libres dans ce qu’ils font de bien & de mal, le bien
n’eft plus bien, Si le mal n’eft plus mal. Si une né-
ceffité inévitable Si invincible nous fait vouloir tout
ce que nous voulons, notre volonté n’eft pas plus
refponfable de fon vouloir qu’un reffort de machine
eft refponfable du mouvement qui lui eft imprimé :
en ce cas il eft ridicule de s’en prendre à la volonté,
qui ne veut qu’autant qu’une autre caufe diftinguée
d ’elle la fait vouloir. Il faut remonter tout droit à
cette caufe comme je remonte à la main qui remue
le bâton , fans m’arrêter au bâton qui ne me frappe
qu autant que cette main le pouffe. Encore une fois,
ôtez la liberté, vous ne laiffez fur la terre ni v ic e , ni
vertu, ni mérite ; les récompenfes font ridicules Si
les châtimens font injuftes : chacun ne fait que ce
qu il doit, puifqu’il agit félon la néceffité ; il ne doit
ni éviter ce qui eft inévitable, ni vaincre ce qui eft
invincible. Tout eft dans l’ordre, car l’ordre eft que
tout cede à la néceffité. La ruine de la liberté renverfe
Tome IX,
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àvéc elle îôlit ordre & toute police, confond le vice
& lâ vertu , autorife toute infamie monftrueufe,
ereint toute pudeur Si tout remords , dégrade & défigure
fans reffoufee tout le genre humain. Une doctrine
fi énorme ne doit point être examinée dans
l’école, mais punie par les magiftrats.
Ah ffans la liberté , que feroient donc nos amés ƒ
Mobiles agités par d'invincibles flammes ,
Nos voeux, nos actions, nos plaifirs, nos dégoûts ;
De notre être , en un mot i rien ne feroit à nous.
D'un artifan füpréme impniffantes machines ,
Automates penfans, mus par des mains divines ,
Nous ferions à jamais de menfongè occupés ,
Vils infirumens d'un Dieu qui nous auroit trompés,
Comment, fans liberté , ferions-nous fes images ?
Que lui reviendroit-il de fies brutes ouvrages ?
On ne peut donc lui plaire, on ne peut l'ojfenfer ;
U n 'a rien à punir, rien à récompenfeh
Dans les d eux, fur la terre , il n'efi plus de jufiiee i
Caton fut fans vertu , Catilina fans vice.
Le dejiin nous entraîne (L nos affreux penchans ,
E t ce cahos du monde eft fait pour les médians.
L oppreffeur injoient, l'ufurpateur avare ,
Cartouche , Mivivis, ou tel autre barbare •
Plus coupable enfin qu'eux le calomniateur
Dira , je ri ai rien fa it , Dieufeul en tfl l'auteur ;
Ce ri eft pas moi , c'efi lui qui manque à ma parole ±
Qui frappe par mes mains, pille , brûle , viole.
C'efi ainfi que le Dieu de jufiiee & de paix
Seroit l'auteur du trouble , & le dieu des forfaits.
Les trifiespartifans de ce dogme effroyable ,
Diroient-ils rien de plus s'ils adoroient le diable ?
Le fécond fyftème fur la liberté eft celui dans lequel
on foutient que l’ame ne le détermine jamais làns
caufe & fans une raifon prife d’ailleurs que du fond
de la volonté: c’eft-là fur-tout le fyftème favori de
M. Leibnitz. Selon lui la caufe des déterminations
n’eft point phyfique, elle eft morale, & agit fur l’intelligence
même, de maniéré qu’un homme ne peut
jamais être pouffé à agir librement , que par des
moyens propres à le perfuader. Voilà pourquoi il
faut des lois , & que les peines & les récompenfes
font néceflaires. L’efpérance & la crainte agiffent
immédiatement fur l’intelligence : cette liberté eft
oppofée à la néceffité phyfique ou fatale , mais elle
ne l’eft point à la néceffité morale, laquelle, pourvu
qu’elle foit feule, ne s’étend qu’à des chofes contingentes
, & ne porte pas la moindre atteinte à la liberté.
De ce genre eft celle qui fait qu’ un homme qui
a l’ufage de fa raifon , fi on lui offre le choix entre
de bons alimens & du poifon, fe détermine pour les
premiers. La liberté dans ce cas eft entière , & cependant
le contraire eft impoffible. Qui peut nier
que le fage , lorfqu’il agit librement, ne fuive néceffairement
le parti que la fageffe lui preferit ?
La néceffité hypothétique n’eft pas moins compatible
avec la liberté : tous ceux qui l’on regardée comme
deftruâive de la liberté ont confondu le certain & le
néceffaire. La certitude marque Amplement qu’un
événement aura lieu, plutôt que fon contraire, parce
que les caufes dont il dépend fe trouvent difpo-
fées à produire leur effet ; mais la néceffité emporte
la caufe même par l’impoffibilité abfolue du contraire.
Or la détermination des futurs contingens ,
fondement de la néceffité hypothétique,vient Amplement
de la nature de la vérité : elle ne touche point
aux caufes ; & ne détruifant point la contingence ,
elle ne fauroit être contraire à la liberté. Ecoutons
M. Léïbnitz. « La néceffité hypothétique eft celle
» que la fuppofition ou hypothèfe de la prévifion &
» préordination de Dieu impofe aux futurs contin-
» gens ; mais ni cette préfcience ni cette préordina-
» tion ne dérogent point à la liberté: car D ie u , porté
O o o