
«Soient inftruits, également Amples & rigides ; exe**-
^ oient plutôt des vertus qu’ils n’a voient des maniérés
: ainfi les moeurs donnèrent le ton dans cette
république. L’ignominie y devint le plus grand des
anaux, & la foibleffe le plus grand des crimes.
Comme l’ufage de l’or &C de l’argent n’eft qu’un
ufage funefte ., Lycurgue le profcrivit fous peine d.e
la vie. 11 ordonna que toute la monnoie ne ferait
•que de fer-& de cuivre : encore Séneque eft le feul
qui parle de celle de cuivre ; tous les autres auteurs
ne nomment que celle ide -fer, &c meme de fer ai-
.gre, félon Plutarque. Les deniers publics de Lacédémone
furent mis en fcque.ftre chez des voifins , &
-on les faifoit garder en Arcadie. Bientôt on ne vit
.plus à,Sparte ni fophïfte, ni charlatan, ni devin ,
ni dileur de bonne avanture ; tous ces gens qui
vendent leurs fciences & Ieurs-fecrets pour de l ’arg
e n t , délogèrent du pays , 6c furent fuivis de ceux
■ qui ne travaillent que pour le luxe.
Les procès s’éteignirent avec l’argent : comment
nuroient-ils pû fùbiifter dans une république où il
n ’y avoit ni pauvreté.ni richeffe, l’égalité chaflant
ladil'ette, & l’abondance étant toujours également
entretenue par la frugalité ? Plutus fut enfermé dans
Sparte comme une ftatue fans-ame & fans vie ; &c
c ’eft la feule ville du monde où ce que l’on dit communément
de ce dieu, qu’il eft aveugle, fe trouva
vérifié : ainfi le légiflateur de -Lacédémone s’alïùra ,
q u ’après avoir éteint l’amour des richeffes, il tournerait
infailliblement toutes-les penfées des Spartiates
vers la gloire & la probité. Il ne crut pas
même -devoir affqjettir à aucunes formules les petits
contrats entre particuliers. Il laiffa la liberté d’y
-ajouter ou retrancher tout ce qui paraîtrait convenable
à un .peuple fi vertueux & fi fage.
Mais pour préferver ce peuple de la corruption
-du dehors, il-fit deux chofes importantes.
Premieremen t ,il ne permit pas à tous les citoyens
■ d’aller voyager de côté & d’autre félon leur fantaisie
, de peur qu’ils n’introduififfent à leur retour dans
la patrie,,des idées , des goûts, des ufages, qui rui-
naffent l’harmonie du gouvernement établi, comme
les diffonnances 6c les faux tons détruifent l’harmonie
dans la Mufique.
Secondement, pour empêcher encore avec plus
d ’efficace que le mélange des coutumes oppofées à
celles de fies lois , n’altérât la difcipline & les moeurs
des Lacédémoniens, il ordonna que les étrangers ne
■ fiiflent reçus à Sparte que pendant la folemnité des
fê te s , des jeux publics 6c autresfpe&acles. On les
-accueilloit -alors honorablement , & on les plaçoit
fur des fiéges à couvert, tandis que les habitans fe
mettoient où ils pouvoient. Les proxènes n’étoient
établis à Lacédémone que pour l’obfervation de cet
ufage. On ne fit que rarement des exceptions à la
lo i , & feulement en faveur de certaines perfonnes
dont le féjour ne pouvoit qu’honorer l’état. C ’eft
à ce fujet que Xénophon 6c Plutarque vantent l’nof-
pitalité du fpartiate Lychas.
Il ne s’agifloit plus que de prévenir dans l’intérieur
des maifons, les diffolutions & les débauches
particulières,-nuifiblesàla fanté, & qui demandent
•enfuite pour cure palliative, le long fommeil, du
repos-,de la diete , des bains 6c des remedes delà
Medecine,qui ne font eux-mêmes que de nouveaux
maux. Lycurgue coupa toutes les fources à l’intempérance
domeftique , en établiffant des phidities,
•c’eft-à-dire une communauté de repas publics > dans
des falles expreffes , où tous les citoyens feraient
obligés de manger enfemble des mêmes mets réglés
par la loi.
Les tables étoient de quinze perfonnes , plus ou
moins. Chacun apportait par mois un boiffeau de
farine, huit mefures de v in , cinq livres de fromage
j deux livres & demie de figues ', 6c quelque peut
de monnoie de fer pour acheter de la viande. Ce-:
lui qui faifoit chez lui un facrifice, ou qui avoir
tué du gibier à la chaffe , envoyoit d’ordinaire une
pièce de fa victime ou de fa venaifon à la table dont
il étoit membre.
Il n’y avoit que deux occafions , fans maladie,
où il fût permis de manger chez foi ; favoir, quand
on étoit revenu fort tard - de la chaffe , ou qu’on
avoit achevé fort tard fon facrifice ; autrement il
falloit fe trouver aux repas publics ; 6c cet uf3ge
s’obferva très-longtems avec la derniere exactitude ;
jufques-là , que le roi Agis , qui revenoit de l’armée
, après avoir vaincu les Athéniens, & qui fe
faifoit une fête de fouper chez lui avec fa femme »
envoya demander fes deux portions dans la faite „
mais les polémarques les lui refuferent.
Les rois feuls , pour le remarquer en paffant ,1
avoient deux portions ; non pas, dit Xéiiophon ,
afin qu’ils, mangeaflent le double des autres , mais
afin qu’ils puffent donner une de ces portions à celui
qu’ils jugeraient digne de cet honneur. Les en-
fans d’un certain âge affiftoient à ces repas , 6c on
les y menoit comme, à une école de tempérance &
d’inftru&ion.
Lycurgue fit orner toutes les faites à mgnger des
images & des ftatues du Ris, pour montrer que la
joie devoit être un des.aflaifonnemens des tables,
& qu’elle fe marioit avec l’ordre 6c la frugalité.
Le plus exquis de tous les mets que l’on fer.voit •
dans les repas de Lacédémone , étoit le brouet noir,
du moins les vieillards le préféraient à toute autre
chofe. Il y eut un roi de Pont qui entendant faire
l’éloge de ce b rouet, acheta exprès un euifinier de
Lacédémone pour lui en préparer à fa table. Cependant
il n’en eut pas plutôt goûté, qu’il le trouva dé-
teftablejmaisle euifinier lui dit : « Seigneur, je n’en
» fuis pas furpriSjle meilleur manque à mon brouetj
» 6c je ne peux vous le procurer ; c’eft qu’avant que
» d’en manger , il faut fe baigner dans l’Eurotas »J
Les Lacédémoniens, après le repas du foir , s’en
retournoient chacun chez eux fans flambeaux &
fans lumière... Lycurgue le preferivit ainfi, afin d’accoutumer
les citoyens à marcher hardiment de nuit.
& au fort des ténèbres.
Mais voici d’autres faits merveilleux de la légiflaJ .
tion de Lycurgue , c’eft qu’elle fe porta fur le beau
fiexe avec des vûes toutes nouvelles & tçutes utiles«'-:
Ce grand homme fe convainquit « que les femmes ,
» qui par-tout ailleurs fembloient, comme les fleurs
» d’un beau jardin, n’être faites que pour l’orne-
» ment de la terre & le plaifir des y e u x , pouvoient
» être employées à un plus noble ufage , & que ce
» fe x e , avili & dégradé chez prefque tous les peu-
» pies du monde , pouvoit entrer en communauté
-» de gloire avec les hommes , partager avec eux
» les lauriers qu’il leur faifoit cueillir , & devenir
» enfin un des puiflans refforts de la légiflation ».
Nous n’avons aucun intérêt à exagérer les attraits
des Lacédémonienes des fiecles paflés ; mais la voix
d’un oracle rapporté par Eufebe, prononce qu’elles
étoient les plus belles de l’univers ; 6c prefque tous
les auteurs grecs en parlent fur ce ton : il fufliroit
même de fe refiouvenir qu’Hélene étoit de Lacédémone.
Pour l’amour d’e lle , Théfée y vint d’Athènes
, & Paris de T r o y e , aflùrés d’y trouver quelque
chofe de plus beau que dans tout autre .pays*
Pénélope étoit auffi de Sparte ; 6c prefque dans le
même tems que les charmes d’Hélene y faifoient
naître des defirs criminels dans l’ame de deux amans ,
les chaftes regards de Pénélope y allumoient un
grand nombre d’innocentes flammes dans le coeur
des rivaux qui vinrent en foule la difputcr à Ulyfle.
Le légiflateur de Lacédémone fe propofant donc
d’élever les filles de Sparte au-deffus des coutumes
de leur fexe, leur fit faire les mêmes exercices que
faifoient les hommes , afin qu’elles ne leur fuffent
point inférieures, ni pour la force 6c la fanté du
corps , ni pour la grandeur du courage. Ainfi dèf-
tinées à. s’exercer à la courfe, à la lutte , à jetter
le palet 6c à lancer le ja ve lo t, elles portoient des.
habits qui leur donnoient toute l’aifance néceffaire
pour s’acquitter de ces exercices. Sophocle a peint
l ’habit des filles de Sparte , en décrivant celui d’Her-
mione, dans un fragment que Plutarque rapporte :
» il étoit très-court, cet habit, 6c c’eft tout ce que
» j’en dois dire.
Lycurgue ne voulut pas feulement que les jeunes
garçons danfaflent nuds, mais il établit que les jeunes
filles, dans certaines fêtes folemnelles , danfe-
roient en public , parées feulement de leur propre
beauté, & fanS autre voile que leur vertu. La pudeur
s’en allarma d’abord , mais elle céda bien-tôt
à l’utilité publique. La nation vit avec refpeft ces
aimables beautés célébrer dans des fêtes, par leurs,
hymnes , lès jeunes guerriers qui s’étoient fignalés
par des exploits éclatans. « triomphe pour
» le héros qui recevoit la palme de la gloire des
>t mains de la beauté ; qui lifoit l’eftime fur le front
» des vieillards, l’aniour dans les yeux de ces jeu-
» nés filles , & l ’aflurânee de ces faveurs , dont
» l’efpoir feul eft un plaifir ! Peut on douter qu’a-
» lors ce jeune guerrier ne fût ivre de valeur » ?
Tout concourait dans cette légiflation à métamor-
phofer les hommes en héros.
Je ne parle point de la gymnopédie des jeunes
lacédémoniennes , pour la juftifier d’après Plutar-.
que. Tôut eft dit , félon la remarque d’un illuftre
moderne , en avançant « que cet ufage ne conve-
» noit qu’aux éleves de Lycurgue, que leur vie
» frugale & laborieufë , leurs moeurs pures & fé-
» veres , la force d’ame qui leur étoit propre, pOu-
» voient feules rendre innocent fous, leurs yeux un
» fpeftacte fi choquant pour tout peuple qui n’èft
» qu’honnête.
» Mais penfe-t-ori qu’ait fonds l ’adroite parure de
»> nos femmes ait moins fon danger qu’une nudité
» abfolue , dont l’habitude tournerait bientôt lès
» premiers effets en indifférence. Ne fait-on pas que
» les ftatues & les tableaux n’offenfent les yeux
» que quand un mélange de vêtement rend les nu-
» dites obfcènes ? Le pouvoir immédiat des fens, eft
» foible & borné ; c’eft par l’entremife de l’imagina-
» tion qu’ils font leurs plus grands ravages ; c’eft elle
» qui prend foin d’irriter les defirs, en prêtant à leurs
» objets encore plus d’attraits que ne leur en donna la
» nature. Enfin, quand on s’habille avec tant d’art,
» & fi peu d’exaûitude que les femmes font aujour-
» d’hui ; quand on ne montre moins que pour faire
» defirer davantage ; quand l’obftacle qu’on oppofe
» aux y e u x , ne fert qu’à mieux irriter la paflion ;
» quand on ne cache une partie de l’objet que pour
» parer celle qu’on expofe :
Heu malé tîim mites défendit pampinus uvas !
Les femmes de Lacédémone portoient un voile fur
le vifage, mais non pas les filles ; & lorfqu’un étranger
en demanda autrefois la raifon à Charilaiis, il
répondit que les filles cherchoient un mari, & que
les femmes fe confervoient pour le leur.
Dès que ce mari étoit trouvé, & agréé par le
magiftrat, il falloit qu’il enlevât la fille qu’il devoit
époufer ; peut-être afin que la pudeur prête à fuc-
,, comber, eût un prétexte dans la violence du ravif-
feur. Plutarque ajoute, qu’au tems de la confomma-
tion du mariage, la femme étoit vêtue de l’habit
d homme. Comme on n’en apporte point de raifon,
on n’en peut imaginer de plus modefte, ni de plus
apparente, linon que c’étoit le fymbole d’un pouvoir
égal entre la femme & le mari ; car il eft certain
qu’il n’y a jamais eu de nation, où les femmes
aient été plus abfolues qu’à Lacédémone. On fçait
à ce fujet ce que répondit Gorgo femme de Léoni-
d a s, roi de Sparte, à une dame étrangère qui lui
difoit : « il n’y a que vous autres qui commandiez à
» vos maris; cela eft v r a i, répliqua la reine j mais
» aufli il n’y a qu.e nous qui mettions des hommes au
» monde », ■
Perfonne n’ignore ce qui fe pratiquoît aux couches
de ces femmes. Prévenues d’un fentiment de
gloire, & animées du génie de la république, elles
ne fongeoient dans ces momens qu’à infpirer une ardeur
martiale à leurs enfàns. Dès qu’elles étoient en
travail, on apportoit un javelot 6c un bouclier, &
on les mettoit elles-mêmes für ce bouclier, afin que
ces peuples belliqueux en tiraffent au moins un pré-
fage de la naiffance d’un nouveau foldât. Si elles
accouchoient d’un garçon, les parens élevoientl’èn-
fant fur le bouclier, pouffant au ciel cés acclamations
héroïques, I tan, I tpi tan9 mots que les Latins
ont rendu, aut hunc> aut in hoc; c’eft-à-dire, ou
confervez ce bouclier, ou ne l’abandonnez qu’avec
lâ vie ; & de peur que les enfans n’oubliàffënt ces
premières leÇôns, les meres venoient les leurrap-
peller quand ils alloient à la guerre, en leur mettant
le bouclier à la main. Aufone le dit après tous les
auteurs Grecs :
Mater Lacoena clypeo obarmans filium ,
Cum hoc inquit, aut in hoc rtdi,
Ariftote nous apprend, que ce fu tl’illuftre femme
de Léonidas dont je viens de parler, qui tint la première
ce propos à fon fils, lorfqu’il partoit pour l ’armée
; cç que les autres Lacédémoniennes imitèrent
depuis.
D e quelque amour qu’on foit animé pour la patrie
dans les républiques guerrières, on n’y verra jamais
de mere, après la perte d’un fils tué dans le combat,
reprocher au fils qui lui refte, d’avoir furvécu à fa
défaite. On ne prendra plus exemple fur les anciennes
Lacédémoniennes. Après la bataille de Leufrres,
honteufes d’avoir porté dans leur fein des hommes
capables de fuir, celles dont les enfans étoient échappés
au carnage, fe retiraient au fond de leurs maifons,
dans le deuil & dans le filence, Iorfqu’au contraire
les meres, dont les fils étoient morts en combattant
, fe montroient en public, & la tête couronnée
de fleurs, alloient aux temples en tendre grâces
aiix dieux. Il eft certain qu’il n’y a jàmais eu de
pays où la grandeur d’ame ait été plus commune
parmi le beau fexe. Lifez, fi vous ne m’en croyez
point, ce que Plutarque rapporte de Démétria, &
de.tant d’autres Lacédémoniennes.
Quand1 elles avoient appris que leurs enfans ve-
noiént de périr, & qu’elles étoient à portée de vi-
ffter leur corps , elles y couraient pour examiner
fi leurs bleffures avoient été reçues le vifage ou le
le dos tourné contre l’ennemi; fi c’étoit en faifant
face, elles effuyoient leurs larmes, & d’un vifage
plus tranquille, elles alloient inhumer leurs fils dans
le tombeau de leurs ancêtres ; mais s’ils, avoient été
bleffés autrement, elles fe retiraient faifies de douleur
, & à'bandonnoient les cadavres à leur fépulture
ordinaire.
Comme ces mêmes Lacédémoniennes , n’étoient
pas moins attachées à leurs maris qu’à la gloire des
enfans qu’elles avoient mis au monde, leurs mariages
étoient très-heureux. Il eft vrai que les lois de Lycurgue
puniffoient les célibataires , ceux qui fe ma-
rioient fur l’âge avancé, & même ceux qui faifoient
des alliances mal-afforties ; mais après ce'que nous
avons dit des charmes & de la vertu des Lacédémo