quelques progrès fûrs , raifonnes & approfondis ÿ
parce que tout le relie n’eft, pour ainft dire, qu une
affaire de mémoire , oit il n’eft plus queftion que de
s'ad'urcr dès décidons arbitraires du bon ufage. Cette
conféquence , que les réflexions fuivantes ne feront
que confirmer & développer davantage , ell le vrai
fondement de la méthode - pratique que je propofe
ailleurs ( article Méthode ) pour la langue latine,
qui ell le premier objet des études publiques & ordinaires
de l’Europe ; & cette méthode , à calife
de l’univerfalité du principe , peut être appliquée
avec un pareil fuccés à toutes les langues étrangères
, mortes ou vivantes , que l ’on fe propofe d’é-
tuilier ou d’enfeigner.
Voilà donc ce qui fe trouve univerfellement dans
l’efprit de toutes les langues ; la fucceffion analytique
des idées partielles qui condiment une même
penfée , & les mêmes efpeces de mots pour repré-
fenter les idées partielles envilàgées fous les mêmes
afpeâs. Mais elles admettent toutes , fur ces deux
objets généraux , des différences qui tiennent au
génie des peuples qui les parlent, & qui font elles-
mêmes tout à la fois les principaux caratteres du
génie de ces langues , &C les principales fources^des
difficultés qu’il y a à traduire exaétement de 1 une
en l’autre.
i° . Par rapport à l’ordre analytique , il y a deux
moyens par lefquels il peut être rendu fenfible dans
rénonciation vocale de la penfée. Le premier, c’eft
de ranger les mots dans l’élocution félon le même
ordre qui réfulte de la fucceffion analytique des
idées partielles : le fécond, c’eft de donner aux
mots déclinables des inflexions ou des terminaifons
relatives à l’ordre analytique, & d’en régler enfuite
l’arrangement dans l’élocution par d autres principes
, capables d’ajouter quelque perfeûion à l’art
de la parole. De-là la divifion la plus univerfelle
des langues en deux efpeces générales, que M. l’abbé
Girard ( Prine. dife. 1. tom. j . pag. 23. ) appelle
analogues &C tranfpojiùves, & auxquelles je confer-
verai les mêmes noms , parce qu’ils me paroiffent
en cara&érifer très-bien le génie diftinûif.
Les langues analogues font celles dont la fyntaxe
eft foumife à l’ordre analytique , parce que la fucceffion
des mots dans le difeours y fuit la gradation
analytique des idées ; la marche de ces langues eft
effectivement analogue & en quelque forte parallèle
à celle de l’efprit même , dont elle fuit pas à pas les
opérations. _ r
Les .langues tranfpojiùves font celles qui dans l’elo-
cution donnent aux mots des terminailons relatives
à l’ordre analytique, & qui acquierent ainfxle droit
de leur faire fuivre dans le difeours une marche libre
& tout-à-fait indépendante de la fucceffion naturelle
des idées. Le françois, l’italien, l’efpagnol,
&c. font des langues analogues ; le grec , le latin ,
l’allemand , &c. font des langues tranfpofitives.
Au refte , cette première diftinétion des langues
ne porte pas fur des carafteres exclufifs ; elle n’indique
que la maniéré de procéder la plus ordinaire :
car les langues analogues ne laiffent pas d’admettre
quelques inverfions légères & faciles à ramener à
l’ordre naturel, comme les tranfpofitives règlent
quelquefois leur marche fur la fucceffion analytique,
ou s’en rapprochent plus ou moins. Affez communément
le befoin delà clarté , qui eft la qualité la
plus effentielle de toute énonciation, l’emporte fur le
génie des langues analogues & les détourne de la voie
analytique dès qu’elle ceffe d’être la plus lumineu-
fe : les langues tranfpofitives au contraire y ramènent
leurs procédés, quelquefois dans la même vue,
& d’autres fois pour fuivre ou les impreffions du
goût, ou les lois de l’harmonie. Mais dans les unes
& dans les autres, les mots portent l’empreinte du
génie caraélériftique : les noms , les pronoms 8c les
adjeélifs déclinables par nature, fe déclinent en effet
dans les langues tranfpofitives , afin de pouvoir
fe prêter à toutes les inverfions ufuelles fans faire
dilparoître les traits fondamentaux de la fucceffion
analytique. Dans les langues analogues, ces mêmes
efpeces de mots ne fe déclinent point, parce qu’ils
doivent toujours fe fuccéder dans l’ordre analytir
que, ou s’en éctfrter fi peu , qu’il eft toujours re-
connoiffable.
La langue allemande eft tranfpofitive, & elle a
la déclinaifon ; cependant la marche n’en eft pas
Ubre , comme elle paroît l’avoir été en grec & en
latin , oii chacun en décidoit d’après fon oreille ou
fon goût particulier : ici l’ufage a fixé toutes les
conftru&ions. Dans une propofition fimple & abfo-
lu e , la conftru&ion ufuelle fuit l’ordre analytique ;
die creaturen aujjern ihre thatlichkeie entweder durcit
bewegung , oder durch gedancken ( les créatures démontrent
leur aûivité foit par mouvement, foit par
penfée ). Il y a feulement quelques occurrences oîi
l’on abandonne l’ordre analytique pour donner à la
phrafe plus d’énergie ou de clarté. C ’eft pour la
même caufe que dans les propofitions incidentes ,
le verbe eft toujours à la fin ; das wefen welches in uns
dencket ( l’être qui dans nous penfe ) ; unter denen
digen die mceglich Jind ( entre les choies qui poffi-
bles font ). II en eft de même de toutes les autres
inverfions ufitées en allemand ; elles y font déterminées
par l’ufage , 8c ce feroit un barbarifme que
d’y fubftituer une autre forte d’inverfion , ou mê*v
me la conftruétion analytique.
Cette obfervation, qui d’abord a pû paroître un
hors-d’oeuvre , donne lieu à une conféquence générale
; c’eft que , par rapport à la conftruftion des
mots, les langues tranfpofitives peuvent fe foudi-
vifer en deux claffes. Les langues tranfpofitives de
la première claffe font libres, parce que la conftruc-
tion de la phrafe dépend ’, à peu de chofe près, du
choix de celui qui parle , de fon oreille , de fon
goût particulier, qui peut varier pour la même énonciation
, félon la diverfité des circonftances où elle
a lieu ; 8c telle eft la langue latine. Les langues
tranfpofitives de la fécondé claffe font uniformes ,
parce que la conftruôion de la phrafe y eft conf-
tamment réglée par l’ufage , qui n’ a rien abandonné
à la décifion du goût ou de l’oreille ; 8c telle eft la
langue allemande.
Ce que j’ai remarqué fur la première divifion eft
encore applicable à la fécondé. Quoique les caractères
diftinélifs qu’on y affigne foient fuffifans pour
déterminer les deux claffes , on ne laiffe pas de
trouver quelquefois dans l’une quelques traits qui
tiennent du génie de l’autre : les langues tranfpofitives
libres peuvent avoir certaines conftruftions
fixées invariablement , 8c les uniformes peuvent
dans quelques occafions régler leur marche arbi-^
trairement.
Il fe préfente ici une queftion affez naturelle. L’ordre
analytique8c l’ordre tranfpofitif des mots fuppo-
fent des vûes toutes différentes dans les Langues qui
les ont adoptés pour régler leur fyntaxe : chacun
de ces deux ordres caraftérife un génie tout différent.
Mais comme il n’y a eu d’abord fur la terre qu’une
feule langue, eft-il poffible d’affigner de quelle efpece
elle é to it , fi elle étoit analogue ou tranfpofitive ?
L’ordre analytique étant le prototype invariable
des deux efpeces générales de langues, 8c le fondement
unique de leur communicabilité refpeftive, il
paroît affez naturel que la première langue s’y foit
attachée fcrupuleufement, 8c qu’elle y ait affujetti
la fucceffion des mots, plûtôt que d’avoir imaginé
des définences relatives à cet çirdre, afin de l’abandonner
enfuite fans conféquence : il eft évident qu’il
y a moins d’art dans le langage analogue que dans
le tranfpofitif; 8c toutes les inftitutions humaines
ont des commcncemens fimples. Cette conclufion,
qui me femble fondée folidement fur les premiers
principes du langage -, fe trouve encore appuyée
fur ce que nous favons de l’hiftoire des différens
idiomes dont on a fait ufage fur la terre.
La langue hébraïque , la plus ancienne de toutes
celles que nous connoiffons par des monumens ve-
ipus jüfqu’à nous , 8c qui par-là femble tenir de plus
près à la langue primitive , eft aftreinte à une marche
analogue ; 8c c’eft un argument qu’auroient pû
faire valoir ceux qui penfent que c’eft l’hébreu même
qui eft la langue primitive. Ce n’eft pas que je
croye qu’on puifle établir fur cela rien de pofitif;
mais fi cette remarque n’eft pas affez forte pour terminer
la queftion, elle prouve du-moins que la conf-
truélion analytique , luivie dans la langue la plus
ancienne dont nous ayons connoiffance , peut bien
avoir été la conftruétion ufuelle de la première de
téutes les langues , conformément à ce qui nous eft
indiqué par la raifon même.
D ’où il fuit que les langues modernes de l’Europe
qui ont adopté la conftruétion analytique, tiennent
à la langue primitive de bien plus près que n’y te-
noient le grec 8c le latin, quoiqu’elles en foient beaucoup
plus éloignées par les tems. M. Bullet,dans
fon grand 8c favant ouvrage fur la langue celtique ,
trouve bien des rapports entre cette Langue 8c les
orientales,notàmmentrhébreu. D .le Pelletier nous
montre de pareilles analogies dans fon diétionnaire
bas-Breton, dont nous devons l’édition 8c la préface
aux foins dé D i Taillandier; 8c toutes ces analogies
font purement matérielles , & confiftent dans
un grand nombre de racines communes aux deux
langues. Mais d’autre part, M. de Grandval, con-
feiller au confeil d’Artois , de la foc. litt. d’Arras ,
dans fori difeours hijlorique Jur l'origine de la langue
françoife ( voyez le I I . voh du mercure de Juin , & le
vol. de Juillet 1-7$y. ) me femble avoir prouvé très-
bien que hotre françois n’eft rien autre chofe que
le gaulois des vieux Druides, infenfiblement dé-
guifë par touffes lès métarnorphofes qu’amenent né-
ceflairement la fucceffion des fiecles 8c le'concours
des circonftances qui varient fans ceffe. Mais ce
gaulois étoit certainement, ou le celtique tout pur,
ou un dialeéte dit celtique ; & il faut en’dire autant :
de l’idiome des anciens Ëfpagnols , de celui d’Albion
, qui eft aujourd’hui la grande-Bretagne , &
peut-être de bien d’autres ? Voilà donc noire langue
moderne , l’efpagnol & l’anglois , liés par le celtique
avec l’hébreu ; & cette liaifon , confirmée par
la conftruélion analogue qui caraélérife toutes ces
langues, e ft , à mon gré-; un indice bien plus fûr
de leur filiation, que foutes les étymologies imaginables
qui les rapportent à des langues tranfpofiti-
tives : car c’eft fur-tout dans la fyntaxe que confifte
le génie principal Sc indeftruétible de tous les idiomes.
La langue italienne, qui eft analogue , & que
l’on parle aujourd’hui dans un pays où l’on par-
lo it , il y a quelques fiecles, une langue tranfpofiti-
ve , favoir le latin , peut faire naître ici une objection
contre la principale preuve de M. de Grand-
.val, qui juge que la langue d’une nation doit toujours
fubfifter, du moins quant au fonds , & qu’bn
ne doit point admettre d ’argumens négatifs en
pareil cas , fur-tout quand la nation eft grande, 8c
qu elle n’a jamais effuyé de tranfmigrations ; & l’hiftoire
ne paroît pas nous apprendre que les Italiens
ayent jamais envoyé des colonies affez confidéra-
bles pour dépeupler leur patrie.
Mais la tranflation du fiege de l’empire romain
à Byfance attira dans cette nouvelle capitale un
grand nombre de familles ambitieufes , & infenfi-
blement les principales forces de l’Italie. Les irruption
fréquentes des Barbares de toute efpece qui
l’inonderent fucceffivement & y établirent leur domination
, diminuèrent fans celle le nombre des naturels
; & le defpotifme de la plûpartde cesconqué-
rans acheva d’impofer à la populace, que leur fureur
n’avoit pas daigné perdre, la néceffité de parler
le langage des viaorieux. La plûpart de ces Barbares
parloient quelque diale&e du celtique -, qui étoit le
langage le plus étendu de l’Europe ; 8c c’eft d’ailleurs
un fait connu que les Gaulois eux-mêmes ont
conquis & habité une grande partie de l’Italie , qui
en a reçu le nom deGaule cis-alpine. Ainfila langue
italienne moderne eft encore entée fur le même
fonds que la nôtre ; mais , avec cette différence ,
que ce fonds nous eft naturel, & qu’il n’a fubi entre
nos mains que les changemens héceffairement
amenés par la fucceffion ordinaire des tems & des
conjectures ; au lieu que c’eft en Italie un fonds
étranger, St qui n’y fut introduit dans fon origine
que par des caufes extraordinaires & violentes.0 La
chofe eft fi peu poffible autrement, que , fuppofé la
conftru&ion analogue ufitée dans la langue primitive
, il n’eft plus poffible d’expliquer l’origine des
langues tranfpofitives', fans remonter jufqu’à la di*
vifiôri miraculeufe arrivée à Babel : & cette remarque
, développée autant qu’elle peut l’être , peut
être mife parmi les motifs de crédibilité qui établif-
fent la certitude de ce miracle.
20. .Pour ce qui concerne les différentes efpeces
de mots, une même idée fpécifique les caraûerife
dans toutes les langues , parce que cette idée eft le
réfultat néceffaire de l’analyfe de fa penfée, qui
eft néceffairement la même par-tout : mais, dans le
détail des individus , on rencontre des différences
qui font les fuites'néceffaires des circonftances où
fe font trouvés les peuples qui parlent ces langues ;
8c ces différences conftituent un fécond caraâere
diftin&if du génie des langues.
Un premier point , en quoi elles different à cet
égard ,’ c’eft que certaines idées ne font exprimées
par aucun terme dans une langue, quoiqu’elles^^ ayent
dans, une autre des lignes propres & très-énergiques.
C ’eft que la nation qui parle une de ces langues
, ne s’eft point trouvée dans les. conje&ures
propres à y faire naître ces idées , dont l’autre nation
au contraire a eu oefeafion d’acquérir la connoiffance.
Combien de termes , par exemple , de
la tattique des anciens , foit grecs , foit romains ,
que nous ne pouvons rendre dans la nôtre , parce
que nous ignorons leurs ufages ? Nous y fuppléons
de potre mieux par des deferiptions toujours imparfaites,
où, fi nous voulons énoncer ces idées par
un terme , nous le prenons matériellement dans la
langue ancienne dont il s’a g it , en y attachant les
notions incomplettes que nous en avons. Combien
au contraire n’avons-nous pas de termes aujourd’hui
dans notre langue, qu’il ne feroit pas poffible
de rendre ni en g re c , ni en latin , parce que nos
idées modernes n’y étoient point connues ? Nos
progrès prodigieux dans les fciences de raifonne-
mens , Ca lcul, Géométrie , Méchanique, Aftro-
nomie , Métaphyfique , Phyfique expérimentale,
Hiftoire naturelle, &c. ont mis dans nos idiomes
modernes une richeffe d’expreffions , dont lès anciens
idiomes ne pouvoient pas même avoir l’ombre.
Àjoutez-y nos termes de Verrerie, de Vénerie, de
Marine, de Commerce, de guerre , de modes, de
religion, &c. & voilà une fource prodigieufe de différences
entre les langues modernes & les anciennes.
Une fécondé différence des langues, par rapport
aux diverfes efpeces de m o t s v ie n t de la tournure