» multitude d’habitans & de troupeaux:, tes obli-
» géant à s’étendre, &c n’ayant point d’objet dans
» cette plaine immenfe qui pût être apperçu de loin.
» Bâtffofis, dirent-ils, une ville & une tour qui s*élevé
» dans le ciel. Faijons-nous une marque * reconnoffa-
» ble , pour ne nous pas défunir en nous difperfant de
» côté & d’autre. Manquant de pierres ils cuifirent
» dés briques ; & l’afphaltc ou le bitume que le pays
» leur fourniffoit en abondance, leur tint lieu de
» ciment. Dieu jugea à-propos d’arrêter I’entreprife
» en diverfifiant leur langage. La confufion le mit
» parmi eu x, & ce lieu en prit le nom de Babel, qui
» lignifie confufion. Y a-t-il eu une ville du nom de
» Babel, une tour connue qui ait accompagné cette
» ville , unè plaine de Sinhar en Mésopotamie, un
» fleuve Euphrate, des campagnes infiniment ferti-
» les , & parfaitement unies, de façon à rendre la
» précaution d’une très-haute tour, intelligible &
» raifonnable ? Enfin l’afphalte eft-il une produélion
» naturelle de ce pays ? Toute l’antiquité profane a
» connu des les premiers tems oit l’on a commencé
» à écrire, & l’Euphrate, & l’égalité de la plaine.
» Ptoloméë, dans Ses cartesd’Afie, termine la plaine
» de MéSôpotàmie aux monts Sinhar, du côté du
» Tigre. Tous les Hiftoriens nous parlent de la par-
» faite égalité des terres, du côté de Babylone, juf-
» ques-là qu’on y élevoit les beaux jardins Sur quel-
» ques maffèsde bâtimens en brique, pour les (îéta-
» cher de la. plaine, & varier les aSpefts auparavant
» trop uniformes. Ammien Marcellin qui a Suivi
» l’empereur Julien dans cette contrée, Pline & tous
» les géographes tant anciens que modernes, attef-
» tent pareillement l’étendue & l’égalité des plaines
» de la Méfopotamie, où la vue Se perd Sans aucun
» objet qui la fixe. Ils nous font remarquer l’abon-
» dance du biiume qui y coule naturellement, & la
» fertilité incroyable de l’ancienne BabyIonie. Tout
» concourt donc à nous faire reconnoître les reftes
» du pays d’Eden ,& l’exaélitude de toutes les cir-
» confiances où Moife s’engage. Toute la littérature
» profane rend hommage à l’Ecriture , au lieu que
» les hiftoires chinoifés & égyptiennes Sont comme
» fi elles étbient tombées de la lune.
Le crime que Moife attribue aux enfans deNoé,
» n’eftpas, comme les LXX l’ont traduit, defevou-
» loir faire un nom avant la difperfion • mais comme
» poite littéralement le texte original, c’étoit de
» Se conflruire une habitation qui pût contenir un
»peuple nombreux, & d’y joindre une tour qui
» étant vûe de loin, devînt un figne de ralliement,
» pour prévenir les égaremens & la Séparation. C ’eft
» ce qu’ils expriment fort Simplement en ces termes :
» Faijôns- nous une marque pour ne nous point défit-
» n 'tr, en nous avançant en différentes contrées. Hébr.
» pen. ne forte.
» L’inconvénient qu’ils vouloient éviter avec foin
» étoit précisément ce que Dieu vouloit & exigeoit
» deux. Ils Savoient très-bien que Dieu les appelloit
» depuis un fiecle & plus à Se difiribuer par colo-
» nies d’une contrée dans une autre, & ils prenoient
» des mefures pour empêcher ou pour Sufpendre
» long-tems l’exécution de Ses volontés. Dieu con-
» fondit leur langage ; il peupla peu-à-peu chaque
» pays en y attachant les habitans que l’ufage d’une
» même langue y avoit réunis, & que le defagrément
» de n’entendre plus les autres familles avoit obligés
» d’aller v ivre loin d’elles.
» L’état aftuel de la terre & toutes les hiftoires
» connues rendent témoignage à l’intention qui a de
» bonne heure partagé les langues après le déluge.
» Rien de plus digne de la fageffe divine que d’avoir
* En hébreu [htm, une marque. Le grec , une marque
, en eft venu. Ce mot lignifie aulfi un nom ; mais ce n'eft
pas ici.
» d’abord employé^ pour peupler promptement les
» différentes contrées, le même moyen qui lui Sert cn-
» cOre aujourd’ hui pour y fixer les habitans & en em-
» pêcher la defertion. Il y a des pays fi bons & il y en
» clé fi difgraciés , qu’on quitteroit les uns pour les
» autres > fi l’ufage d’une même langue n’étoit pour
» les habitans des plus mauvais une attache propre
» à les y retenir, & l’ignorance des autres langues
» un puiffant moyen d’averfion pour tout autre pays,
» malgré les defavantages de la comparaison. Le mi-
» racle rapporté par Moife peuple donc encore au-
» jourd’hui toute la terre aufli réellement qu’au tems
» de la difperfion des enfans de Noé : l’effet en em-
» braffe tous les fiecles.
» Un autre moyen de Sentir la jufteffe de Ce récit,
» confifte en ce que ladiverfité des langues s’accorde
» avec les dates de Moife ; cette diverfité devance
» toutes nos hiftoires connues, & d’une autre part ni
» les pyramides d’Egypte , ni les marbres d’Arondel,
» ni aucun monument qui porte uncafa£lere de ve*-
» rité , ne remonte au-deffus. Ajoutons ici que la
» réunion du genj-e humain dans la Chaldée avant la
» difperfion des colonies , eft un fait très-Conforme
» à la marche qu’elles ont tenue. Tout part de l’O-
» rient, les hommes & les arts : tout s’avance peu-
» à-peu vers l’Occident, vers le Midi & vers le Nord.
» L’Hiftoire montre des rois & de grands établiffe-
» mens au coeur & fur les côtes de l’Afie , lorfqu’on
» n’avoît encore aucune connoiffance d’autres colo-
» nies plus reculées : celles-ci n’étoient pas encore
» ou elles travailloient à fe former. Si les peuplades
» chinoifés & égyptiennes ont en dé très - bonne
» heure plus de conformité que les autres avec les
» anciens habitans de Chaldée, par leur inclination
» Sédentaire , par leurs figures Symboliques , par
» leurs connoiffances en Aftronomie , & parla pra-
» tique de quelques beaux arts ; c’eft parce qu’elles
» fe font tout d’abord établies dans des pays exccl-
» lemmentbons, où n’étant traversées ni par les bois
» qui ailleurs couvroient tou t, ni par les bêtes qui
» troubloient tous les établiffemens à l’aide des bois,
» elles Se font promptement multipliées , & n’ont
»' point perdu l’ufage des premières inventions. La
» haute antiquité de ces trois peuples & leur reffem-
» blancc en tant de points , montre l’unité de leur
» origine & la Singulière exaftitude de l’hiftoire-
>> fainte. L’état des autres peuplades fut fort différent
» de celles qui s’arrêtèrent de bonne-heure dans les
» riches campagnes de l’Euphrate , du Kian & du
» Nil. Concevons ailleurs des familles vagabondes
» qui ne connoiffent ni les lieux ni les routes, & qui
» tombant à l’avanture dans un pays miférable, où
» tout leut manque, point d’inftrumens pour exercer
» ce qu’elles pouvoient avoir retenu de bon , point
» de confiftance ni de repos pour perfeâionner ce
» que le befoin aéluel pouvoit leur faire inventer ; la
» modicité des moyens de fubfifter les mettoit fou-
» vent aux prifes ; la jaloufie les entre - détruifoit.
» N’étant qu’une poignée de monde, un autre pelo-
» ton les mettoit en fuite. Cette vie errante & long-
» tems incertaine , fit tout oublier ; ce n’eft qu’en
» renouant le commerce avec l’Orient que les chofes
>f ont changé. Les Goths & tout le Nord n’ont ceffé
»d’être barbares qu’en s’établiffant dans la Gaule
» & en Italie ; les Gaulois & les Fra'ncs doivent leur
» politeffe aux Romains : ceux-ci avoient été pren-
» dre leurs lois & leur littérature à Athènes. LaGrece
» demeura brute jufqu’à l’arrivée de Cadmus, qui y
» porta les lettres phéniciennnes. Les Grecs enchan-
» tés de ce fecours, Se livrèrent à la culture de leur
» langue y à la Poéfie & au Chant ; ils ne prirent goût
» à la Politique, à l’Architefture, à la Navigation ,
» à l’Aftronomie & à la Peinture, qu’après avoir
» voyagé à Memphis, à T y r , & à la cour de Perfe :
»> ils perfectionnent to u t , mais n’inventent rien. II
» eft donc aufli manifefte par l’hiftoire profane que
» par le récit de l’Ecriture, que l’Orient eft la Source
» commune des nations & des belles connoiffances.
» Nous ne voyons un progrès contraire que dans
» des tems poftéricurs , où la manie des conquêtes a
» commencé à reconduire des bandes d’occidentaux
» en Afie ».
Il feroit peut-être Satisfaisant pour notre curiofité
de pouvoir déterminer en quoi confifterent les chan-
gemens introduits à Babel dans le langage primitif,
& de quelle maniéré ils y furent opérés. Il eft certain
qu’on ne peut établir là-deffus rien de Solide ,
parce que cette grande révolution dans le langage ne
pouvant être regardée que comme un miracle auquel
les hommes étoient fort éloignes de s’attendre, il
n’y avoit aucun obfervateur qui eût les yeux ouverts
fur ce phénomène, & que peut-être même ayant
été Subit, il n’auroit laiffé aucune prife aux observations
quand on s’en Seroit avifé : or rien n’inftruit
bien fur la nature & les progrès des faits, que les
mémoires formés dans le tems d’après les observations.
Cependant quelques écrivains ont donné Ià-
deffus leurs penfées avec autant d’affurance que s’ils
avoient parlé d ’après le fait même, ou qu’ils euffent
aflïfté au confeil du Très-haut.
Les uns difent que la multiplication des langues
ne s’eft point faite Subitement , mais qu’elle s’eft
opérée infenfiblement, Selon les principes conftans
de la mutabilité naturelle du langage ; qu’elle commença
à devenir fenfible pendant la conftruftionde
la ville & de la tour de Babel, qui au rapport d’Eu-
Sebe in Chron. dura quarante ans ; que les progrès de
cette permutation fe trouvèrent alors fi considérables
, qu’il n’y eut plus moyen de conferver l’intelligence
néceffaire à la consommation d’une entreprise
qui alloit direûement contre la volonté de D ieu ,
& que les hommes furent obligés de fe Séparer.
Voye{ l'introd. à l'hijl. des Juifs de Prideaux, par Samuel
Shucford , liv. IL Mais c’eft contredire trop
formellement le texte de l ’Ecriture, & fuppofer.
d’ailleurs comme naturelle une chofe démentie par
les effets naturels ordinaires.
Le chapitre xj. de la Genèfe commence par obfer-
ver que par toute la terre on ne parloit qu’une langue
, & qu’on la parloit de la même maniéré: Erat
autan terra labii unicus & Jermonum eorumdetn , v. / ç
ce qui Semble marquer la même prononciation t labii
unicus , & la même Syntaxe , la même analogie , les
mêmes tours, Jermonum eorumdem. Après cette remarque
fondamentale & envifagée comme telle par
l ’hiftorien Sacré, il raconte l’arrivée des defeen-
dans de Noé dans la plaine de Sennahar , le projet
qu’ils firent d’y conftruire une ville & une tour pour
leur Servir de lignai, les matériaux qu’ils employèrent
à cette conftruûion ; il infinue même que l’ouvrage
fut pouflé jufqu’à un certain point; puis après
avoir remarqué que le Seigneur defeendit pour vi-
fiter l’ouvrage, il ajoûte, Gy, & dixit {Dominas) :
E u e umts ejl populus & UNUM LABIUM omnibus :
coeperuntque hoc facere , nec dejijlent a cogitationibus
fu is , donec cas opéré complt/ant. Veniteigitury defeenda-
mif£ , & COU FU ND AMU S IB I LINGUAM eorum , Ut
non audiat unujquifque vocem proximi fui. N’eft-il pas
bien clair qu’il n’y avoit qu’une langue jufqu’au mo- :
ment où Dieu voulut faire échouer l’entreprife des
hommes, itnum labium omnibus ; que dès qu’il l’eut
réfolu , fa volonté toute puiffante eut Son effet, at-
que ita divijît eos Dominus, v. 8 ; que le moyen
qu’il employa pour cela fut la diyifion de la langue
, commune, confundamus . . . linguam eorum , & que
cette confufion fut Subite , confundamus ibi ?
St cette confufion du langage primitif n’eût pas
été Subite, comment auroit-elle frappé les hommes
Tome IX .
! au point de la conftater par un monument durable,'
comme le nom qui fut donné à cette ville même
Babel ( confufion) ? Et idcirco vocatum ejl nornen ejus
Babel, quia ibi confufum ejl'labium univerja terra,
1 v. c). Comment après avoir travaillé pendant plu-
fieurs années en bonne intelligence, malgré les chan-
gemens inferifibles qui s’introduifoient dans le langage
, les hommes furent-ils tout-à-coup obligés de
le léparer faute de s’entendre ? Si les progrès de la
dtvilxon étoient encore infenfibles la veille, ils dû-
rent l’être également le lendemain ; ou s’il y eût le
lendemain une révolution extraordinaire qui ne tînt
plus à la progreffion des altérations précédentes,
cette progreffion doit être comptée pour rien dans
les caufes de la révolution ; on doit la regarder comme
Subite & comme miraculeul'e dans Sa caufe autant
que dans Son effet.
Mais il faut bien s’y refoudre, puifqu’il eft certain
que la progreffion naturelle des changemens qui arrivent
aux langues n’opere &C ne peut jamais opérer
la confufion entre les hommes qui parlent originairement
la même. Si un particulier altéré l’ufage commun
, Son expreffion eft d’abord regardée comme
une faute , mais on l’entend ou on le fait expliquer :
dans 1 un ou l’autre cas , on lui indique la loi fixée
par l’ufage, ou du-moins on fe la rappelle. Si cette
faute particulière, par quelqu’une des caufes accidentelles
qui font varier les langues , vient à palier
de bouche en bouche & à fe répéter, elle ceffe enfin
d’être faute ; elle acquiert l’autorité de l’ufage, elle
devient propre à la même langue qui la condamnoit
autrefois ; mais alors même on s’entend encore ,
puifqu’on fe répété. Ainfi entendons-nous les écrivains
du fiecle dernier , fans appercevoir entre eux
& nous que des différences légères qui n’y caufent
aucune confufion ; ils entendoient pareillement ceux
du fiecle précédent qui étoient dans le même cas à
l’égard des auteurs du fiecle antérieur , & ainfi de
Suite jufqu’au tems de Charlemagne , de Clovis fi
vous voulez ,011 même jufqu’aux plus anciens Druides
, que nous n’entendons plus. Mais fi la vie des
hommes étoit affez longue pour que quelques Druides
vécuffent encore aujourd’hui, que la langue fût
changée comme elle l’eft, ou qu’elle ne le fût pas,
il y auroit encore intelligence entr’eux & nous \
parce qu’ils auroient été affujettis à céder au torrent
des décifions des ufages des différens fiecles. Ainfi
c’eft une véritable illufion que de vouloir expliquer
par des caufes naturelles un événement qui ne peut
être que miraculeux.
D ’autres auteurs, convaincus qu’il n’y avoit point
de caufe affignable dans l’ordre naturel, ont voulu
expliquer en quoi a pu confifter la révolution étonnante
cjui fit abandonner l’entreprife de Babel. « Ma
» penfee , dit du Tremblai, Traité des langues , ch.
» vj. eft que Dieu difpofa alors les organes de ces
» hommes de telle maniéré, que lorfqu’ils voulurent
» prononcer les mots dont ils avoient coutume de
» fe Servir , ils en prononcèrent de tout différens
» pour lignifier les chofes dont ils voulurent parler.
» Enforte que ceux dont Dieu voulut changer la lan-
» gue fe formèrent des mï>ts tout nouveaux , en ar-
» riculant leur voix d’une autre maniéré qu’ils n’a-
» voient accoutumé de le faire. Et en continuant
» ainfi d’articuler leurs voix d’une maniéré nouvelle
» toutes les fois qu’ils parlèrent, ils fe firent une lan*
» gue nouvelle ; car toutes leurs idées fe trouvèrent
» jointes aux termes de cette nouvelle langue , au
» lieu qu’elles étoient jointes aux termes de la lan-
» gue qu’ils parloient auparavant. Il y a même lieu
» de croire qu’ils oublièrent tellement leur langue
» ancienne, qu’ilsne fe fouvenoient pas même de
» l’avoir parlee, & qu’ils ne s’apperçurent du chan-
» gement que parce qu’ils ne s’entre entendoient pas