arttm. Cicéron, O rat. cap. xxij. n. 164.
Voilà donc les deux feuls juges que reconnoifîent
en fait d’élocution le plus éloquent des Romains, la
raifon & l’oreille ; le coeur eft compté pour rien à
cet égard. Et en vérité il faut convenir que c ’eft
avec raifon ; l’éloquence du coeur n’eft point aflujet-
tie à la contrainte d’aucune réglé artificielle ; le
coeur ne connoît d’autres réglés que le fentiment,
ni d’autre maître que le befoin, magijler artis , in-
genique largitor. Perf. prolog. //.
Ce n’eft pourtant pas que je veuille dire que l’intérêt
des pallions ne puiffe influer fur l’élocution
même, & qu’il ne puiffe en réfulter des expreflions
pleines de nobleffe, de grâces, ou d’énergie. Je
prétends feulement que le principe de l’intérêt efl:
effectivement d’ une application trop incertaine &
trop changeante, pour être le fondement de l’élocution
oratoire ; & j ’ajoute que quand il faudroit
l ’admettre comme te l, il ne s’enfuivroit pas pour cela
que les places qu’il fixeroit aux mots fuffent leurs
places naturelles ; les places naturelles des mots
dans l ’élocution, font celles que leur affigne la première
inftitution de la parole pour énoncer la pen-
fée. Ainfi l’ordre de l’intérêt, loin d’être la réglé de
l ’ordre naturel des mots, efl: une des caufes de l 'in-
vcrjion proprement dite ; mais l’effet que Yinverjion
produit alors fur l ’ame, eft en même tems l’un des
titres qui la juflifient. Eh quoi de plus agréable que
ces images fortes & énergiques , dont un mot placé
à propos , à la faveur de Yinverjion, enrichit
fou vent l’élocution ? Prenons feulement un exemple
dans Horace, Lib. I . Od. z8.
. . . . N te quicquam tibi prodejl
Aèrias tentajfe domos, ani moque rotundum
Percurrijfe polum, morituro.
Quelle force d ’exprefliondans le dernier mot morituro
! L ’ordre analytique avertit l’efpritde le rapprocher
de tibi, avec lequel il efl en concordance
par raifon d’identité ; mais l ’efprit repafle alors
fur tout ce qui fépare ici ces deux corrélatifs : il
voit comme dans un feul point, & les occupations
laborieufes de l’aftronome, & le contrafte de fa
mort qui doit y mettre fin ; cela efl: pittorefque. Mais
fi l’ame vient à rapprocher le tout du ntc quicquam
prodejl çjuieft à la tê te , quelle vérité ! quelle force !
quelle energie ! Si l ’on dérangeoit cette belle conf-
tru&ion, pour fuivre fcrupuleufement la conftruc-
tion analytique; tentajfe domos aèrias 9 atqueptreur-
m animo polum rotundum , necquicquam prodejl tibi
morituro ; on auroit encore la même penfée énoncée
avec autant ou plus de clarté ; mais l ’effet efl détruit
; entre les mains du poëte , elle efl pleine d’ar-
grément & d e vigueur : dans celle du grammairien,
c ’efl un cadavre fans vie & fans couleur ; celui-ci
la fait comprendre, l’autre la fait fentir.
Cet avantagej réel & inconteflable des inver fions,
joint à celui de rendre plus harmonieufes les langues
qui ont adopté des inflexions propres à cette
fin, font les principaux motifs qui femblent avoir
déterminé MM. Pluche & Chompré à défendre aux
maîtres qui enfejgnent la langue latine, de jamais
toucher à l’ordrdgénéral de la phrafe latine. »Car
» toutes les langues, dit M. Pluche ( Meth.p. u S.
» édit. iySt. ) &i fur-tout les anciennes, ont une
» façon, une marche differente de celle de la nôtre.
» C ’efl: une autre méthode de ranger les mots & de
»préfenter les chofes : dérangez-vous cet ordre ,
» vous vous privez du plaifir d’entendre un vrai
» concert. Vous rompez un affortiment de fons très-
» agréables : vous affoiblilfez d’ailleurs l ’énergie de
» l ’expreflïon & la force de l ’image.. * . . Le moin-
» dre goût fuffit pour faire fentir que le latin de cette
» fécondé phrafe' a perdu toute fa faveur ; il efl
» anéanti. Mais ce qui mérite le plus d’attention
» c’efl qu’en deshonorant ce récit par la marche de
»la langue françoife qu’on lui a fait prendre, on
» a entièrement renverfé l’ordre des chofes qu’on y
» rapporte ; & pour avoir égard au génie, ou plu-
» tôt à la pauvreté de nos langues vulgaires, on
» met en pièces le tableau de la nature », M. Chom-.
pré efl dè même avis, & en parle d’une maniéré aufli
v ive $C aufli décidée Moyens sûrs, & c . pag. 44.'
édit. tySy. » Une phrafe latine d’un auteur ancien
» efl un petit monument d’antiquité. Si vousdécom-
» pofez ce petit monument pour le faire entendre
» au lieu de le conflruire vous le détrüifez : ainfi ce
»que nous appelions conjlruclion, efl réellement
» une deflruclion ».
Comment faut-il donc s’y prendre pour introduire
les jeunes gens à l’étude du latin ou du grec ?
Voici la méthode de M. Pluche &c de M. Chompré.
Voyez Méch. pag. 164 & fuiv.
« 1. C’efl imiter la conduite de la nature de com-
» mencerle travail des écoles par lire en françois, ou
» par rapporter nettement en langue vulgaire ce qui
» fêrale iiijet de la traduction qu’on va faire d’un au-
» teur ancien. Il faut que les commençans fâchent
» dequoi il s ’agit, avant qu’on leur fafle entendre le
»moindre mot grec ou latin. Ce début les charme.
» A quoi bon leur dire des mots qui ne font pour eux
» que du bruit ? C ’efl ici le premier degré. . .
z. »Le fécond exercice efl d é liré, & de rendre
»fidellement en notrelanguele latin dont on a an-
» noncé le conte’nu ; en un mot de traduire.
3. Le troifieme efl de relire de fuite tout le latin
» traduit, en donnant à chaque mot le ton & l’in-
» flexion de la voix qu’on y donneroit dans la con-
» verfation.
» Ces trois premières démarches font l’affaire du
»maître: celles qui fuivent font l’affaire des com-
»mençans ». Difpenfon»-nous donc de les expofer
ici : quand les maîtres fauront bien remplir leurs
fondions, leur zele , leurs lumières & leur adrefle
les mettront allez en état de conduire leurs difciples
dans les leurs. Mais effayons l’application de ces
trois premières réglés , fur ce difeours adrefle à Sp.
Carvilius par fa mere. Cic. de Orat. I I . Si. Quin
prodis y mi Spuri , ut quotiejeumque gradum faciès y loties
tibi tuarum virtutum veniat in mentem.
1. Spurius Carvilius étoit devenu boiteux d’une
blefîure qu’il avoit reçue en combattant pour la république
, & il avoit honte de fe montrer publiquement
en cet état. Sa mere lui dit : que ne vous montrez-
vous'y monjils. , afin que chaque pas que vous ferez vous
fdJJc fouvenir de votre valeur ?
J’ai donc imité la conduite de la nature: j’ai rapporté
en françois le difeours qui va être le fujet de
la traduction, avec ce qui y avoit donné lieu. Il
s’agit maintenant du fécond exercice, qui confifle,
dit-on, à lire & à rendre fidellement en françois le
latin dont j’ai annoncé le contenu, en un mot de
traduire. Ce mot traduire imprimé en italique me
fait foupçonner quelque myflere, & j ’avoue que je
n’avois jamais bien compris la penfée de M. Pluche,
avant que j’eufle vu la pratique de M. Chompré
dans l’avertiffement de fon introduction ; mais avec
ce fecours, je crois que m’y voici.
z. Quin pourquoi ne pas, prodis tu parois, mi,
mon, Spuri Spurius, ut que, quotiefeumque combien
de fois , gradum un pas , fades tu feras, iodes autant
de fois, tibi à t o i , tuarum tiennes, virtutum
des vertus , veniat vienne, in dans, mentem l’efprit.
Le troifieme exercice efl de relire de fuite tout
le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton &
l’inflexion de la voix qu’on y donneroit dans la con-
verfation, Qn feroit tenté de croire que c’efl effeCtivement
le latin même qu’il faut relire de fuite, &
que ce ton fi recommandé efl pour mettre les jeunes
gens fur la voie du tour propre à notre langue.
Mais M. Chompré me tire encore d’embarras, en
me difant ; « faites lui redire les mots françois fur
» chaque mot latin fans nommer ceux-ci ». Reprenons
donc la fuite de notre opération. Pourquoi ne
pas tu parois , mon Spurius , que combien de fois un
pas tu feras , autant de fois à toi tiennes des vertus
vienne dans l'efprit.
Peut-on entendre quelque chofe de plus extraordinaire
que ce prétendu françois ? Il n’y a ni fuite
raifonnée, ni ufage connu , ni fens décidé. Mais
il ne faut pas m’en effrayer : c’eft M. Chompré qui
m’en affaire (• Averdjf. de l'introd. ) « vous verrez,
» dit-il, à l’air riant des enfans qu’ils ne font pas du-
» pès de ces mots ainfi placés à côté les uns les au-
» très , félon ceux du latin ; ils fentent bien que ce
» n’efl pas ainfi que notre langue s’arrange. Un de la
»troupe dira avec un peu d’aide » :, Pourquoi nepa-
rois tu pas , mon Spurius , . . . Pardon ; j’ai voulu
fur votre parole fuivre votre méthode, mais me
voici arrêté parce que je n’ai pas pris le même exemple
que vous. Permettez que je vous parle en homme
, & que je quitte le rôle que j’avois pris pour
un inftant dans votre petite troupe. Vous voulez que
je conferve ici le littéral de la première traduction ,
& que je le difpofe feulement félon l’ordre analytique
, ou fi vous l’aimez m ieux, que je le rapproche
de l’arrangement de notre langue ? A la bonne heure,
je puis le faire , mais votre jeune éleve ne le fera
jamais qu’avec beaucoup d'aide. A quoi voulez-vous
qu’il rapporte ce que ? où voulez.vons qu’il s’avife
de placer des vertus tiennes } Tout cela ne tient à rien,
&doit tenir à quelque chofe. Je n’y vois qu’un re-
mede, que je puife dans votre livre même*; è’eft de
fuppléer les ellipfes dès la première traduction littérale.
Mais il en réfulte un autre inconvénient : avant
u t , vous fuppléerez in hune finem( à cette fin ) ;
après tuarum virtutum, vous introduirez le nom me-
moria ( le fouvenir ) : que faites-vous en cela ? Ref-
peCtez-vous aflez le petit monument ancien que vous
avez entre les mains ? Ne le détruifez-vous pas en
le furchargeant de pièces qu’on y avoit jugées fu-
perflues ? Vous rompez un affortiment de fons très-
agréables ; vous affoibliflez l’énergie de l’expreflion ;
vous faites perdre à cette phrafe toute fa faveur ;
vous l’anéantiffez : par-là votre méthode me paroît
aufli repréhenfible que celle que vous blâmez. Vous
n’irez pas pour cela défendre d’y fuppléer des ellipfes
; vous convenez qu’il faut de néceflité y recourir
continuellement dans la langue latine, &
vous avez raifon : mais trouvez bon que j’en dif-
cute avec vous la caufe.
L’énonciation claire de la penfée efl le principal
objet de la parole, & le feul que puiffe envifager la
Grammaire. Dans aucune langue, on ne parvient
à ce but que par la peinture fidelie de la fucceflion
analytique des idées partielles, que l’on diflingue
dans la penfée par l’abflraClion ; cette peinture eft
la tâche commune de toutes les langues : elles ne
different entr’elles que par le choix des couleurs &
par l’entente. Ainfi l’etude d’une langue fe réduit à
deux points qui font, pour ne pas quitter le langage
figuré, la connoiffance des couleurs qu’elle emploie
, & la maniéré dont elle les diflribue : en termes
propres, ce font le vocabulaire & la fyntaxe.
H ne s’agit point ici de ce qui concerne le vocabulaire
; c’efl une affaire d’exercice & de mémoire.
Mais la fyntaxe mérite une attention particulière
de la part de quiconque veut avancer dans cette
étude, ou y diriger les commençans. Il faut obfer-
ver tout ce qui appartient à l’ordre analytique, dont
la connoiffance feule peut rendre la langue intelligible
: ici la marche en efl fuivie régulièrement ; là
la phrafe s’en écarte , mais les mots y prennent des
terminaifons,qui font comme l’étiquette de la place
qui leur convient dans la fucceflion naturelle ; tantôt
la phrafe eft pleine , il n’y a aucune idée partielle
qui n’y foit montrée explicitement; tantôt elle eft
elliptique, tous les mots qu’elle exige n’y font pas,
mais ils font défignés par quelques autres circonf-
tances qu’il faut reconnoître.
Si la phrafe qu’il faut traduire a toute la plénitude
exigible ; & qu’elle foit difpofée félon l’ordre de la
fucceflion analytique des idées, il ne tient plus qu’au
vocabulaire qu’elle ne foit entendue ; elle a le plus
grand degré pofîible de facilité : elle en a moins fi
elle eft elliptique , quoique conftruite félon l’ordre
naturel ; & c’eft la même chofe, s’il y a inverjion \
l’ordre naturel, quoiqu’elle ait toute l’intégrité analytique
; la difficulté efl apparemment bien plus
grande , s’il y a tout à la fois ellipfe & inverjîon. Or
c’eft un principe inconteflable de la didactique , qu’il
faut mettre dans la méthode d’enfeigner le plus de
facilité qu’il eft poflible. C’eft donc contredire ce
principe que de faire traduire aux jeunes gens le latin
tel qu’il eft forti des mains des auteurs qui écri-
voient pour des hommes à qui cette langue étoit naturelle
; c’eft le contredire que de n’en pas préparer
la traduction par tout ce qui peut y rendre bien fen-
fible la fucceflion analytique. M. Chompré convient
qu’il faut en établir l’intégrité , en fuppléant les ellipfes
: pourquoi ne faudroit-il pas de même en fixer
l ’ordre , par ce que l ’on appelle communément
la conflruCtion ? Perfonne n’oferoit dire que ce ne
fût un moyen de plus très-propre pour faciliter l’intelligence
du texte ; & l’on efl réduit à prétexter,
que c ’efl: détruire l ’harmonie de la phrafe latine ;
» que c’efl: empêcher l ’oreille d’en fentir le caraftere,
» dépouiller la belle latinité de fes vraies parures ,
» la réduire à la pauvreté des langues modernes, &c
» accoutumer l ’efprit à fe familiarifer avec la rufti-
cité. Méchan. des langues y pag. 12S.
Eh! que m’importe que l’on détruife un aflorti-
ment de fons qui n’a , ni ne peut avoir pour moi rien
d’harmonieux, puifque je neconnois plus les principes
de la vraie prononciation du latin ? Quand je les
connoîtrois, ces principes,que m’importeroit qu’on
laiffât fubfifter l’harmonie, fi elle m’empêchoitd’entendre
le fens de la phrafe ? Vous êtes chargé dé
m’enfeigner la langue latine, & vous venez arrêter
la rapidité des progrès que je pourrois y faire, parla
manie que vous avez d’en conferver le aombre
l’harmonie. Laiflez ce foin à mon maître de rhétorique
; c ’efl fon vrai lot : le vôtre eft de me mettre
dans fon plus grand jour la penfée qui eft l’objet de
la phrafe latine , & d’écarter tout ce qui peut en
empêcher ou en retarder l’intelligence. Dépouillez-
voùs de vos préjugés contre la marche des langues
modernes, & adouciflez les qualifications odieufes
dont vous flétriflez leurs procédés : il n’y a point de
rufticité dans des procédés diâés par la nature , 8£
fuivis d’une façon ou d’une autre dans toutes les
langues ; & il eft injufte de les regarder comme pauvres
, quand elles fe prêtent à l’expreffion de toutes
les penfées poffibles ; la pauvreté confifle dans la
feule privation du néceflaire, & quelquefois elle
naît de la furabondance du fuperflu. Prenez garde
que ce ne foit le cas de votre méthode , où le trop
de vues que vous embraflez pourroit bien nuire à
celle que vous devez vous propofer uniquement.
Servius, D on a t, Prifcien, Ifidore de Séville,
connoifloient auffi-bien & mieux que vous, les effets
& le prix de cette harmonie dont vous m’em-
barraffez, puifque le latin étoit leur langue naturelle.
Vous avez vu cependant qu’ils n’ y avoient aucun
é<*ar d , dès que YinverJîon\e\\t fembloit jetterde l’ob