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H O M fenfation aufli iittportune que la faim même. Plus nos
attachemens font vifs, plus nous fommes aifément
trompés fur leur véritable motif. L’aâivité des parlions
excite & raffemble une foule d’idées, dont l’u-
toion produit des chimères comme la fievre forge des
rêves à un malade ; cette erreur, fur le but de nos
pallions, ne nous féduit jamais d’une maniéré plus
marquée, que dans l’amour. Lorfque le printems de
notre âge a développé en nous ce befoin qui rapproche
les fexes, l’efpérance jointe à quelques rapports
, fouvent mal-examinés, fixe fur un objet particulier
nos voe u x, d’abord errans ; bientôt cet objet
toujours préfent à nos defirs, anéantit pour nous tous
les autres : l’imagination aôive va chercher des fleurs
de toute efpece pour embellir notre idole. Adorateur
de fon propre ouvrage, un jeune homme ardent voit
dans fa maitreffe le chef-d’oeuvre des grâces, le modèle
de la perfe&ion, Taffemblage complet des merveilles
de la nature ; fon attention concentrée ne s’é chappe
fur d’autres objets, que pour les fubordon-
ner à celui-là. Si fon ame vient à s’épuifer par des
mouvemens aufli rapides, une langueur tendre l’ap-
pefantit encore fur la même idée. L’image chérie ne
l’abandonne dans le fommeil, qu’avec le fentiment
de l’exiflence ; les fongesla lui repréfentent ,& plus
intéreffante que la lumière, c’eft elle qui lui rend la
vie au moment du réveil. Alors fi l’art ou la pudeur
d’une femme, fans defefpérer fes voe u x , vient
à les irriter parle refpeft & par la crainte, l’idée des
vertus jointe à celle des charmes, lui laiffe à peine
lever des yeux tremblans fur cet objet majeftueux :
fes defirs font écüpfés par l’admiration ; il croit ne
refpirerque pour ce qu’il adore ; fa vie feroit mille
fois prodiguée, fi l’on defiroit de lui cet hommage.
Enfin arrive ce moment qu’il n’ofoit prévoir , & qui
le rend égal aux dieux : le charme ceïTe avec le befoin
de jouir , les guirlandes fe fannent, & les fleurs
defféchées lui lailfent voir une femme fouvent aufli
flétrie qu’elles: il en eft ainfi de tous nos facrifices.
Les idées fa&ices que nous devons à la fociété, nous
préfentent le bien-être fous tant de formes différentes,
que nos motifs originels fe dérobent. Ce font ces
idées, <jui en multipliant nos befoins, multiplient
nos plaifirs & nos paflions, & produifent nos vertus,
nos progrès, & nos crimes. La nature ne nous
a donné que des befoins aifés à fatisfaire : il femble
d’après c e la , qu’une paix profonde dût régner par-
mi les hommes ; & la pareffe qui leur eft naturelle ,
paroîtroit devoir encore la cimenter. Le repos, ce
partage réfervé aux dieux, eft l’objet éloigne que fe
propofent tous les hommes, & chacun envifage la facilité
d’être heureux fans peine, comme le privilège
de ceux qui fe diftinguent; de-là naît dans chaque homme un defir inquiet, qui l’éveille & le tourmente.
Ce befoin nouveau produit des efforts que la concurrence
entretient, & par-là la pareffe devient le principe
de la plus grande partie du mouvement dont les hommes font agités. Ces efforts devroient au moins
s arrêter au point où doit ceffer la crainte de manquer :
du neceffaire ; mais l’idée de diftinâion étant une
fois formée, elle devient dominante , & cette paf-
fion fécondaire détruit celle qui lui a donné la naif-
fance. D ès qu’un homme s’eft comparé avec ceux qui
l’environnent, & qu’il a attaché de l’importance à
s’en faire regarder, fes véritables befoins ne font plus
l’objet de fon attention, ni de fes démarches. Le repos
, en perfpeûive, qui faifoit courir Pyrrhus, fatigue
encore tout ambitieux qui veut s?élever, tout
avare quiamaffe au de-là de fes befoins , tout homme
paflionné pour la gloire, qui Craint des rivaux. La
modération, qui n’eft que l’effet d’une pareffe plus
profonde, eft devenue affez rare pour être admirée
& v S eJIe.a P“ ®tre encore un objet de jaloufie
piuiqu elle etoit un moyen de confédération, La plu-
H O M pattdes hommes modérés ont même été de tOiittems
foupçonnés de mafquer des deffeins , parce qu’on
ne voit dans les autres que la difpofition qu’on
éprouve, & que les defirs de chaque homme ne font
ordinairement arrêtés que par le fentiment de fon
impuiffance. Si on ne peut pas attirer fur foi les regards
d’une république entiere,onfe contente d’être
remarqué de les voifins, & on eft heureux par l’attention
concentrée de fon petit cercle. Des prêtent
lions particularifées naiffent ces différentes chofes,
qui divifent les connoiffances, &C qui n’ont rien à
demêler entr’elles. Beaucoup d’individus s’agitent
dans chaque tourbillon, pour arriver aux premiers
rangs : lefoible , ne pouvant s’élever, eft envieux,
& tâche d’abaiffer ceux qui s’élèvent; l’ envie
exaltée produit des crimes, & voilà ce qu’eft la fo*
ciété. Ce defir, par lequel chacun tend fans ceffe à
s’élever, paroît contredire une pente à l’efclavage ,
qu’on peut remarquer dans la plupart des hommes,
& qui en eft une fuite. Autrefois la crainte, & une
forte de faififfement d’admiration, ont dû foumettre
les hommes ordinaires à ceux que des paflions fortes
portoient à des aâions rares & hardies ; mais depuis
que la reconnoiffance a des degrés, c’eft l’ambition
qui mene à l’efclavage. On rampe aux piés du
trône où l’on eft encore au deffus d’une foule de
têtes qu’on fait courber. Les hommes qui ont des prétentions
communes, font donc les uns à l’égard des
autres dans un état d’effort réciproque. Si les hoftiii-
tés ne font pas continuelles entre e u x , c’eft un repos
femblable à celui des gardes avancées de deux camps
ennemis ; l’inutilité reconnue de l’attaque maintient
entre elles les apparences de la paix. Cette difpofition
inquiette, qui agite intérieurement les hommes ,
eft encore aidée par une autre, dont l'effet, affez
femblable à celui de la fermentation fur les corps ,
eft d’aigrir nos affefrions, foit naturelles, foit ac-
quifes. Nous ne fommes préfens à nous-mêmes que
par des fenfations immédiates, ou des idées, 6c le
bonheur, que nous pourfuivons néceffairement ,
n’eft point lans un v if fentiment de l’exiftence : mal-
heureufement la continuité affoiblit toutes nos fenfations.
C e que nous avons regardé long-tems, de-
vientpour nous comme les objets qui s’éloignent,
dont nous n’appercevons plus qu’une image confufe
& mal terminée. Le befoin d’exifter vivement eft
augmenté fans ceffe par cet affoibliffement de nos
fenfations, qui ne nous laiffe que le fouvenir importun
d’un état précédent. Nous fommes donc forcés
pour être heureux, ou de changer continuellement
d’objets, ou d’outrer les fenfations du même
genre. De-là vient une inconftance naturelle, qui
ne permet pas à nos voeux de s'arrêter, ou une p ro-
greflionde defirs, qui toujours anéantis par la jouif-
fance, s’élancent jufques dans l’infini. Cette difpofition
malheureufe altéré en nous les impreffions les
plus facrées de la nature , & nous rend aujourd’hui
neceffaire, ce dont hier nous aurions frémi. Les jeux
du cirque, où les gladiateurs ne recevoient que des
bleffures , parurent bientôt infipides aux dames
Romaines. On vit ce fe x e , fait pour la p itié, pour-
fuivre à grands cris la mort des combattans. On exigea
dans la fuite qu'ils expiraffent avec grâce, dit
l’abbé Dubos, & ce fpefracle affreux devint nécef-
faire pour achever l'émotion & compléter le plai-
fir. Par-là notre attention fe porte furies chofes nouvelles
& extraordinaires, nous recherchons avec
intérêt tout ce qui réveilje en nous beaucoup d’idées
; par-là font déterminés même nos goûts purement
phyfiques. Les liqueurs fortes nous plaifent
principalement, parce que la chaleur qu’elles communiquent
au fang produit des idées v iv e s ,& femble
doubler l ’exiftence : on pourroit en conclure que
le plaifir ne confifte que dans le fentiment de l ’exif-
H O M tence, porté à un certain degré. En effet, ertfuivatit
ceux du chatouillement, depuis cette fenfation vague
, qui eft une importunité jufqu’à ce dernier terme
, au de-là duquel eft la douleur : en defcendant
du chagrin le plus profond, jufqu’à cette douleur
tendre & intéreffante, qui en eft une teinte affaiblie
, on feroit tenté de croire que la douleur & le
plaifir ne different que par des nuances, Poye^ Pla is
ir . Quoi qu’il en fo it , il eft certain que nous devons
au befoin d’être émus une curiofité, qui devient
la paflion de ceux qui n’en ont point d’autres,
un goût pour le merveilleux, qui nous entraîne à
tous les fpeétacles extraordinaires, une inquiétude
qui nous promene dans la région des chimères. Ce
qui eft renfermé dans ce qu’on appelle les termes de la
raifort * ne peut donc pas être long-tems pour nous
le point fixe du bonheur. Les chofes difficiles & outrées
, les idées hors de la nature doivent nous ié -
duire prefque fûrement. Voye^ Fa n a t ism e . La vigilance
religieufe, & ,1’occupation de la priere ne
fufiifent pas à l’imagination mélanchol:que d’un
bonze. Il lui faut des chaînes dont il le charge ; des
charbons ardens qu’il mette fur fa tête, des doux
qu’il s’enfonce dans fes chairs ; il eft averti de Ion
exiftence d’une maniéré plus intime & plus for te ,
que celui qui remplit Amplement les devoirs de la
Vie civile &c de la charité. Suivez le cours de toutes
les affefrions humaines, vous les verrez tendre à
s'exalter, au point de paroître entièrement défigurées.
L'homme délicat & fenfiblc devient foible &
pufillanime : la dureté fuccede au courage ; le contemplatif
devient quiétifte, & le zélé eft bientôt un
homme atroce. Il en eft ainfi des autres caraâeres,
& même de t^lui quife montre de la maniéré la plus
confiante dans quelques individus, la gaieté.'Il eft
rare qu’elle dure plus lông-tems que la jeuneffe ,
parce qu’elle eft abforbée paries paflions, qui occupent
l’ame plus profondément, ou détruite par
fon exercice même. Mais dans ceux en qui ce caractère
fubfifte plus long-tems, parce qu’ils ne font capables
que d’intérêts fuperficieïs, il s’altere par défrés,
& perd beaucoup de fon honnêteté première*
,es hommes légers qui n’ont que (a gaieté pour attribu
t, reffemblent affez à ces jeunes animaux q u i,
après avoir épuifé toutes les fituations plaidantes, fi-
niffent par égratigner & mordre. Cette pente qui entraîne
prefque tous les individus, peut s’obferver en
grand dans la maffe des événemens qui ont agité la
terre. Suivez l’hiftoire de toutes les nations, vous
verrez les meilleurs gouvernemens fe dénaturer ;
une fermentation lente a fait croître la tyrannie dans
les républiques : la monarchie eft changée par le
tems en pouvoir arbitraire. Voye^ G o u v e r n e m
e n t .
Lorfque dans un état la fécurité commence à polir
les moeurs, & que les idées fe tournent du côté
des plaifirs, la vertu régné au milieu d’eux : une
urbanité modefte couvre la volupté d’un voile ,
mais il devient bientôt importun. Alors le libertinage
fe produit fans pudeur , & des goûts honteux
mfultent la nature. Dans les arts, vous verrez l’ar—
chiteélure quitter une fimplicité noble pour prodiguer
les ornemens ; la peinture chargera fon coloris *
la même altération fe fera fentir dans les ouvrages
d’efprit. Le befoin de nouveauté mettra la fineflè à
la place, de l’élégance ; l’obfcurité prendra celle de
la force , ou fophiftiquera fort ; une métaphyfique
puérile analyfera les fentimens ; tout fera perdu, fi
quelques génies heureux ne rompent pas cette
niarche naturelle des penchans humains. Mais la
phyfique expérimentale cultivée & le tableau de la
nature préfenté par des hommes d’une trempe forte
, rare. P °urri° nt donner à l’efprit humain un fpefra-
j ^Uj ete,ndJa fes vûes » & fera naître un nouvel
ordrq de chofes.
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Nous voyons que l’homme pareffeux pàr nature *
mais agité par l’impatience de fes defirs eft le jouet
continuel d’un efprit qui ne fe renouvelle que pour
le trahir. Fatigué dans la recherche du bonheur par
mille intérêts étrangers qui le croifent ; rebuté par
les obftacles, ou dégoûté par la jouiffance, il femble
que la méchanceté lui dût être pardonnable, &
que le malheur foit fon état naturel. L’intérêt de
tous réclamant contre l’intérêt de chacun, a donné
naiffance aux lois qui arrêtent l’extérieur des grands
crimes. Ma s malgré les lois , il refte toûjours à la
méchanceté un empire qui n’en eft pas moins vafte
pour être ténébreux. Dans une fociété nombreufe ,
une foule d’intérêts honnêtes & obfcurs que la fcé-
lérateffe peut troubler , lui donne fans danger un
exercice continuel. La focieré humaine feroit donc
une confédération de méchans que l’intérêt feul
tiendroit unis , & auxquels il ne faudrait que la fup-
preflion de cet intérêt pour les armer les uns contre
les autres. Mais en obfervant l’homme de près , il
n’eft pas poflible de méconnoître en lui un fentiment
doux qui l’intércffe au fort de fes femblables
toutes les fois qu’il eft tranquille fur le fien. Peut-
être rencontftrez-vous quelques monftres atrabilaires
qu’une organifation vicieufe & rare porte à
la cruauté. Une habitude affreufe aura rendu peut-
être à quelques autres cette émotion neceffaire. La
plupart des hommes, lorfque des paflions particulières
ne les enlèveront pas aux mouvemens de la
naîure, céderont a une fenfibilité précieufc qui
eft la fource de toutes les vertus , & qui peut être
celle d’un bonheur confiant, royc^ Hum an ité .
Ce fentiment tempere dans Ykomme l’a&ivité de
l’amour-propre ; &c peu femblable aux autres genres
d’émotion, il acquiert des forces en s’exerçant. On
ne fauroir donc Tinfpirer de trop bonne heure
aux entans. On devrait chercher à l’exciter en eux
par des images pathétiques , 6c leur prél'emer des
fituations atrendrifl'anres qui puffent le développer.
Des leçons de bienféance feraient peut-êrre plus de
leur goût, & leur ferviroient fûrement plus que ne
peuvent faire les mots barbares dont on les fatigue.
Si ces idées ne font pas fort aâives pendant l'effet-«
vefcence de la jeuneffe, elles s’emparent du terrein
que les paflions abandonnent, & leur douceur remplace
l’yvreffe de celles-ci. Elles élevent & rem«
pliffent Tante. Malheureux qui n’a point éprouvé
la fenfation complété qu’elles procurent J Nous
difons qu’on pourroit développer dans les enfans
le fentiment vertueux de la pitié. L’expérience apprend
qu’on pourroit aufli leur infpirer tous les préjugés
favorables , foit au bien des hommes en général
, foit à l’avantage de la fociété particulière dans
laquelle ils vivent. Ces heureux préjugés faifoient
à Sparte autant de héros que de citoyens, & ils
pourraient produire dans tous les hommes toutes les
vertus relatives aux fituations dans lelqueiles ils
font placés. L’amour propre étant une fois dirigé
vers un o b je t , une première aftion généreufe eft
un engagement pour la fécondé, & des facrifices
qu’on a faits naît Teftime de foi-même qui foûtient
& allure le caraôere qu’on s’eft donné. On devient
pour foi le juge le plus lévere. Cet orgueil eftima-
ble maîtrife Tante , & produit ces mouvemens de
vertu que leur rareté fait regarder comme hors de
la nature. Cette eftime de foi-même eft le principe
le plus fûr de toute aâion forte & généreufe ; on
ne doit point en attendre d’efclaves avilis par la
crainte. L’afferviffement ne peut conduire qu’à la
baffeffe & au crime. Mais l’éducation ne peut pas
être regardée comme une affaire de préceptes ; c’eft
l’exemple , l’exemple feul, qui modifie les hommes>
excepté quelques âmes privilégiées qui jugent de
Tcfl'ençe des chofes , parce qu’elles Tentent elles«