cution ; l ’ordre analytique eft donc, par rapport à
la Grammaire, l ’ordre naturel; 6c c’eft par rapport à
cet ordre que les langues ont admis ou profcrit Yinverfion.
Cette vérité me femble1 réunir en fa faveur
des preuves de raifonnement, de fait 6c de témoignage
, fi palpables 6c fi multipliées , que je ne croi-
rois pas pouvoir la rejetter fans m’expofer à devenir
moi-même la preuve de ce que dit Cicéron : Nefcio
quomodo nihil tam abfurde dici potefi, quod non dica-
tur ab iiliquo philofophorum. De divinat.lib. II. cap.
M. l’abbé Batteux, dans la fécondé édition de fon
cours de belles-lettres, fe fait du précis de la doârine
ordinaire une objeftion qui paroît née des difficultés
qu’on lui a faites fur la première édition ; 6c voici
ce qu’il répond : tom. I P .pag. Jotf. « Qu’il y ait
» dans l’efprit un arrangement grammatical, relatif
» aux réglés établies par le méchanifme de la langue
» dans laquelle il s’agit de s’exprimer ; qu’il y ait en-
» core un arrangement des idées confidérées métha-
» phyfiquement. . . . ; ce n’eft pas de quoi il s’agit
» dans la queftion préfente. Nous ne cherchons pas
» l’ordre dans lequel les idées arrivent chez nous ;
» mais celui dans lequel elles en fortent, quand, at-
» tachées à des mots, elles fe mettent en rang pour
>> aller, à la fuite l’une de l’autre , opérer la perfua-
» fion dans ceux qui nous écoutent ; en un mot, nous
» cherchons l’ordre oratoire, l’ordre qui peint, l’or-
» dre qui touche ; 6c nous difons que cet ordre doit
» être dans les récits le même que celui de la chofe
» dont on fait le récit, & que dans les cas oh il s’a-
» git de perfuader, de faire confentir l’auditeur à ce
» que nous lui difons , l’intérêt doit regler les rangs
» des objets, 6c donner par conféquent les premières
» places aux mots qui contiennent l ’objet le plus im-
» portant ». Qu’il me foit permis de faire quelques
obfervations fur çette réponfe de M. Batteux.
r°. S’il n’a pas envilàgé l’ordre analytique ou
grammatical, quand il a parlé Yinverfion , il a fait
en cela la plus grande faute qu’il foitpoffible de commettre
en fait de langage ; il a contredit l ’ufage , 6c
commis un barbarifme. Les grammairiens de tous
les tems ont toujours regardé le mot inverfion , comme
un terme qui leur étoit propre , qui étoit relatif
à l’ordre méchanique des mots dans l’élocution grammaticale
: on ,a vu ci-deffus que c’eft dans ce fens
qu’en ont parlé Cicéron, Quintilien, D on a t, Ser-
vius Prifcien, S. Ifidore de Séville. M. Batteux ne
pouvoit pas ignorer que c ’eft dans le même fens, que
le P. du Cerceau fe plaint du défordre de la conftruc-
tibn ufuelle de la langue latine ; 6c qu’au contraire
M. de Fénelon, dans fa lettre à l’académie françoife
( édit. 1740. pag. 313. &fuiv. ) , exhorte fes confrères
à introduire dans la langue françoife, en faveur
de la poëfie , un plus grand nombre Y inverfions
qu’il n’y en a. « Notre langue, dit-il, eft trop fe-
» vere fur ce point ; elle ne permet que des inver-
yîfions douces : au contraire les anciens facilitoient,
» par des inverfions fréquentes, les belles cadences,
» la variété 6c les expreffions paffionnées ; les inverti
fions fe tournoient en grandes figures , 6c tenoient
» l’efprit fufpendu dans l’attente du merveilleux ».
M. Batteux lui-même, en annonçant ce qu’il fe pro-
pofe de difeuter fur cette matière , en parle de maniéré
à faire croire qu’il prend le mot à! inver fion fans
le même fens que les autres, « L ’objet, d it-il, (pag.
» 29 S. ) de cet examen fe réduit à reconnoître quel-
» le eft la différence de la firucture des mots dans les
» deux langues , & quelles font les caufes de ce
» qu’on appelle gallicifme, Iatinifme , &c. » Or je
le demande : ce motfiruclure n’eft-il pas rigOureufe-
ment relatif au méchanifme des langues , 6c ne figni-
fie-t-il pas la difpofition artificielle des mots, auto-
rifée dans chaque langue, pour atteindre le but qu’on
s’y propofe -, qui eft l’énonciation de la penfée >
N’eft-ce pas aufli du méchanifme propre à chaque
langue, que naiffent les idiotifmes ? Wsjm Il o t
ism e . .
Je fens bien que l’auteur m’alléguera la déclaration
qu’il fait ici exprefîement, 6c qu’il avçit affez
indiquée. dès la première édition , qu’il n’envifage
que l’ordre oratoire ; qu’il ne donne le nom Yinvtr-
fion qu’aurenverfement de cet ordre, 6c que l’ufage
des mots eft arbitraire , pourvu que l’on ait la précaution
d’établir, par cle bonnes définitions, le fens
que l’on prétend y attacher; mais la liberté d’introduire
, dans le langage même des fciences 6c des
arts, des motsabfoîumentnouveaux, 6c de donner
à des mots déjà connus un fens différent de celui qui
leur eft ordinaire, n’eft pas une licence effrénée qui
puiffe tout changer fans retenue , 6c innover fans
raifon ; dabitur licencia fumpta pudenter. Hor. art
poèt. 51. il faut montrer l’abus de l’ancien ufage,
6c l’utilité ou même la néceflïté du changement;
fans quoi, il faut refpeûer inviolablementl’ufage du
langage didactique, comme celui du langage national
, quem penes ai bitrium efi, & jus , & norma loqutn-
di. Ibid. 7 1 . M. Batteux a-t-il pris ces précautions?
a-t-il prévenu l’équivoque 6c l’incertitude par
une bonne définition ? Au contraire , quoiqu’il foit
peut-être vrai au fond que Yinverfion, telle qu’il
l’entend, ne puiffe l’être que par rapport à l’ordre
oratoire ; il femble avoir afFeCté de faire croire qu’il
ne prétendoit parler que de Yinverfion grammaticale ;
il annonce dès le commencement qu’il trouve fingu-
liere la conféquence d’un raifonnement du P. du
Cerceau fur les inverfions, qui ne font affurément que
les inverfions grammaticales (pag. 298 ) ; & il prétend
qu’il pourroit bien arriver que Yinverfion fut
chez nous plutôt que chez les Latins. N’eft-ce pas à
la faveur de la même équivoque, que MM. Pluche
& Chompré, amis 6c profélytes de M. Batteux, ont
fait de fa doctrine nouvelle fur Yinverfion, fous fes
propres yeu x, 6c pour ainfi dire fur fon bureau le
fondement de leur fyftème d’enfeignement, & de
leur méthode d’étudier les langues ?
20. S’il y a dans l’efprit un arrangement grammatical
, relatif aux réglés établies pour le méchanifme
de la langue dans laquelle il s’agit de s’exprimer,
(ce font les termes de M. Batteux ) ; il peut donc y
avoir dans l’élocution un arrangement des mots,
qui loit le renverfement de çet arrangement grammatical
qui exifte dans l’efprit ,• qui foit inverfion
grammaticale ; & c ’eft précifément l’efpece d'inver-
f io n , reconnue comme telle jufqu’à prêtent par tous
les Grammairiens, & la feule à laquelle il taille en
donner le nom : mais expliquons-nous. Un arrangement
grammatical dans l ’efprit, veut dire fans doute
un ordre dans la fucceffion des idées, lequel doit fer-
vir de guide à la grammaire ? celapofé, faut-il dire
que cet arrangement eft relatif aux réglés, ou que les
réglés font relatives à cet arrangement ? La première
expreffion me fembleroit indiquer que l ’arrangement
grammatical ne feroit dansl’efprit, que comme le
réfultat des réglés arbitraires du méchanifme propre
de chaque langue ; d’où il s’enfuivroit que chaque
langue dévroit produire fon arrangement grammatical
particulier. La fécondé expreffion fuppofe que
cet arrangement grammatical préexifte dans l’efprit,
6c qu’il eft le fondement des réglés méchanique
de chaque langue. En cela même je la croîs préférable
à la première , parce que, comme le difent
les Jurifconfultes, régula efi quai rem qua eft, bre-
viter enarrat; non ut ex régula jüs fumatur , fed ex
jure, quod efi , régula fiat. Paul, jurifeonf. lib. I.de
reg. jur. Quoiqu’il en foit, dès que M. Batteux re-
connoît cet arrangement grammatical dans l ’efprit,
il me femble que ce doit être celui dont j ’ai ci-devant
démontré l’influence fur la fyntaxe de toutes
les langues, celui quifeul contribue à donner,aux
mots réunis un fens clair 6c précis, & dont l’inob-
fervation feroit de la parole humaine un fimple
bruit femblable aux cris inarticulés des animaux.
Dans quelle langue fe trouve donc Vinverfion relative
à cet ordre fondamental ? dans le latin ou dans
le françois ? dans les langues tranfpofitives ou dans
les analogues? Je ne doute point que M. Batteux,
M. Piuche , M. Chompré, 6c M. de Condillac ne
reconnoiffent que le latin, le grec 6c les autres langues
tranfpofitives admettent beaucoup plus à'inverfions
de cette efpece, que le françois, ni aucune
des langues analogues qni fe parlent aujourd’hui en
Europe.
30. Il ne m’appartient peut-être pas trop de dire
ici mon avis fur ce qui concerne l’ordre de l’élocution
oratoire ; mais je ne puis m’empêcher d’expofer
du moins fommairement quelques réflexions qui me
font venues au fujet du fyftême de M. Batteux fur
cepointât . • - -îs.Vî&lir:v lùr;...ît ‘ ci.
« C ’eft, dit-il, ( pag. 3,01.) de l’ordre & de l ’ar-
» rangement des chofes 6c de leurs parties , que dé-
» pend l’ordre & l’arrangement des penfées ; 6c de
» l’ordre & de l’arrangement de la penfée, que dé-
» pend l’ordre & l’arrangement de l’expreffion. Et
» cet arrangement eft naturel ou non dans les pen-
» fées & dans les expreffions qui font images, quand
» il eft ou qu’il n’eft pas conforme aux chofes qui
» font modèles. Et s’il y a plufieurs chofes qui fe
» fuiventou plufieurs parties d’une meme choie, &
» qu’elles foient autrement arrangées dans la penfée,
» qu’elles ne le font dans la nature , il y a inverfion
» ou renverfement dans la penfée. Et fi dans l’ex-
» preffion il y a encore un autre arrangement que
» dans la penfee, il y aura encore renverfement ;
*> d’oh il fuit que Yinverfion ne peut être que dans les
» penfées ou dans les expreffions , & qu’elle ne peut
„ y être qu’en renverfant l’ordre naturel des chofes
» qui font repréfentées ». J’avois cru jufqu’i c i , &
bien d’autres apparemment l’avoient cru comme
moi & le croient encore, que c’eft la vérité feule
qui dépend de cette conformité entre les penfées &
les chofes, ou entre les expreffions ôi les penfées ;
mais on nous apprend ici que la conftruftion régulière
de l’élocution en dépend aufli, ou même qu’elle
en dépend feule, au point que quand cette conformité
eft v iolé e, il y a Amplement inverfion, ou dans
la tête de celui qui conçoit les chofes autrement
qu’elles ne font en elles-mêmes, ou dans le difeours
dè celui qui les énonce autrement qu’il ne les conçoit.
Voilà fans doute la première fois que le terme
d "inverfion eft employé pour marquer le dérangement
dans les penfées par rapport à la réalité des
chofes , ou le défaut de conformité de . la parole
avec la penfée ; mais il faut convenir alors que la
grande fource des inverfions de la première efpece eft
aux petites-maifons, & que celles de la fécondé efpece
font traitées trop cavalièrement par les mora-
liftes qui, fous le nom odieux de menfonges , les ont
miles dans la daffe des chofes abominables. I
Mais fuivons les conféquences : il eft donc effen-
tiel de bien connoître l’ordre & l’arrangement des
chofes & de leurs parties, pour bien déterminer celui
des penfées, & enfuite celui des expreffions :
tout le monde croit que c’eft là la fuite de ce qui
vient d’être dit ; point du tout. Au moyen d’une inverfion
, qui n’eft ni grammaticale ni oratoire, mais
logique, l’auteur trouve « que dans les cas ou il s a-
» git de perfuader, de faire conlentir 1 auditeur à
» ce quenous lui difons, l’mréref doit regler les rangs
» des objets, &c donner par confequent les premières
» places aux mots qui contiennent l’objet le plus
» important », Il eft difficile, ce me femble , d açcorder
cet arrangement réglé, par l’intérêt , avec
l ’arrangement établi par la nature entre les chofes :
qu’importe; c’eft dit-on, celui qui doit régler les
places des mots. J’y confens ; mais les décidons de
cet ordre d’intérêt font-elles confiantes, uniformes,
invariables? Vous favez bien que telle doit être la
nature des principes des Sciences & des Arts. Il me
femble cependant qu’il vous feroit difficile ue montrer
cette invariabilité dans le principe que vous
adoptez ; il devroit produire en tout tems le même
effet pour tout le monde ; au lieu que dans votre
fyftême , pour me fervir des termes de l’auteur de
la Lettre fur les fourds & muets, pag. y g . « ce qui
» fera inverfion pour l’un , ne le fera pas pour l’an—
» tre. Ca r, dans une fuite d’idées , il n’arrive pas
» toujours qu't tout le monde foit également affe&é
«parla même. Par exemple, fi de ces deux idées
» contenues dans la p h r a l ferpentem fuge , je vous
» demande quelle eft la principale ; vous me direz
» vous que c’eft le ferpent; mais un autre prétendra
» que c’eft la fuite, & vous aurez tous deux raifon.
» L ’homme peureux ne fonge qu’au ferpent ; mais
» celui qui craint moins le ferpent que ma perte, ne
» fonge qu’à ma fuite : l’un s’effraye & l’autre m’a-
» vertit ». Votre principe n’eft donc ni affez évident,
ni affez sûr pour devenir fondamental dans
l’élocution même oratoire. Vous le fentez vous-même
, puifque vous avouez (pag. 31 (f) que fon application
« a pour le métaphyficien même des va-
» riations embarraffantès, qui font caulées par la
» maniéré dont les objets le mêlent, fe cachent, s’ef-
» facent, s’enveloppent, ie déguifent les uns les au-
» très dans nos pentées ; de forte qu’ il refte toujours,
» au moins dans certains cas, quelques parties de la
» difficulté ». Vous ajoutez que le nombre & l’harmonie
dérangent fouvent la conftru&ion prétendue
régulière que doit opérer votre principe. Vous y
voilà , permettez que je vous le dife ; vous voilà
au vrai principe de l’élocution oratoire dans la langue
latine 6c dans la langue grecque ; & vous tenez
la principale caufe qui a déterminé le génie de
ces deux langues à autorifer les variations des cas,
afin de faciliter les inverfions qui pourroient faire
plus de plaifir à l’oreille par la variété 6c par l’harmonie
, que la marche monotone de la conftruétion
naturelle 6c analytique.
Nous avons lu vous 6c moi, les oeuvres de Rhétorique
de Cicéron 6c de Quintilien , ees deux grands
maîtres d’éloquence , qui en connoiffoient li profondément
les principes & le s refforts, 6c qui nous
les tracent avec tant de iagacité, de, jufteffe 6c d’étendue.
On n’y trouve pas un mot, yous le favez,
fur votre prétendu principe de l’élocution oratoire;
mais avec quelle abondance 6c quel fcrupule infif-
tent-ils l ’un 6c l’autre fur ce qui doit procurer cette
fuite harmonieufe de fons qui doit prévenir le dégoût
de l’oreille, ut & verborum numéro, & vocutn
modo, deleclatione vincerent aurium fatietatern. Cic.
de O rat. lib. I I I . cap. xjv. Cicéron partage en deux
la matière de l’éloquence: i°. le choix des choies
& des mots, qui doit être fait avec prudence , &
fans doute d’après les principes qui lont propres à
cet objet ; z°. le choix des ions qu il abandonne à
l’orgueilleufe lènfibilité de l'oreille. Le premier point
e ft, félon lu i , du reffort de l’intelligence 6c de la
raifon ;& les réglés par conféquent qu’il faut y fui-
vre , font invariables 6c sûres. Le fxond eft ciu reffort
du goût; c ’eft la fenfibilité pour le pla.iir qui
doit en décider ; 6c ces décriions varieront en conféquence
au gré des caprices de l'organe & des conjonctures.
Rerurn verborumquejudiciumprudentiat efi,
vocum ( des fons ) autem & numerorum aures funt
judices : & quod ilia adintelligentiam referuntur, haie
ad voluptatem, in illis ratio invenic , in his fenfus,