562 I M A elle qu’un poëte crée fes perfonnages, leur donne
des cara&eres, des pafîions ; invente fa fable, en
préfente l’expofition, en redouble le noeud, en prépare
le dénouement ; travail qui demande encore le
jugement le plus profond, & en même tems le plus
fin.
Il faut un très-grand art dans toutes ces imaginations
d'invention, & même dans les romans ; ceux
qui en manquent font méprifés des efprits bien faits.
Un jugement toujours fain régné dans les fables d’E-
fope ; elles feront toujours les délices des nations. Il
y a plus d'imagination dans les contes des fées ; mais
ces imaginations fantaftiques , toujours dépourvues
d’ordre & de bon fens, ne peuvent être eftimées ;
on les lit par foibleffe, & on les condamne par rai-
fon.L
a fécondé partie de l'imagination active eft celle
de détail, & c’eft elle qu’on appelle communément
imagination dans le monde. C ’eft elle qui fait le charme
de la converfation ; car elle préfente fans celle
à l’efprit ce que les hommes aiment le mieux, des
objets nouveaux ; elle peint vivement ce que les
efprits froids deflinent à peine , elle emploie les cir-
conftances les plus frappantes, elle allégué des exemples
, & quand ce talent fe montre avec la fobriété
qui convient à tous les talens , il fe concilie l’empire
de la fociété. L’homme eft tellement machine,
que le vin donne quelquefois cette imagination, que
l’oifiveté anéantit ; il y a là de quoi s’humilier, mais
de quoi admirer. Comment fe peut-il faire qu’un peu
d’une certaine liqueur qui empêchera de faire un
ca lcul, donnera des idées brillantes ?
C ’eft fur-tout dans la Poéfie que cette imagination
de détail & d’expreftion doit régner ; elle eft ailleurs
agréable, mais là elle eft néceffaire ; prefque tout
eft image dans Homere, dans Virgile, dans Horace,
fans même qu’on s’en apperçoive. La tragédie demande
moins d’images, moins d’expreflions pitto-
refques, de grandes métaphores , d’allégories, que
le poème épique ou l’ode ; mais la plupart de ces
beautés bien ménagées font dans la tragédie un effet
admirable. Un homme qui fans être poëte ofe
donner une tragédie , fait dire à H yppolite,
Depuis que je vous vois j'abandonne la chaffe.
Mais Hyppolite, que le vrai poète fait parler, dit ;
Mon, axe, mes javelots,, mon char, tout tt?importune.
Ces imaginations ne doivent jamais être forcées,
empoulées, gigantefques. Ptolomée parlant dans un
confeil d’une bataille qu’il n’a pas v û e , & qui s’eft
donnée loin de chez lui, ne doit point peindre
Des montagnes de morts privés d'honneurs fuprïmts ,
Que la nature force afe venger eux-mêmes ,
E t dont les troncs pourris exhalent dans les vents ,
De quoi faire la guerre au refie des vivant.
Une princeffe ne doit point dire à un empereur,
La vapeur de mon fang ira groffir la foudre ,
Que Dieu tient déjà prête à te réduire en poudre.
On fent affez que la vraie douleur ne s’amufe point à une métaphore fi recherchée & fi fauffe.
Il n’y a que trop d’exemples de ce défaut. On les
pardonne aux grands poètes; ils fervent à rendre
les autres ridicules.
L'imagination active qui fait les poètes leur donne
Penthoufiafme, c’eft-à-dire, félon le mot grec, cette
émotion interne qui agite en effet l’efp n t, & qui
transforme l’auteur dans le perfonnage qu’il fait parler
; car c’eft-là l’enthoufîafme, il confifte dans l’émotion
& dans les images. : alors l’auteur dit précisément
les mêmes chofcs que diroit la perfonne qu’il
introduit.
I M A Je le vis , je rougis, je pâlis à fa vûe
Vn trouble s'éleva dans mon ame éperdue ;
Mes yeux ne voy oient plus, je ne pouvois parler,
L'imagination alors ardente & fage, n’entaffe point
de figures incohérentes ; elle ne dit point, par exemple
, pour exprimer un homme épais de corps êc
d’efprit,
Qu’i l eftflanqué de chair, gabionné de lard,
Et que la nature
En maçonnant les remparts de fon ame,
Songea plutôt au fourreau qui à la lame.
Il y a de l'imagination dans ces vers ; mais elle eft
grofliere , elle eft déréglée, elle eft fauffe ; l’image
de rempart ne peut s’allier avec celle de fourreau :
c’eft comme fi on difoit qu’un vaiffeau eft entré dans
le port à bride abattue.
On permet moins l’imagination dans' l’éloquence
que dans la poéfie ; la raifon en eft fenfible. Le discours
ordinaire doit moins s’écarter des idées communes
; l’orateur parle la langue de tout le monde ;
le poëte parle une langue extraordinaire & plus relevée
: le poëte a pour bafe de fon ouvrage la fidion ;
ainfi l’imagination eft l ’effence de fon art ; elle n’eft
que l’acceffoire dans l’orateur.
Certains traits ^imagination ont ajouté, dit-on,'
de grandes beautés à la Peinture. On cite fur-tout
cet artifice avec lequel un peintre mit un voile fur
la tête d’Agamemnon dans le facrifice d’Iphigénie ;
artifice cependant bien moins beau que fi le peintre
avoit eu le fecret de faire voir fur le vifage d’Agamemnon
le combat de la douleur d’un pere, de l’autorité
d’un monarque, & du refped pour fes dieux ;
comme Rubens a eu l’art de peindre dans les regards
& dans l’attitude de Marie de Médicis, la douleur
de l’enfantement, la joie d’avoir un fils, &c la com-
plaifance dont elle envifage cet enfant.
En général les imaginations des Peintres, quand
elles ne font qu’ingénieufes , font plus d’honneur à
l ’efprit de l’artifte qu’elles ne contribuent aux beautés
de l’art ; toutes les compofitions allégoriques ne
valent pas la belle exécution de la main qui fait le
prix des tableaux.
Dans tous les arts la belle imagination eft toûjours
naturelle ; la fauffe eft celle qui affemble des objets
incompatibles ; la bifarre peint des objets qui n’ont
ni analogie, ni allégorie, ni vraiffemblance ; comme
des efprits qui fe jettent à la tête dans leurs combats,
des montagnes chargées d’arbres, qui tirent du
canon dans le ciel, qui font une chauffée dans le ca-
hos. Lucifer qui fe transforme en crapaud ; un ange
coupé en deux par un coup de canon, & dont les
deux parties fe rejoignent incontinent, ùc. . . . .
L’imagination forte approfondit les objets, la foible
' les effleure, la douce fe repofe dans des peintures
agréables, l’ardente entaffe images fur images, la
fage eft celle qui emploie avec choix tous ces diffé-
rens caraûeres, mais qui admet très-rarement le bifarre,
& rejette toûjours le faux.
Si la mémoire nourrie & exercée eft la fource de
toute imagination, cette même mémoire furchargée
la fait périr ; ainfi celui qui s’eft rempli la tête de
noms & de dates, n’a pas le magafin qu’il faut pour
compofer des images. Les hommes occupés de calculs
ou d’affaires épineufes , ont d’ordinaire l'imagination
ftérile.
Quand elle eft trop ardente, trop tumirltueufe
elle peut dégénérer en démence ; mais on a remarqué
que cette maladie des organes du cerveau eft
bien plus fouvent le partage de ces imaginations pajZ
Jives, bornée à recevoir la profonde empreinte des
objets, que de ces imaginations actives & laborieufes
qui affemblent & combinent des idées rcar cette imaï
M A glnatioh active a toûjours befoin du jugement ; Vautre
en eft indépendante.
Il n’eft peut-être pas inutile d’ajoûter à cet artic
le , que par ces mots perception, mémoire, imagination
, jugement, on n’entend point des organes dif-
tinûs, dont l’un a le don de fentir, l’autre fe ref-
fouvient, un troifieme imagine, un quatrième juge.
Les hommes font plus portés qu’on ne penfe à croire
que ce font des facultés différentes & lëparées ;
c’eft cependant le même être qui fait toutes ces opérations
, que nous ne connoiffons que par leurs effets,
fans pouvoir rien connoître de cet être. Cet
article efi de M. d e V o l t a i r e .
Im agination des femmes enceintes fur le fatus ,
pouvoir de 1'. Quoique le foetus ne tienne pas immédiatement
à la matrice ; qu’il n’y foit attaché que
par de petits mammelons extérieurs à fes enveloppes ;
qu’il n’y ait aucune communication du cerveau de
la mere avec le fien : on a prétendu que tout ce qui
affefroit la mere , affeéloit aulîi le foetus ; que les
imprelîions de l’une portoient leurs effets fur le cerveau
de l’autre ; & on a attribué à cette influence
les reffemblances, les monftruofités, foit par addition,
foit par retranchement, ou par conformation
contre nature, que l ’on obferve fouvent dans différentes
parties du corps des enfans nouveaux-nés, &
fur-tout par les taches qu’on voit fur leur p eau, tous
effets , qui , s’ils dépendent de Y imagination, doivent
bien plus raifonnablement être attribués à celle
desperfonnes qui croyentles appercevoir, qu’à celle
de la mere, qui n’a réellement, ni n’eft fufceptible
d’avoir aucun pouvoir de cette efpece.
On a cependant pouffé, fur ce fujet, le merveilleux
aufli loin qu’il pouvoit aller. Non-feulement on
a voulu que le foetus pût porter les repréfentations
réelles des appétits de fa mere , mais on a encore prétendu
, que par unefympathie finguliere, les taches,
les excroiffances, auxquelles on trouve quelque ref-
femblance, avec des fruits, par exemple des fraifes,
des cerifes, des mûres , que la mere peut avoir déliré
de manger, changent de couleur, que leur cou- I
leur devient plus foncée dans la faifon où les fruits :
entrent en maturité, & que le volume de ces repré- |
fentations paroît croître avec eux: mais avec un peu
plus d’attention, & moins de prévention, l’on pour-
roit voir cette couleur, ou le volume des excroiffances
de la peau, changer bien plus fouvent. Ces chan-
gemens doivent arriver toutes les fois que le mouvement
du fang eft accéléré ; & cet effet eft tout
fimple. Dans le tems où la chaleur fait mûrir les
fruits, ces élévations cutanées font toujours ou roug
e s , ou pales, ou livides, parce que le fang donne
ces differentes teintes à la peau, félon qu’il pénétré
dans fes vaiffeaux, en plus ou moins grande quantité
, & que ces mêmes vaiffeaux font plus ou moins
eondenfes, ou relâchés, qu’ils font plus ou moins
grands & nombreux ; félon la différente température
de l’a ir , qui affeâe la furface du corps, & que le
tiffu de la peau qui recouvre la tache ou l ’excroif-
fance, fe trouve plus ou moins compafr ou délicat.
Si ces taches ou envies, comme on les appelle,
ont pour caufe l’appétit de la mere , qui fe repréfente
tels ou tels objets, pourquoi, ditM. de Buffon
{ Hiß. nat. tom. I V chap. x j ) n’ont-elles pas des formes
& des couleurs aufli variées que les objets de ces
appétits ? Que de figures fingulieres ne verroit-on
pas ; fi les vains defirs de la mere étoient écrits fur
la peau de l’enfant !
Comme nos fënfations ne reffemblent point aux
objets qui les caufent,il eft impolfible que les fantaï-
^es craintes, l ’averfion, la frayeur, qu’aucune
paflion en un m ot, aucune émotion intérieure puif-
lent produire aucune repréfentation réelle de ces
memes objets; encore moins créer en conféqueiice
IM A 563 de ces ïepré/entations , ou retrancher des parties or.
ganifées; faculté) qui pouvant s’étendre au tout.
leroit malheureufement prefqu’auffi fouvent employée
pour détruire l’individu dans le fein de la
mere, pour en faire un facrifice à l’honneur, c’eit-
à-dire au préjugé,que pour empêcher toutes con-
formations defefrueufesqu’il pourroit avoir, ou pour
lui en procurer de parfaites. D ’ailleurs , il ne fe feroit
prefque que des enfans mâles ; toutes les femmes ,
pour la plupart, font affefrées des idées, des defirs !
des objets qui ont rapport à ce fexe.
Mais l’expérience prouvant que l’enfant dans Iâ
matrice, eft à cet égard aufli indépendant de la mere
qui le porte, que l’oe ufl’eft de la poule qui le couve *
on peut croire tout aufli volontiers, ou tout aufli
peu , que 1 imagination d’une poule qui voit tordre
le cou à un coq, produira dans les oeufs qu’elle ne
fait qu echauffer, des poulets qui auront le cou tordu
; que l’on peut croire la force de l'imagination de
I cette femme , qui ayant vu rompre les membres à
un criminel, mit au monde un enfant, dont par
hazard les membres fe trouvèrent conformés de
maniéré qu ils paroiffoient rompus.
Cet exemple qui en a. tant impofé au P. Mal-
Iebranche, prouve très-peu en faveur du pouvoir
de l'imagination, dans le cas dont il s’agit; 1°,
parce que le fait eft équivoque; 20. parce qu’on né
peut comprendre raifonnablement qu’il y ait aucune
maniéré, dont le principe prétendu ait pu produire
un pareil phénomène. Soit qu’on veuille l’attribuer
à des influences phyfiques , foit qu’on ait
recours^à des moyens méchaniques; il eft impoffi-
ble de s’en rendre raifon d’une maniéré fatisfaifante.
Puifque le cours des efprits dans le cerveau de la
mere , n a point de communication immédiate qui
puiffe en conferver la modification jufqu’au cerveau
de l’enfant ; & quand même on conviendroit de cette
communication , pourroit-on bien expliquer comment
elle feroit propre à produire fur les membres
du foetus les effets dont il s’agit ? L’aâion des mufi
clés de la mere mis en conyulfion par la frayeur, •
l ’horreur, ou toute autre caufe, peut-elle aufli jamais
produire fur Je corps de l’enfant renfermé dans
la matrice, des effets affez déterminés, pour opérer
des folutions de continuité, plus précifément dans
certaines parties des os que dans d’autres, & dans des
ôs qui font de nature alors à plier, à fe courber, plûT
tôt qu’à fe rompre > Peut-on concevoir que de pareils
efforts méchaniques, qui portent fur le foetus
puiffent produire aucune autre forte d’altération \
qui puiffent changer laftrudure de certains organes ,
préférablement à tous autres ?
On ne peut donc donner quelque fondement à l’explication
du phénomène de l’enfant rompu ; explication
d’ailleurs, qu’il eft toujours téméraire d’entreprendre
à l’égard d’un fait extraordinaire, incertain
, ou au moins dont on ne connoît pas bien les
circonftances, qu’enfuppofantquelque vice de conformation
, qui auroit fubfifté indépendamment du
fpeâacle de la roue, avec lequel il a feulement concouru
, en donnant lieu de dire très-mal-à-propos,
pofihoc, ergo propter hoc. L’enfant rachitique, dont
on voit le fquelette au cabinet d’hiftoire naturelle
du jardin du Roi,a les os des bras & des jambes marqués
par des calus, dans le milieu de leur longueur,
à l’infpeétion defquels on ne peut guere douter qu®
cet enfant n’ait eu les os des quatre membres rompus,
pendant qu’il étoit dans le fein de fa mere ,
fans qu’il foit fait mention qu’elle ait été fpeûatric®
du fupplice de la roue, qu ils fe font réunis enfuite, &
ont formé calus.
Les chofes les plus extraordinaires, & qui arrivent
rarement , dit M. de Buffon, loco citato, arrivent
cependant aufli néceffairement que les chofes