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aussi dans notre Europe, fut encore pour nous un sujet d’é-
tonnement chez ee misérable peuple.
Pendant que tout cela se passait, le vocabulaire de M. Gaimard
s’enrichissait d’un bon nombre de mots qui ne peuvent
laisser aucun doute ; car les moyens ne nous manquaient pas
de renouveler nos épreuves, et la bonne volonté de nos
hôtes, quoiqu’un peu bruyante, nous secondait à merveille.
Nos communications avec ces indigènes nous avaient assez
appris jusque-là qu’ils se souciaient peu de laisser voir leurs
femmes aux étrangers. Nos nouvelles instances, dans cette
soirée, furent éludées par une promesse qu’ils nous firent pour
le lendemain, ct qu’ils avaient certainement l’intention de ne
pas tenir. A leur tour ils nous demandèrent avec les gestes les
plus significatifs, si nous étions réellement tous du même sexe.
Notre réponse affirmative ue parut pas les convaincre , car ils
s’adressèrent assez vivement à M. Guilbert et à moi comme
pour éclaircir leurs doutes. Notre jeunesse ct nos mentons
rasés nous rendirent probablement l’objet de cette galante
curiosité. Quant à M. Gaimard qui portait d’épaisses moustaches
et des favoris, sa dignité d’homme ne lui fut nullement
contestée.
Nos amis nous demandèrent la permission de relever nos
manches et nos pantalons. La contexture de nos vêtemens les
arrêta d’abord, et en les examinant avec soin ils répétaient le
mot kingarou. Ce mot exprimait sans doute une opinion très-
conséquente dans leurs idées, car, puisque le quadrupède qu’ils
désignaient leur fournit leur unique vêtement, il s’ensuit tout
naturellement pour eux que les hommes blancs ont aussi quelque
kingarou dont les dépouilles servent au même usage.
La grosseur de nos membres paraissait les étonner, eux dont
la charpente grêle est revêtue de muscles si débiles ; mais ce
qui semblait surtout charmer leurs regards, c’était la blancheur
de notre peau. Ils nous caressaient légèrement et prononçaient
de ces mots doux et flatteurs qui dans toutes les langues
expriment des sensations agréables. Notre couleur est-elle
réellement pour eux un objet d’admiration? C’est une question
que nous n’osons pas résoudre, bien que leurs démonstrations
nous fassent pencher pour l’affirmative.
Nous remarquâmes en général parmi nos hôtes des manières
douces et paisibles; ils étaient bruyans, mais leurs importunltés
cessaient au moindre geste que nous faisions. Malgré l’exiguité
de leur vêtement qui leur couvre à peine les reins, nous
crûmes reconnaître en eux des habitudes de pudeur, ou du
moins une décence naturelle qui paraissait voiler en quelque
sorte ce que leur nudité a de choquant pour nous.
La soirée s’avançait et la gaieté cédait peu à peu au besoin
du sommeil; nous nous levâmes alors pour regagner la tente
sans qu’aucun indigène tentât de nous y suivre.
Vers le milieu de la nuit, pendant que nous reposions sur
les voiles étendues dans la tente, nous entendîmes encore les
chants tristes ct monotones d’un homme et de l’enfant Yale-
pouol. Vers deux heures du matin tout était endormi : les
sauvages accroupis, le menton sur les genoux, étaient serrés
l’un contre l’autre pour résister au froid, et ne remplissaient
dans cette posture qu’un très-petit espace. Le feu ne jetait
plus qu’une sombre lueur, et le silence qui régnait sur toute
la côte à cette heure avancée, contrastait avec les éclats
joyeux dont quelques heures auparavant ces solitudes avaient
retenti.
A la naissance du jour quatre indigènes seulement ranimaient
les restes du feu ; ils paraissaient transis de froid, et
leur visage n’offrait plus que l’expression stupide de l’engourdissement.
A peine répondirent-ils quelques mots à nos questions.
Lorsque nous leur rappelâmes l’engagement qu’ils
avaient pris de nous cunduire vers leurs femmes, ils gardèrent
le silence, et enfin ils nous laissèrent entrer dans le bois sans
paraître s’apercevoir que nous les quittions.
Nous passâmes la journée dans les forêts, nous y fîmes la
rencontre de trois naturels qui nous accompagnèrent assez
long-temps. Notre cbasse ne fut point heureuse, nous ne vîmes