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 branches de bois sec qu’ils trouvaient à leur portée. Les voyant  
 si près de nous,  nous  leur témoignâmes  le  désir  d’augmenter  
 leur cercle;  cette proposition fut accueillie avec empressement,  
 ils  nous  firent place,  et alors  commença  pour  nous une scène  
 singulière,  fertile en  émotions neuves,  et dont  on chercherait  
 en  vain  l’équivalent  dans  ces  spectacles  que  la  civilisation a  
 inventés pour amuser l’esprit. 
 C’est une singulière  destinée que  celle qui rassemble autour  
 du même foyer des habitans si  différens du même globe.  Nous  
 faisions  involontairement cette  réflexion  qui  en  aurait amené  
 bien d’autres  si nos hôtes ne nous en eussent détournés. Peu occupés  
 d’idées philosophiques, ils obéissaient en  ce moment aux  
 impressions toutesphysiques qui agissaient sur eux. Leurs yeux  
 brlllans  et  expressifs  nous observaient  avec  curiosité,  et parcouraient  
 toutes  nos  personnes. Leurs mains  dures et maigres  
 touchaient  alternativement  nos  vêtemens  ct  notre  peau,  et  
 chaque parole que nous prononcions excitait leur étonnement  
 et provoquait leur rire. Un  des moyens  naturels  d’entrer avec  
 eux en conversation était de leur  dire nos noms et d’apprendre  
 les leurs. Il fallut bien des  répétitions  avant  qu’ils  parvinssent  
 à articuler des mots pour lesquels leurs organes semblent insuf-  
 fisans.  Les s et  les r surtout échappaient à leur prononciation ;  
 enfin,  ils réussirent  pourtant  à  retenir  nos  noms  qu’ils  défiguraient  
 à  leur  manière.  M.  Gaimard  se  nommait Raima,  
 M.  Guilbert Kilb eré, notre maître voilier,  Audibert,  se nom-  
 maitpoureux Oua/fêdy quant à moi, ils m’appelaient  Tainton. 
 On pense bien que toutes ces épreuves n’avaient pas lieu sans  
 beaucoup de bruit et de gaieté. A peine connurent-ils nos noms,  
 qu’ils voulurent tous  à  la  fois nous  dire  ceux  qu’ils portaient  
 eux-mêmes. Le plus âgé du groupe,  assis près de M. Gaimard,  
 se nommait Patêt  (P l.  i i ) .   Son  air  était grave et réfléchi,  ses  
 yeux  intelligens;  son  corps,  calleux  aux  articulations,  était  
 couvert de poussière,  et d’une saleté repoussante. Un homme,  
 encore  jeune ,  qui  paraissait  affectionner  particulièrement  
 M. Guilbert,  se nommait Mokoré (P l.  n ) ;   il  avait une physionomle  
 ouverte  et  les  manières  plus  vives  qu’aucun  de ses  
 compagnons.  J’eus  le  chagrin de ne pouvoir  entendre  en  aucune  
 façon  le nom que portait mon voisin ;  il était composé  de  
 syllabes sourdes et gutturales,  ct mon Interlocuteur aimait tant  
 à causer,  qu’il me  fut impossible  de rien  saisir  dans  le  flux de  
 paroles  dont il accompagnait ses explications. 
 Un  enfant  de  douze  à  treize  ans  se  nommait  Yaleponol  
 (P l.  I l ) ;   il  nous  fit  entendre  d’une  façon  fort plaisante que  
 Patêt était son père. Cet enfant faisait à lui seul autant de bruit  
 que  tous les autres ensemble ;  sa petite voix aigre et glapissante  
 dominait toutes  celles  de l’assemblée,  et ses  discours ne tarissaient  
 point. 
 Nous  comprîmes  bientôt  que  nos  hôtes voulaient changer  
 leurs  noms  contre  les nôtres.  Cette coutume que les voyageurs  
 ont trouvée répandue dans les archipels du Grand-Océan,  eut  
 lieu  de nous  étonner chez ces pauvres humains qui semblent si  
 mal  partagés  sous  le  rapport  de  l’intelligence.  Elle  annonce  
 un  état de société déjà  perfectionné,  et  nous  ne  pouvions pas  
 nous attendre à la trouver établie dans une horde errante de ce  
 pays sauvage. Quoi qu’il en soit,  le changement eut lieu à leur  
 grande satisfaction,  et plusieurs d’entre  eux chantèrent, à cette  
 occasion ,  des chansons  où nous pûmes  reconnaître nos noms.  
 Un jeune homme de la troupe paraissait jouir parmi ses compagnons  
 de  quelque  célébrité  poétique,  car  lorsqu’il commençait  
 à  chanter, le silence s’établissait,  et  de temps  en  temps un  
 murmure  flatteur  semblait l’applaudir. Leur chant monotone  
 et  d’un  caractère  triste  commence  par  des notes  élevées,  retombe  
 graduellement dans  un ton  grave et sourd qui s’affaiblit  
 insensiblement et  finit par un  long murmure  auquel  tous  les  
 assistons se joignent à l’unisson. M. Guilbert et moi, nous leur  
 chantâmes un  air  fort  gai  à deux  voix,  et nous eûmes lieu  de  
 nous enorgueillir de notre succès, car non-seulement ils observèrent  
 le  plus  grand silence,  mais  à  la  fin  de  la  chanson  ils  
 daignèrent nous applaudir par leurs cris et leurs battemens  de  
 mains.  Cette  dernière  façon d’exprimer le contentement, usitée