ne ménageoît point, tant étoit grande Ton
indifférence pour la vie.
Son ftyle approchant un peu de celui
de Montagne , étoit v i f , hardi, naturel fe
a ifé , affez régulier : mais fa grande mémoire
le jettoit fouvent dans de longues
& inftruétives digreffions, qu’il avoit cependant
l’art de ramener comme utiles Sc
même néceffaires aux conséquences qu’il
vouloit tirer.
Heureux s’il eût toujours confervé dans
fes Ecrits l’eiprit de la Religion Chrétienne
, Sc ne fe fût jamais écarté des ex-
prefîïons qu’elle autorife ! ]
Vo ilà quel étoit B a y l e . On va
juger de la vérité de ce caraftère par
l ’hifloire de fa vie.
P i e r r e B a y l e naquit le 1 8 No-
yembre X 6 4 7 au Ç a r la t, petite Ville du
Comté de F o ix , de Jean Bayle fie de Jeanne
de Brugniere , jo;us de,ux de la Religion
Rroteftante. Son père, qui étoit Miniftre
du C a r la t, étoit d’une bonne famille originaire
de Montauban ; & fa mère appar-
tenoit à la Maifon de DucafTe. B a y l e
ht voir dès fa première jeuneiTe une mémoire
prodigiçufe & une grande vivacité
d’efprit. IJ interrogeoit fçs parens avec un
uir empreffé & attentif, Sç il profitoit de
tout ce qu’on lui difoit. Ses heures de rç-
préation il les pafToit dans fa chambre
pour y méditer. I l cpnnoifïoit déjà le?
plaifirs qui naiffent de l’application à l’étude.
Cette application fut fi courante,
qu’elle lui procura une ijialadie, I l guérit,
|H il retomba peu de temps après par la
même caufe. Son pçre , pour lui .faire
changer d’air & le priver de l’étude, l’env
o y a à Saverdun chez M. Bay\e, qui étoit
fon heau-frere : mais le jeune B a y l e y
ayant trouvé par malheur des Livres, gagna
une autre maladie : ce fut une fièyre
Sangereufe , .dont il put à peine guérir.
,A.yant enfin recouyré la fanté , il retourna
à Carlat. Il y continua fes études
idans la maifon de fon père..
A l’âge de ip ans il alla à Puylaurens
faire fes Humanités fous la direction d’un
ProféfTeur habile. On l’ènvoya eefuite à
Touloufe au Collège des Jéfuites , où il
refit fji fjogiaue fous je Ppre Ignace. I l
avoit alors 22 ans, Sc c’étoit parconfé-
quent s’y prendre un peu tard. C ’eft un
reproche que B a y l e fait à fes parens
dans fes Ouvrages. Quoi qu’il en fo i t , il
eut dans,ce Collège une difpute fur la Religion
avec un Prêtre qui logeoit dans
la mçme maifon que lui ; & les doutes
que celui-ci lui fit naître fur la Religipn
de fon père qu’il avoit ‘ëmbrafTée, joints à
la leéture qu’il avoit faite à Puylaurens
de quelques Livres de controverfe qui
l’ayoient beaucoup ébranlé, l’engagèrent
à abjurer la Religion Proteflante pour entrer
dans la Romaine. La nouvelle de fon
changement pénétra de douleur toute fa
famille, & particulièrement fon père qui
l’aimoit tendrement. Ce fut bien pis quand
il vit une Thèfe que B a y l e avoit fou-
tenue , dédiée à la Vierge. Quoique cet
aéte eut fait un honneur infini à fon Jils ,
il en devint inconfolable. Dès ce moment
il ne voulut plus entendre parler de lui ;
Sc l’Evêque de R ieu x , au défaut du père,
fe chargea de fournir à fon entretien.
Les chofes en étoient là , lorfqu’un des
amis de M. Bayle, nommé M» de Bardais,
vint à Touloufe. I l étoit chargé de voir
le jeune B A Y L E , Sc de le ramener, s’il
étoit poffible, à la Religion de fes parens,
Ç ’eft ce que fit auffi M. de Bardais. I l gagna
tellement les bonnes grâces de Bayle,
que dans différentes converfations qu’il
èjit avec l u i , notre Etudiant lui avoua
qu’il croyoit qu’il avoit été trop vite dans
le nouyeau parti qu’il avoit pris, & qu’il
trouvoit véritablement plufieurs chofes
dans la Religion Romaine qui lui. fai-
foient de la peine. Charmé de cet aveu ,
M. de Bardais s’emprefia d’en informer fa
famille y Sc cette nouvelle lui caufa une
joie inexprimable. Elle réfoiut d’envoyer
à Touloufe fon frère aîné qui étoit Minière
, & de prier M. de Bardais de lui
ménager une entrevue avec le jeune B ayle.
Cela s’exécuta ainfi. Lorfque le frère
fut arrivé, M. de Bardais invita notre Etudiant
à dîner, comme il avoit coutume de
le faire, fans lui parler de l’arrivée de fon
aîné. Celui-ci fe cacha dans un cabinet
pendant qu’on fe mit à table ; Sc après que
M. de Bardais fe fut entretenu quelque
temps
temps avec le jeune B a y l e , il fit figne
à fes Domeftiques de fe retirer. Alors M.
Bayle parut. Cette furprife caufa une û
grande joie à fon cadet, qu’il ne put proférer
une feule parole, tant il étoit faifî.
I l fe jetta aux genoux de fon frère , qu’il
arrofa de fes larmes. Celui-ci ne put retenir
les fîennes. E t cette tendre entrevue
ne fervit qu’à pervertir entièrement notre
jeune Philofophe. I l promit de renoncer
à la Religion Romaine , & de quitter
Touloufe le plutôt qu’il pourroit. M. de
Bardais &fon frère ne jugèrent cependant
pas à propos de faire cette rupture d’une
manière trop brufque , crainte d’irriter
l ’Evêque de Rieux Sc les Jéfuites. On crut
qu’il falloit ufer de ménagement ; Sc ce
ne fut qu’au mois d’Août 16 70 qu’on
confomma ce projet.
B ay le fortit fecretement de Touloufe.
I l fe rendit à une Maifon de campagne
de M. du Vivier , à trois lieues de
Carlat. Son frère s’y tranfporta auffi avec
quelques Minières du voifinage; Sc le jour
fuivant il fit fon abjuration. I l partit fur le
champ pour Genève, où il arriva le 2 de
Septembre,& y reprit le coursde fes études.
B ay le avoit étudié chez les Jéfuites
la Philofophie ÜArifiote, Sc il la défendoit
très-bien. Mais comme on profefToit à
Geneve la Philofophie de Deßartes, il fut
obligé de l’apprendre. I l ne tarda pas à
fentir la fupériorité de celle-ci fur l’autre.
Il s’y diftingua même d’une manière fi
éclatante, que le Syndic de la République
, nommé M. de Normandie, le pria de
fe charger de l’éducation de fes fils. Notre
Philofophe accepta cette proportion. I l
alla demeurer chez le Syndic, ou il trouva
M. Bußtage, avec lequel il contracta une
amitié qui a duré jufqu’à la mort. Il fè
lia auffi par la même occafion avee M.
M'mutoli. '
Deux ans s’étoient écoulés depuis fon
arrivée a G enèv e, lorfque le Comte de
Dkona, Seigneur de C o p e t, pria M. Baß
nage de lui chercher un Gouverneur pour
fes fils. M. Baßiage lui nomma B A V L E
comme très-capable de les bien inftruire.
Jl en parla en même temps à notre Philo,
lophe , qui lè détermina avec bien de la
peine à perdre les agrémens qu’il trouvoit
à G enèv e, pour s’enterrer dans une Mai-
fon de campagne. I l y alla néanmoins, & il
égaya là folitude par un commerce de
lettres qu’il entretint & avec M. Minu-
tolï & avec M. Confiant. I l leur écrivoit
iur la Philofophie, la Littérature, 6c principalement
fur les Nouvelles Politiques
qu’il aimoit paffionnément. Malgré cet
adoueillement à fes ennuis , le féjour de
là campagne lui déplaifoit fi f o r t , qu’il
prit la réfolution de quitter ce lieu. I l en
informa M. Bafnage, qui étoit alors en
France, en lui demandant lès bons offices.
M. Bafnage lui répondît qu’un de fes
parens, qui avoit étudié à G enèv e, ayant
ordre de revenir à Rouen, il pouvoit d’autant
mieux profiter de cette occafion pour
venir en cette V i lle , qu’il ferait charmé
qu’il l ’accompagnât ; & il lui promit en même
temps de lui procurer quelque chofe à
Rouen. Cette réponfe fit grand plaifir à
B a y l e : mais il falloit un prétexte pour
quitter le Comte ; & notre Philôfophe,-
fuppola que fon père lui avoit fait écrire
qu’il étoit dangereulèment malade ,. &
qu’il lui ordonnent de partir en toute diligence
pour fe rendre auprès de lui.
I l quitta donc Copet le ny du mois de
Mai de l’année 1 6 7 4 , après avoir donné,
à fes élèves une perfonne capable de les
conduire. Il ne s’arrêta à Genève qu’au-
tant de temps qu’il en fallut pour voir fes
amis, & il arriva a Rouen avec le parent
de M. Bafnage le r y du mois de Juin.
M. Bafnage le plaça chez un Marchand
pour y avoir1 foin de l’éducation de fon
fils. Ce Marchand avoitune Terre auprès
de Rouen, qùB.a y l e fut obligé d’aller;
paffer cinq ou fix mois avec fon difciple.
L ’ ennui qui l’avoit chade de Cppet r
vint le retrouver dans cette campagne. II.
ufa des mêmés remèdes pour le diffiper.. I l
écrivit à fes parens & à fes amis ; & il s’a-
mufa auffi a compolèr quelques petits O u vrages.
Ftant de retour à Rouen au commencement
de l ’hiver,.-il fe lia avec M.
Bafnage le p ère, M . Bigot, M. Laroque,
& quelques autres perfonnes diltinguées
par leur favoir & leur mérite. I l ne paffa à
Rouen que cet hiver ; car ayant reconnu
K