L A B R U 1 ERE.
cette difette, & fe contenter du petit nom-,
bre de faits fûrs qu’on nous a tranfmis.
Lorfque ce Moralifte fut en âge de
prendre un état, il acheta une Charge de
Tréforier de France à Caen. Mais à peine
commençoit-il à l’exercer , que l’illuftre
M. Bojfuet, Evêque de Meaux, qui le ’
connoiffoit 6c l’eftimoit, l’engagea a enseigner
l’Hiftoire à feu M. le Duc. Notre
Philofophe vint à Paris pour cela, & entra
chez ce Prince. L ’accueil qu’on lui f i t ,
joint à fon cara&ere nonchalant, l’accommoda
fî fo r t, qu’il, réfolut de n’en pas
fortir, 6c de borner là fon élévation & fa
fortune. De fon côté le Prince,après avoir
reçu de lui les inftruéHons qu’il pouvoit
en attendre , le fixa auprès de fa perfonne
en qualité d’Homme de Lettres , avec
mille écus de penfion. Ce fut pour lui un
grand revenu, & cette aifance l’enfla un
peu. On doit conjecturer de-là que notre
Philofophe n’étoit pas né opulent. C e
changement influa fur fon caraétere.Quoi-
que naturellement poli & modéré , i l fut
fenfible au luxe de fon appartement. L ’étude
énervoit cependant cette fenfibilite.
Comme il favoit parfaitement le G re c , il
s’occupa de la leéture des CaraCteres de
Théophrafte. C ’étoit un Philofophe qui
vivoit du temps à’Ariftote, Ôc qui apres
avoir étudié les hommes toute fa v ie , fit
à l’âge de 80 ans un Ouvrage fur leurs
moeurs 6c leurs caraéteres , qu’il publia
fous le titre de CaraCteres. Ce livre fit
tant de plaifir à L A B r u i e r e , qu’il
crut devoir le traduire en François. I l joi-
gnit à cette traduClion des remarques fur
les moeurs du fiécle où il vivoit ; & il publia
le tout en 16 8 7 fous ce titre : Les
CaraCteres de Théophrafte traduits du Grec,
avec les caractères ou les moeurs de ce Jiecle ■>
Peu d’Ouvrages ont eu un fuccès aufîi rapide.
L a fîmplicité de Théophrafte plut
infiniment ; & l’énergie de l’Auteur François
fut généralement admirée. M. Menage
en ‘ porta ce jugement : * L a
» B r u i e r e , d it- il, peutpaffer parmi
» nous pour un Auteur d’une maniéré
»nouvelle. Perfonne avant lui n avoit
» trouvé la force Ôc la jufteffe d’expref-
» fion qui fe rencontrent dans fon livre.
» I l dit en un mot ce qu’un autre ne dit
» pas auflî parfaitement en fix. Ce qui eft:
» encore beau chez lu i, c’eftque nofiob-
» fiant la hardieffe de fes expreffions , il
» n’y en a point de fauffes ôc qui ne ren-
» dent très-heureufement fa penfée. Je
» doute fort que cette maniéré d’écrire
» foit fuivie. On trouve bien mieux fon
» compte à fuivre le flyle efféminé. Il faut
»avoir autant de génie que M. de L a
» B r u i e r e pour l’imiter, ôc cela eft
» bien difficile. I l eft merveilleux à attra-
» per le ridicule des hommes & à le dér
»velopper. Ses carafteres font un peu
» chargés , mais ils rie laiffent pas d’etre
» naturels, (a) » E t l’ingénieux Auteur
de l’Ouvrage fameux du Doéteur Matha-
naftus ( M. de Saint Hyacinthe ) en porte
ce jugement : » L e livre de L a Bruiere
» eft le livre le plus parfait 6c le plus utile
» que je connôiffe ; je n’en excepte aucun.
Des ridicules 8c des vices
Il découvre les artifices. ■
L à , des traits d’un favant pinceau,
L ’a r t , l’élégance , la richeffe ,
La fo rce , la délicatefle ,
Sont le vrai compagnon du beau.'
Engageant Traité de Morale 7
'Notre âge ni l’antiquité
N ’ont encor rien vu qui l’égale :
La pure railbn l’a diété.
L a B r u i e r e enfeigne à connoîtrc
Ce qu’on eft & ce qu’on doit être j
Et cèt ingénieux Auteur,
Pour porter l’ homme à la Sagefle /
Se fert d’abord avecadrefle
D e là malignité du coeur. ( h)
Malgré ces fuffrages , il faut avouer que
.notre Moralifte facrifie fouvent l’énergie
au naturel. I l cherche auffi trop à montrer
de l’efprit ; 6c cela n’efî point du tout
(•*) "Men agi an a , Tom. II. page 3 34 & f“ iv-
) Bibliothèque raiftnnit , Tom. II. premicie partie, p. 37*®
LA B R
«Pun Philofophe. On eft fâché de fentir
ici l’Auteur. L ’anonyme qui s’eft caché
fous le nom de M. de Vigneul-Mar ville ,
foutient encore qu’on y décele l’homme
vain. Ce reproche eft fans doute très-
grave envers un Sage , qui doit être fur-
tout exempt de cette foibleffe. Auffi M.
Çofte / qui a donné une édition de l’O uvrage
de L a B r u i e r e , n’a rien oublié
pour l’en laver. A - t- il réuffi ? C ’efl
ce que je crois devoir examiner. Comme
cet examen concerne le caraétere de
notre Moralifte , il n’eft point étranger à
fon hiftoire. D ’ailleurs il eft utile pour
la connoiffance de l’efprit humain de fa-
voir comment on peut bien peipdre un
ridicule , s’en moquer, 6c en être foi-
même infeété.
L a B r u i e r e dit dans fes Caractères
qu’il defeend d’un Geoffroi de la
Bruiere., qui étoit un grand Seigneur , ÔC
qui fuivit Godefroi de Bouillon à la conquête
de la Terre Sainte. M. de Vigneul-
Marville trouve dans cette déclaration
une vanité révoltante. I l convient bien
que l’Auteur l’a faite d’une maniéré délicate
6c fine ; mais il foutient que c’eft fe
donner pour un Gentilhomme à louer,
qui met enfeigne à fa porte, 6c qui avertit
le fiécle prélent 6c à venir de l ’antiquité
de fa nobleffe. (a) M. Cofte répond
à ce la . que L a B r u i e r e n’a parlé
ainfi, que pour faire voir le ridicule de la
prétention à la nobleffe ; 6c il ne s’eft re-
préfenté jaloux de fa naiffance , que pour
fe moquer plus librement de ceux qui
font effeélivement attaqués de ce mal.
Cette réponfe eft fans doute plus polie
que fatisfaifante. Pc ur qu’on pût la recevoir
, il faudroit que notre Philofophe
n’eût point parlé directement de lui ; car
il y a toujours de la vanité à parler de foi ;
6c en fécond lieu, qu’en fe citant, il n’eût
pas déclaré expreffément qu’il étoit noble
, mais qu’il l’eût fuppofé, pour donner
à fon difeours ce ton de modeftie ,
qui convient, je ne dis pas feulement à un
(a) Mélanges d’Hiftoire & de Lttte'rature , recueillis (ar
de Vigncul-Marville.
U t Ê n £T, 7 7
Philofophe , mais à une perfonne bien
née. Un homme qui fait parade de fa nobleffe
, fous quelque prétexte que ce fo it,
eft un homme orgueilleux qui ne mérite
que de l’indifférence , pour né pas dire
du mépris. Si nos aftions 6c nos écrits ne
décelent point notre naiffance , il vaut
mieux que tout le monde l’ignore.
Avant que L a B r u i e r e fûr connu
dans le monde , fa fortune étoit très bornée.
Lorfqu’il devint opulent, il fur grand 6c magnifique. C ’étoit là une vertu , mais
il ne falloit pas étaler fon fafle comme il
l ’a fait ; (b) 6c quoi qu’en dife M. Cofte ,
le reproche de M. de Vigneu.-Mar vile à
cet égard eft très-fondé. C e Critique rabat
fort plaifamment cette petite vanité
par ces paroles : » Sans fuppofer d’anti-
» chambre ( L a B rui e r e parle beau-
» coup de la fienne ) on avoit une grande
» commodité pour s’introduire foi-même
» auprès de M. de la Bruiere , avant qu’il
» eût un appartement à l’Hôtel d e ............
» ( Condé ) il n’y avoit qu’une porte à
» ouvrir ôc une chambre proche du C ie l,
» féparée en deux par une légère tapiffe-
» rie. » Cela ne fait affurément point tort
à L a B r u i e r e ; mais puifqu’ila v o it
jugé à propos de décrire fon appartement
dans fon livre, il auroit bien fait de parler
de fon premier logement, pour éviter le
jufte reproche d’avoir voulu paroître important.
Après quelques autres cenfures de
cette efpece, M. de Vigneul-Marvillezt-
taque l’Ouvrage propre de L a B r uier e ; 6c il y a dans fa critique de la mauvaife
humeur 6c fouvent peu de jufteffe. Oit
peut voir là-deffus les réponfes de M.
Cofte , à la fin du fécond volume des
CaraCleres de l’édition de 173 3*
Cependant le fiiccès de cet Ouvrage
fut fi grand , qu’on chercha par tout 3
l’imiter. I l parut bientôt une foule de1
livres portant ce même titre; mais ce ne
furent que de mauvaifes copies , qui ne
fervirent qu’à relever celui de notre Mo«r
(t) Voyez le Chapitre VI. des biens de la fdetune
du-Livre des Caratieres, &c. Kij
I Si
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