L o K ï étott prudent fans être fin. Ses
manières douces & polies lui avoient acquis
l’eftime Ôc l’amitié de toutes les per-
fonnes qui le connoifioient. Quoiqu’il aimât
les converfations fur desfujets utiles,
Î1 croyoit que le temps étoit également
employé dans celles où l’on parle beaucoup
pour dire des riens ; & il difoit que
pour employer utilement une partie de
cette v ie , il falloit pafler l’autre à de fim-
ples divertiflemens. Aufli fe livroit-il vo lontiers
à une converfation libre ôc enjouée.
I l favoit plufîeurs contes agréables
, qu’il rendoit encore plus piquans
par la manière dont il les racontoit. La
raillerie étoit aufli fort de fon goût , mais
c’étoit la raillerie innocente Ôc délicate.
Toujours aifé dans fa conduite, il dédai-
gnoit ces airs de gravité par lefquels les
Savans veulent fe diftinguer du refie des
hommes. I l fe divertiffoit même à tourner
cette gravité en ridicule, & il citoit avec
plaifir à cette occafion cette définition de
M. de la Rochefoucault : la gravité efl un
miftère du corps inventé pour cacher les
défauts de l’efprit. I l aimoit fur-tout l’ordre
, ôc il l ’obfervoit en toutes chofes avec
une exactitude admirable. Comme il n’ef-
timoit les occupations des hommes qu’à
proportion de leur utilité, il faifoit peu de
cas de ces Critiques purs Grammairiens,
qui confument leur temps à compofer des
mots & des phrafes. I l goûtoit encore
moins les difputeurs de profeflion. E t il
méprifoit ouvertement ces Ecrivains qui
ne travaillent qu’à détruire fans rien établir
eux-mêmes. Un bâtiment, d it-il, leur
d é p la ît ils y trouvent de grands défauts :
qu’ils le renverfent à la bonne heure , pourvu
qu’ils tâchent d’en élever un autre à la place ,
s’il efl pojjible. I l confeilloit de jetter fur le
papier ce qu’on avoit aflez médité} afin
de foulager l’efprit dans l’effort qu’il fait
pour retenir clairement une longue fuite
de conféquences, ôc d’en pouvoir mieux
juger en le voyant tout enfemble. I l vou-
loit aufli qu’on communiquât fes penfées à
quelque ami, fur-tout lorfqu’on fe propo-
foit d’en faire part au public ; parce que,
d ifo it-il, notre efprit eft trop borné Ôc
trop fujet à erreur, pour ne nous pas défier
de nos lumières. I l étoit fort libéral
de fes avis, & ne les refufoit à perfonne ;
mais l’expérience lui avoit appris qu’on
doit être très-circonfpeft: fur cet article.En
effet tout le monde n’a pas l’efprit aflez bien
fait pour recevoir des avis;& en général les
bons confeils ne fervent point à rendre les
gens plus fages. A u relie perfonne n’a jamais
mieux connu l’art de s’accommoder à la
portée de toutes fortes d’efprits. A v e c
un Jardinier il parloit jardinage , avec
un Jouaillier pierreries , avec un Horloger
Montres , &c. Par-là, difoit-il,
je plais à tous ces gens-là, qui pour l’ordinaire
ne peuvent parler pertinemment d’autre chofe,
Comme ils voyent que je fais cas de leurs
occupations, ils font charmés de me faire voir
leur habileté, b moi je profite de leur entretien.
I l avoit acquis ainlî une aflez grande con-
noiflance des Arts , dont il faifoit un cas
infini. Quant à fon humeur, il étoit naturellement
aflez fujet à la colère ; mais fes
accès ne lui duroient pas long-temps , Ôc
il fe blâmoit fouvent lui-même de cette
foiblefle. Par le détail de fa vie on a vu
qu’il a vécu en honnête homme, ôc qu’il
eft mort pénétré de la bonté deDieu.Com-
me ce dernier article eft très-important
pour fa mémoire,je vais copier ici une Le ttre
qu’il écrivit à M. Collins peu de jours
avant fa m o r t , dans laquelle il expofe
fes derniers fentimens.
Lettre de L o K E à M . Collins.
» Je fai que vous m’avez aimé pénis
dant ma v ie , ôc que vous conferverez le
» fouvenir de ma mémoire après ma mort.
» Tout l’ufage que vous en devez faire ,
x c’eft dereconnoître que cette vie eft une
» fcène de vanité qui pafle bientôt, Ôc
» qui ne procure de véritable fatisfaélion
» qu’autant qu’on fe rend témoignage d’a-
» voir bien fa it, & qu’on nourrit l’efpé-
» rance d’une autre vie : c’eft ce que je
» puis vous aflurer par expérience, & ce
» dont vous reconnoîtrez la vérité quand
» vous en viendrez au compte. Adieu : je
» vous laifle mes voeux les plus doux,
y> Jean-Loke (a).
(*) Collttlion of Severalt Pitw of M. John Loke, Pag*
Syftême de L ok e fur la nature b les
facultés de l’Entendement humain.
Un principe étoit reçu dans l ’antiquité :
c’eft que toutes nos idées viennent des fens.
C e principe fut renouvellé à la renaiflance
des Lettres, adopté ôc combattu (a). Ceux
qui l ’attaquèrent , prétendirent qu’il y
avoit des vérités, comme ce qui efl, eft ; il
eft impojftble qu’une chofe foit b ne foit pas en
même temps , ôcc. dont tous les hommes
conviennent généralement ; ôc cela ne peut
être , dit-on, à moins que ces vérités ne
foient innées. A cela on répond que les
enfans Ôc les idiots n’en ont pas la moindre
idée, ÔC n’y penfent en aucune manière.
E t fur ce qu’on réplique que les
hommes ne donnent leur confentement à
ces vérités que quand ils ont atteint l ’âge
de raifon, on demande qu’eft-ce que la
raifon, fl ce n’eft la faculté de déduire
de principes déjà connus des vérités inconnues
? Cela étant , on ne peut regarder
comme un principe une vérité
innée , ce qu’on ne fauroit découvrir
que par le moyen de la raifon ; car il
faudroit admettre pour vérités innées
toutes les vérités que la raifon peut nous
faire connoître ; ôc dès-lors il n’y auroit
plus de différence entre les vérités les plus
fenfibles & les vérités les plus abftraites ,
entre les axiomes des Mathématiciens ôc
les théorèmes qu’ils endéduifent. L e fens
raifonnable qu’on peut donner à cette pro-
pofition, que les hommes donnent leur
confentement à ces vérités lorfqu’ils viennent
à faire ufage de la raifon, eft que l’efprit
venant à fe former des idées générales
ôc abftraites, & à comprendre les noms
généraux qui les repréfentent,dans le temps
que la faculté de raifonner commence à fe
déployer, ôc tous ces matériaux fe multipliant
à mefure que cette faculté fe perfectionne
, il arrive ordinairement que les
enfans n’acquièrent ces idées générales,
Ôc n’apprennent les noms qui fervent à les
exprimer, que lorfqu’ayant exercé leur
raifon pendant un aflez long-temps fur
des idées familières ôc plus particulières ,
ils font devenus capables d’un entretien
raifonnable, par le commerce qu’ils ont
eu avec d’autres hommes. Un enfant, par
exemple , ne vient à connoître que 3 de
4. font égaux à 7 , quelorfqu’il eft capable
de compter jufqu’à 7 ; qu’il a acquis
l’idée de ce qu’on nomme égalité, ôc qu’il
fait comment on la nomme. Quand il en
eft venu là , dès qu’on lui dit que 3 ôc 4
font égaux à 7 , il n’a pas plutôt compris
le fens de ces paroles, qu’il donne fon confentement
à cette propofition , ou pour
mieux dire qu’il en apperçoit la vérité.
De-Ià il fuit que £ quoiqu’il y ait plu-
lîeurs propofitions générales, qui font toujours
reçues avec un entier confentement,
lorfqu’on les propofe à des perfonnes qui
font parvenues à un âge raifonnable, de
qui étant accoutumées à des idées abftraites
ôc univerfelles, favent les termes dont
on fe fort pour les exprimer ; cependant
comme ces vérités font inconnues aux enfans
dans le temps qu’ils connoiflènt d’autres
chofes, on ne peut point dire qu’elles
foient reçues d’un confentement univer-
fel de tout être doué d’intelligence ; de
par conféquent on ne fauroit fuppofer en
aucune manière qu’elles foient innées. Car
il eft impoflîble qu’une vérité innée ( s’il y
en a de telles ) puiflè être inconnue du
moins à une perfonne qui connoît déjà
quelqu’autre chofe ; parce que s’il y a des
vérités innées, il faut qu’il y ait des penfées
innées : car on ne fauroit concevoir
qu’une vérité foit dans l’efprit, fi l’efprit
n’a jamais penfé à cette vérité. D ’où il
s’enfuit évidemment que s’ il y a des vérités
innées , il faut de néceflïté que ce foient
les premiers objets de la penfée, la première
chofe qui paroifle dans l’efprit J.
L a conféquence qu’on tire de ce raifon.-
nement, eft que nous n’avons d’idées que
des chofes fenfibles, ou que celles qui pa-
roiflènt ne point venir des fens font en
quelque forte des idées de définition, c’eft-
à-dire des idées formées par des mots
qu’on a définis , ou! auxquels on a attaché
un fens. L e mot Dieu ne nous donne point
afliirément l’idée du. Créateur j mais il
F i j
(*) Voyez la Logique, ou l’an de penfer , pag. & fuiv. de la fixUme Edition.