avoit été obligé d’apprendre. Toutes les
nations plongées dans l’ignorance , v i-
voient comme des barbares. L ’Italie feule
faifoit cas des fciences.QuelquesSavans de
la Grèce s’y étant retirés, leur avoient inf-
piré cet amour. L ’école de Deventer, par
les foins du fameux Rodolphe Agricola, &
d'Alexandre Hegius fon illuftre difciple,
fut la première qui fecoua le joug de la
barbarie. Mais E r a s m e avec de plus
grandes vues & des lumières fupérieures,
forma une révolution totale, & changea
entièrement la difpofitlon des efprits. I l
en reçut larécompenfe qui pouvoit le plus
le dater : ce furent des honneurs & des dif-
tin&ions ; & quoique fà vie foit mêlée de
ces traverfesque l’envie fufcite toujours au
mérite, il n’en jouit pas moins dans le monde
favant de la plus haute confidération.
,.Cet heureux mortel étoit fils naturel de
Marguerite Zerenbegue, fille d’un Médecin,
& de Gérard Helie, d’une honnête famille
de Tergou. Ce Gérard étoit le pénultième
de dix enfans mâles que fon pere avoit eus.
I l reçut une borçne éducation, & devint
même très-habile dans les Belles-Lettres.
Il.avoit un caractère gai & porté à la plai-
fanterie, qu’ il a tranfmis à fon fils. Ses païens
le deftinoient à l’état Eccléfiaftique :
mais comme il étoit paflïonnément amoureux
de Marguerite, qu’ils s’étoient meme
donnés mutuellement une promeffe de mariage
, il ne voulut point fe rendre a leurs
fbllicitations , & eux de leur côté mirent
toujours obftacle à la conclufion de ce
mariage. #
Excédé de ces perfécutions , Gérard
prit le parti de quitter & fes parens & fon
pays, Sc il écrivit à un de fes freres qu’ils ne
le reverroient jamais. I l laifla en partant
fa maîtreffe enceinte, qui, pour cacher fon
état & fes fuites, alla faire fes couches à
Rotterdam, où elle n’étoit pas connue.
E lle y accoucha du grand E r a s m e la
nuit du 2 7 'au 28 Oétobre l’an 1 4 6 7 ,
félon quelques Auteurs, & 14 6 7 : fi l’on
s’en rapporte à d’autres. A peine fut-elle
relevée de fês couches, qu’elle revint à
Tergou avec fon enfant. Dans l ’embarras
où elle fe trouvoit, elle crut devoir faire
part de fon état à la mere de fon amant;
qui y fut fi fenfible, qu’elle fe chargea de
l’éducation du jeune E r a s m e .
Pendant ces entrefaites , les freres de
Gérard ayantappris qu’il étpit àRome, lui
écrivirent que fa maîtreffe étoit morte.
Gérard le c ru t, & il fut pénétré de la plus
v ive douleur. Par une fuite de ce grand
chagrin, il réfolut de quitter le monde Sc
d’embraffer l’état Eccléfiaftique. I l fut
ordonné Prêtre, Sc perfuadé qu’il feroit
agréable à fes parens dans cet état, qu’ils
avoient toujours fouhaité qu’il prît, il retourna
dans fa patrie. En entrant-a T e r gou
, il fut extrêmement furpris d’y trouver
fa maîtreffe,, qu’il avoit cru morte.
L a vue d’un objet qui lui étoit fi cher, Sc
qui ne s’étoit point effacé de fon coe u r ,
le combla de joie. I l s’y livra avec tranf-
port ; mais il ne changea en aucune façon
les engagemens qu’il venoit de prendre.
I l vécut avec elle dans la plus grande régularité
; & fa tendre amitié pour fa maî-
trelfe fe tourna entièrement vers le fruit
de fes amours. Son éducation devint l’unique
objet de fes foins & de ceux de Marguerite
, comme il étoit celui de leurs
délices. L ’ un & l’autre pafferent lerefte
de leurs jours fans celle occupés de ce
cher .enfant. On l’appella d’abord Gérard
comme fon pere ; Sc parce que ce nom en .
Hollandois a quelque rapport avec le
terme latin deftderare, le jeune E r a sm e
fe nomma lui-même Defiderius , c’eft-à-
dire Didier, Sc il prit pour furnom Erafme,
qui en Grec fignifie la même chofe que
Defiderius.
A l ’âge de cinq ans on l’envoya à un
petit Collège que tenoit à Tergou Pierre
IVinkel, lequel fut dans la fuite un de fes
tuteurs. Il fit d’abord fi peu de progrès
dans fes études, qu’on le jugea fans efprit.
On fe trompoit fans doute;mais cet efprit
n’étoit point encore développé. Cela ne,
rebuta point fes parens. Après l’avoir tenu
quelque temps dans ce C o llèg e , fa mere le
mena elle-même au Collège de Deventer,
dans les Pays-Bas, qui étoit alors le plus
floriffant. C e Collège étoit gouverné par
des Eccléfiaftiques , qui fans faire de
voeux vivoient en commun. Parmi ces
Eccléfiaftiques, un nommé Jean Sinthein
s’étoit acquis une grande réputation e‘n
Allemagne par quelques ouvrages fur la
Grammaire, qu’il avoit compofés. I l fut
un des premiers maîtres d’E r a s m e , Sc
il fut fi content des premiers progrès qu’il
fit , qu’il connut dès-lors ce qu’il feroit
un jour. Continuez, lui d it-il, vous ferez
un jour le plus favant homme de votre
fiècle. L e célèbre Rodolphe Agricola en
porta le même jugement. Etant venu dans
le C o llè g e , il jettales yeux fur les ouvrages
des Ecoliers ; celui d’ERASME le
charma ( on croit que c’étoit une amplification
) & également fatisfait de fa phifio-
nomie, il lui prédit que s’il continuoit, il
feroit un jou r un grand homme.
C e fut dans ce lieu que notre Ecolier
apprit la Langue Latine, les premiers élé—
mens de la Langue Grecque, la Logique,
la Métaphyfique Sc la Morale. Sa mémoire
étoit prodigieufe. A l’âge d’onze ans, il
favoit Horace Sc Térence par coeur. I l ai-
moit fingulieremênt ce dernier Auteur ,
parce qu’il lecroyoit le plus propre à former
le ftyle.
L ’amour qu’E r a s m e avoit pour l’é-
tud e, Sc fon attention particulière à remplir
fes devoirs, lui avoient acquis autant
l’amitié que l’eftimede fes maîtres. Cependant
un d’entr’eux voulant éprouver quel
effet produirait en lui la correction, chercha
un faux prétexte pour avoir occafion
de le châtier. E R A s m e fut très-fenfibie à
ce traitement injufte. Comme il n’avoit
aucun reproche à fe faire, cela l’indifpofa
tellement qu’il perdit l’amour de l’étude,
& il tomba dans une fi grande mélancolie
qu’il en penfa mourir. L e maître comprenant
la faute qu’il avoit faite, en devint
inconfolable, & n’oublia rien pour la réparer.
Pendant ce temps-là, la ville de Deventer
fut affligée de la pefte, laquelle enlev
a la mere d’E r a s m e . Son pere, pour
fauver fon enfant, le fit venir à T e rg o u ;
mais il fut fi affligé de la mort de Marguerite
, qu’il en mourut de douleur quelque
temps après. I l chargea en mourant trois
de fes meilleurs amis de la tutelle d’E-
r A s m e , & d’un autre enfant qu’il avoit
eu avant lui. Quoique fa fucceffion ne fût
pas confidérable ; cependant les effets
qu’on trouva après fa mort, étoientfuffi-
fans pour procurer à fes enfans un état
fuivant leur inclination : mais les’ tuteurs
répondant mal à la confiance de leur commun
ami, ne fongerent qu’à fe débarràffer
de leurs pupilles. Dans cette v u e , ils mirent
tout en ufage pour les forcer à
embraffer l’état monaftique. E r a s m e
fouffrit des perfécutions de toutes les ef*
pèces qui le firent à la fin fuccomber. En
vain il repréfenta à IVinkel, l’un des tuteurs
, que fon frere & lui étoient trop
jeunes pour prendre le parti qu’on leur
propofoit ; qu’ils ne connoifloient pas allez
ni le monde ni les couvents pour favoir
s’ils dévoient entrer dans l’un ou dans
l ’autre, Sc qu’il étoit bien plus raifonna-
ble qu’ils attendiflent encore quelques années
, afin d’être en état de fe déterminer
avec plus de connoiffance de caufe , fur
une affaire dont leur bonheur Sc leur falut
dépendoient. C e difcours étoit trop fage
pour plaire à un homme paflionné, tel
que IVinkel. Aufli, bien loin d’y répondre,
il entra en fureur, & chargea E r a s m e
d’injures. A la colère il joignit encore
des menaces ; de forte que notre jeune
pupille ayant fait des réflexions férieufes
fur les fuites de cet emportement, crut
devoir entrer malgré lui dans le novi-,
ciat de Stein : ce qu’i l fit en i4 8 6 .
Heureufement il trouva dans le couvent
où il entra Guillaume Herman , de
T e rg o u , qui avoit beaucoup de goût pour
les Belles-Lettres, & qui contribua infiniment
à le confoler. Sa paflion pour l’étude
fervit auflî à calmer fon chagrin. I l s’ÿ
livra entièrement conjointement avec
fon ami ; & dans cette occupation fi agréable
pour lui , il parut oublier les' dégoûts
qu’il avoit pour le cloître. I l fe diflipoit
encore en cultivant les arts. I l peignort
même affez bien , & il refte encore art
tableau repréfentant un crucifix , au bas
duquel on lit ces mots : Ne méprife? pas ce
tableau; il a été peint par Erafme, lôrfqu’ïl
étoit Religieux au Monaftère de Stein.
On dit auflî que notre Philofophe ne fe
contentoit pas de cés délaffemen» , & qii’il
divêrciflbit encore fon ennui pur le cqju-
A ij