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 ment un bien , fi l9on  peut  fans remords  
 ne le point aimer. D’où  il  fuit  que pour  
 éviter l’erreur, il faut modérer l’emprefle-  
 ment & l’ardeur  de  la  volonté  pour  les  
 feules apparences de la vérité; fe délivrer  
 de fes préjugés ; avoir une jufte défiance de  
 nos facultés ; car toutes ces manières d’ap-  
 percevoir nous font autant  d’occafions^ de  
 nous tromper.  Il s’agit donc de connoître  
 les chefs de ces manières d’appercevoir, ô c   
 de  défigner  les  différentes  erreurs  auxquelles  
 ils peuvent donner lieu. 
 L’ame peut appercevoir  les  chofes  en  
 trois manières ; par  l’E n t e n d em e n t ,  c’eft-  
 à-dire par  la  faculté que l’ame  a de recevoir  
 differentes idées ; par l’ Im a g in a t io n  ô c   
 parles S e n s . Par l’entendement, l’ame apperçoit  
 non-feulement les chofes materielles  
 , l’étendue  avec fes  propriétés ; mais  
 encore les notions communes ,  celles qui  
 font  universelles  ,  Ôc  généralement toutes  
 fespenfées,  loriqu’elle les connoit par  
 la réflexion qu’elle fait fur elle-même. Par  
 l’imagination ,  l’ame  apperçoit les  êtres  
 matériels,  quoiqu’ils  foient  abfens  ,  en  
 s’en  formant pour  ainfî  dire  des  images  
 dans le cerveau.  Enfin  l’ame  n’apperçojt  
 par  les fens  que  les objets fenfibles, lorf-  
 qu’étant préfens, ils font impreflïon fur les  
 organes extérieurs  du  corps, & que cette  
 impreflïon  fe  communique jufqu’au  cerveau  
 ; ou lorfqu’étant abfens, le cours des  
 efprits  animaux  fait  dans  le cerveau une  
 femblable impreflïon. 
 L’ame n’apperçoit que de ces trois manières; 
  ôc l’on doit regarder ces  trois  facultés  
 comme  les  chefs  auxquels fe rapportent  
 nos erreurs Ôc la caufe  de ces erreurs. 
   Il  s’agit donc de  favoir  comment  
 ces  facultés trompent,  &  de quelle manière  
 nous devons éviter les erreurs qu’elles  
 occafionnent. 
 I.  Les erreurs  des  fens  font fi confidé-  
 rables ,  que ces  fens ne  font abfplument  
 rien connoître par eux-mêmes. 
 Premièrement,  nous ne pouvons juger  
 par la vue, ni de la figure, ni de l’étendue,  
 ni du mouvement des corps. Nous avons  
 beau regarder la fituation de deux objets,  
 ou  d’un  objet relativement à nous, il eft  
 impoflibie  que  nous  déterminions la diftance  
 de  l’un  à  l’autre.  Quoique  nous  
 ayons  une ligne immédiatement  fous  les  
 yeux, nous  ne pouvons point décider fi  
 elle  eft  droite ;  fi un cercle n’eft pas une  
 ellipfe,  ô c  fi un quarré n’eft pas un paral-  
 lelogrameouquarré long. Quantaumou-  
 vement,  il  eft certain  que  nous  ne  fau-.  
 rions  rien  déterminer  :  car nous ne pouvons  
 juger de la grandeur du mouvement  
 d’un corps que par la longueur de l’efpace  
 que le corps a parcouru. Or nous ne pouvons  
 déterminer avec les yeux la longueur  
 de l’efpace.  Donc la vue ne peut pas nous  
 faire  connoître  la  grandeur  du mouvement. 
 En fécond lieu, nous connoiflons plus ou  
 moins parfaitement les objets par les fens.,  
 fuivant que les fens font bien ou mal orga-  
 nifés, que les parties qui les compofentfont  
 plus faines, plus délicates ou plus fenfibles.  
 Une perfonne qui a bonne vue, voit mieux  
 les objets qu’une autre  qui a la  vue  foi-  
 ble.  De même celui qui a les oreilles bien  
 organifées,  entend mieux  que  celui qui  
 les a mal organifées. Une même perfonne  
 peut encore juger diverfement des memes  
 objets dans différens  temps,  fuivant qu’il  
 fera malade ou en bonne fante.  Un bilieux  
 voit prefque jaunes tous les  objets  ,  ô c   il  
 ne  connoît qu’il s’eft trompé que quand il  
 eft guéri.  Celui  qui  a reçu quelque coup  
 brufque dans les yeux, voit les objets rouges. 
  En un mot les objets font des impref*  
 fions plus ou moins  grandes fur les fens,  
 fuivant que les fens font plus ou moins parafai  
 ts ou mieux conftitués. 
 La troifiéme caufe de l’erreur des  fens  
 provient de ce qu’ils ne nous repréfentent  
 que les impreffïons qu’ils reçoivent, Ôc que  
 ces impreffïons font quelquefois fi fembla«-  
 bles à d’autres,  que nous ne pouvons les  
 diftinguer. Par exemple, lorfque nous fôm-  
 mes dans un bateau  qui  eft  emporté  par  
 le  courant  d’une rivière  fans aucun balancement  
 ,  fi  nous regardons  le rivage,  
 nous le verrons fuir, ôc nous nous croirons  
 immobiles. Un homme qui marchera dans  
 le même  fens que  nous , mais  beaucoup  
 plus lentement  nous paroî'tra reculer.  Si  
 nous faifons tourner avec vîteflfe un charbon  
 de feu allumé, nous jugerons que c’eft  
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 un cercle de feu que nous voyons. Et pour  
 dernier trait,lorfque nous regardons quel-  
 qu’objet  qui eft placé derrière un autre ,  
 nous le jugeons contigu à cet autre objet,  
 quoiqu’il en  foit  fouvent diftant de plusieurs  
 toifes. 
 Enfin la dernière efpèce  d’erreur  dans  
 laquelle les fens nous font tomber, eft que  
 nous n’avons aucune fenfation  de  dehors  
 qui  ne  renferme  quelque  faux jugement.  
 En  effet l’ame  ne connoît  les objets  que  
 quand  les fens en  font  affeétés.  Elle  les  
 voit donc uniquement dans les fens même.  
 Si elle apperçoit, par exemple, des Etoiles  
 ,  elle les voit dans le corps même ;  ô c   
 puifque  ces  Etoiles  font  immédiatement  
 unies à l’ame, lefquelles font les feules que  
 l’ame puiffe voir, elles ne  font donc  pas  
 dans  les cieux. D’on  il  fuit  que  tous  les  
 hommes qui  voyent  les Etoiles dans  les  
 cieux, ô c  qui jugentenfuite volontairement  
 qu’elles y font, font deux faux jugemens,  
 dont  l’un  eft naturel  ô c   l’autre  libre.  Le  
 premier eft un jugement des  fens  , ou une  
 fenfation compofée qui  eft  en nous ,  fans  
 nous, ô c  même malgré nous,  ô c   félon laquelle  
 on ne doit pas juger. L’autre eft un  
 jugement libre de la volonté què l’on peut  
 s’empêcher de faire,& par conféquent qu’on  
 ne doit pas faire,fi l’on veut éviter l’erreur. 
 Pourfe garantir donc de toutes ces erreurs  
 , on doit fuivre cette règle : N e j u g e ç   
 ja tn a is p a r   le s   S  £  n s  d e   c e q u e   le s   ch o fe s fo n t  
 p a r   e lle s -m êm e s ,  m a is  f e u lem e n t   d u   ra p p o r t  
 q u e l le s   o n t   a v e c   n o s   corps. 
 II. La fource des erreurs de l’imagination  
 vient de  la nature  de  l’imagination  
 même. Nous n’imaginons des objetsqu’en  
 nous formant dés images ;  ô c   ces  images  
 r.e 'ont formées que par les traces que les  
 efprits animaux font dans le cerveau. Nous  
 imaginons  les  chofes d’autant plus fortement, 
   que ces traces  font plus profondes  
 ô c  mieux gravées,  &  que  les  efprits animaux  
 y ont pafle plus fouvent & avec plus  
 de violence. Et lorfque les efprits animaux  
 y ont  pafle  plufieurs  fois  , ils  ÿ  entrent  
 avec plus de facilité que dans d’autres endroits  
 tout proches, par lefqüels  ils n’ont  
 jamais pafle, ou par lefqüels ils n’ont point  
 paffe fi fouvent, 
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 C’eft-là la caufe de la confufion & de la  
 fâuffeté de  nos idées.  Car  les elprits animaux  
 qui  ont été dirigés par l’aâion des  
 objets extérieurs, même par la réflexion,  
 pour produire dans le cerveau  de  certain  
 nés traces, en produifent fouvent d’autres,  
 qui  à  la  vérité leur reffemblent  en quelque  
 chofe, mais qui ne font point les traces  
 de ces mêmes objets ,  ni" celles qu’oit:  
 vouloit  fe  repréfenter ;   parce que  les efprits  
 animaux  fe  portent  toujours  avec  
 plus d’abondance dans les traces profondes  
 des  idées  qui nous  fönt  plus  familières,  
 & ne vont qu’en  petite  quantité  vers les  
 endroits où ils devroient actuellement  fe  
 diriger. 
 Telle eft la fource de toutes  les  erreurs'  
 qui viennent del’imagination. Préoccupés  
 de quelque objet, nous rapportons tout ce  
 que  nous voyons à  cet objet.  C’eft ainfi  
 que ceux qui fe font imaginés que la Lune  
 étoit une tête ,  parce qu’ils  fe  font  fami-  
 liârifés  avec  cette  idée,  en  voyant  des  
 images de la Lune  qu’on  repréfènte comme  
 un  vifage ,  y   voyent  ordinairement  
 deux yeux,: un nez  & une bouche ;  que  
 des  perfonnes voyent dans  les nues  dés  
 chariots, des hommes, des lions  ou d’autres  
 animaux  ,  quand il y  a quelque  rapport  
 entre  leurs figures & ces ehofes-là ;   
 &   que  ceux  qui  ont  coutume  de  deïîï-  
 ner, voyent quelquefois des  têtes d’hommes  
 fur des murailles, &même des figures  
 , des groupes, & c .  fur du papier où l’on  
 a donné plufieurs coups de crayon. 
 C ’eft par la même raifon qu’on  juge de  
 la nature des  chofes  fuivant l’idée qu’on  
 s’en eft formée. Une maladie eft nouvelle,  
 & fait  des ravages étonnans.  Çela imprime  
 des traces fi profondes dans le cerveau,   
 que  cette maladie eft toujours  préfente à  
 l’efprit. Sien l’appelle le fcorbut, toutes  
 les  maladies  nouvelles  feront le fcorbut.  
 Une perfonne s’applique à un genre d’étude. 
  Les traces  du fujet de fon occupation  
 s'impriment fi profondément dans fon cerveau  
 , qu’elles confondent & qu’elles effacent  
 quelquefois les traces des  chofes même  
 fort différentes. 
 Il y  a un Auteur, par exemple, qui a  
 fait plufieurs volumes.fur  la  croix.  Cela  
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