difcours que fes ennemis auroient pu tenir
fur fon compte. L e Pape lui fit une réponfe
très-gracieufe ; le nomma à la Prévôté de
ÎDeventer, & fongeoit à le pourvoir d’autres
Bénéfices, pour le mettre en état de
foutenir avec décence la dignité de Cardinal
à laquelle il fe propofoit de l’élever.
Rien n’étoit fans doute plus avantageux :
mais E rasme étoit accablé d’infirmités,
& ne fongeoit plus qu’à mourir. En effet,
depuis i y 3 y jufqu’en i j 3 6 , il fut en
proie aux douleurs les plus vives. I l comprit
bien que fa fin étoit proche, & il l’annonça
à un de fes amis. Enfin épuifé par
lès maux , une diffenterie l’emporta : il
expira à Bâle la nuit du 1 1 au 12 Juil-
let -de l’an i y 3 6. I l donna avant de mourir
des preuves d’une parfaite réfignation
à la volo.nté de D ie u , & d’une patience
vraiment chrétienne.
Sa mort fut un deuil public. Tous les
habitans de Bâle accoururent afin de voir
pour la derniere fois le corps d’un homme
illuftre. Il fut enterré avec une pompe
qui répondoit à l’eftime qu’on en avoit.
L e premier Magiftrat, les principaux Sénateurs,
tous les Profeffeurs aflifterent à fes
obsèques. C e furent même des Etpdians
qui le portèrent à la fépulture. I l fut inhumé
dans le Choeur de l’Eglife Cathédrale
, au côté gauche,
Ppur honorer fa mémoire, on réfolut
de lui ériger une ftatue de bronze. On
chargea de ce travail Henri de Keifer, fameux
Statuaire. E t dès que l’ouvrage fut
fini , on l’çleva dans la grande place de
B,otterdam , flir .un piédeftal orné d’ inf-
criptions , où elle eft encore aujourd’hui.
Q r ordonna aulfi dans cette ville de Rotterdam
, dans laquelle E r a s m e avoit
reçu le jour, que le Collège où l’on enfei*
gnoitle Latin porteront le nom d’ERAS-
me , Sç qu’il lui feroit confacré par l’in—
fçription du frontifpice.
E r a sm e étoit petit : il avoit la peau
blanche, les yeux bleus, le regard agréable,
la voi^ douce & d’une belle prononciation.
I l étoit toujours vêtu fort honnêtement
Sç très-proprement, A l’égard de
fon çaraélère , beaucoup de fentiment
gfï formoit le fond, Il étoit généreux, ch^.-
ritable, doux , poli Sc confiant dans fort
amitié. On peut lui reprocher d’avoir un
peu trop aimé la plaifanterie , quoiqu’il
raillât très-agréablement.
Perfonne n’a tant écrit que ce Philofo-
phe. M. de Burigny, qui a compofé fa v ie ,
rapporte la lifte de fes ouvrages,laquelle
effraye par fon étendue. 11 eft fans doute
étonnant qu’un homme , qui n’a jamais
eu de demeure fixe, ait tant travaillé. I l
falloit que fon imagination fût auffi v ive
que fa mémoire étoit heureufe. On re-
connoît le feu de cette imagination dans
prefque tous fes écrits. Son ftyle eft v if &
aifé , & fes penfées fines Sc ingénieufes.
Quant aux chofes, quoiqu’il ne fe foit pas
toujours renfermé dans de fages bornes ,
il n’a pas laide que de donner des inftruc-
tions très-folides. I l avoit un grand jugement
, beaucoup d’érudition, & connoif-
foit parfaitement le coeur humain. Cette
connoiffance brille fur-tout dans fon Eloge
de la Folie. C ’eft un ouvrage original, qui
fe foutient encore aujourd’hui avec tout
fon éclat. Ses autres productions ont fervi
de fondement aux Auteurs, qui ont écrit
fur les mêmes matières qu’il avoit traitées
, & ceux-ci ont infiniment enchéri fur
fes autres idées. On peut donc dire que
l’Eloge de la Folie eft le feul ouvrage
métaphyfiqüe qui nous refte en entier, &
qui forme le titre d’aggrégation d’ERAS-
me dans l’Hiftoire des Métaphyficiens.
Etat du Genre Humain félon Erasme.
Il y a fi peu d’hommes qui fuivent les
lumières pures de la raifon, qu’on peut
regarder la race humaine livrée à un délire
perpétuel. L e premier âge de l’homme
eft fans doute le plus gai Sc le plus agréable.
Mais qu’eft-ce que c’eft que cet âge f
Celui d’imbécillité Sc de folie. Des riens
l ’aft'eélent ; & il eft d’autant plus aimable
qu’il eft dépourvu de raifbn : car un enfant
fage n’a plus cette gaieté Sc cette
gentillefte qui charment : fon feu & fa
vivacité s’éteignent à vue d’oe il. Pour lçs
cpnferver ? on prolonge cet âge de l’enfance
autant qu’il eft poffible, Sc il eft peu
jje pçrfonnes qui veuillent les facrifier à la
fageffe,
fagefle , parce que les occupations férieu-
fes qui y conduifent, rendent les riiines
fombres & les vifages décharnés. Les femmes
fur-tout font encore plus jaloufes de
fe conferver dans cet état. Encore fem-
blables aux enfans dans l’âge mûr par la
délicateffe de leur peau & le fon de leur
v oix , elles s’étudient perpétuellement à
palfer pour jeunes. C ’eft-là l’unique but
des parures, du fard, du bain, de la fri—
fure , des effences, des fenteurs, Sc de
tant d’autres artifices, qu’on met en oeuvre
pour faire valoir la beauté. Leur
maintien eft toujours aftorti à ces ajufte-
mens. Perfuadées qu’elles ne font aimables
qu’autant qu’elles paroiflent jeunes, elles
imitent prefque toutes les folies des en-
fans. Les hommes à qui elles plâifent naturellement
par-là , cherchent à lés imiter
; Sc les uns & les autres vivent fans y
penfer dans une enfance perpétuelle.
I ls ne font point de bons repas, fi la
folie n’y préfide. A u défaut de leur propre
délire, ils empruntent celui d’autrui.
Un Bouffon vient pour de l’argent bannir
par fes bons mots Sc fes railleries piquantes
, la fageffe Sc la décence. Les ali-
mens pris avec excès fe joignent à cette
invention; & on s’eft bien réjoui , lorf-
que la raifon n’a point été de la partie.
L ’amitié , qui devroit furpaffer tous les
plaifirs, eft empoifonnée par la politique.
On diflimule les défauts de fes amis ; on
s’abufe volontairement ; on s’aveugle fur
leur compte ; on aime des vices effentiels,
Sc on les admire comme fi c’étoient des
vertus. L ’union même de l ’homme avec
la femme n’eft foutenue que par la fla-
terie, par une complaifance fervile , par
les détours, par ladilfimulation. L a fin de
tout cela eft de plaire à quelque prix que
ce foit. De là l’amour propre, l’orgueil,
la vanité. Otez de tous les talens l’afl'ai-
fonnement de la fotife , l’Orateur languira
dans fes difcours ; le Muficien avec fes
tons Sc fes cadences fera pitié. On
fifllera le Comédien & fon jeu. On tournera
le Poete Sc les Mufes en ridicule.
L e meilleur Peintre ne s’attirera que du
mépris. E t le Médecin mourra de faim
avec fes remèdes. Voilà pourquoi chacun
fe cajole , fe fla te , Sc fe remplit de la
bonne opinion de lui-même-avant que de
rechercher celle des autres. On ambitionne
pourtant enfin cette dernière , Sc
on fait pour celâ mille extravagances.
On a reçu une légère infulte, un démenti
; on eft deshonoré fi-l’on ne fe cou-i
pe la gorge , c’eft-à-dire fi pour le mal
le plus léger on ne s’expofe au plus
grand des malheurs , la perte de la vie.
Deux partis s’égorgent, Dieu fait pourquoi
; Sc tous les deux ne remportent que
du mal de leur animofîté. Ceux qui pé-
riflènt à la guerre , on les compte pour
rien. Cet honneur fi précieux, qui les met
en mouvement, ils le partagent avec les-
parafites, les voleurs, les banqueroutiers,-
les meurtriers, les brigands , Sc généralement
avec tous ceux qu’on nomme la lie
du peuple.
En un m ot, tout ce qui fe fait chez les
hommes eft plein de folie. C e font des
foux qui agiffent avec d’autres foux ; Sc
fi une feule tête entreprend d’arrêter le
torrent de la multitude , honi de toutes
parts, il ne lui refte plus que lareffource
de Timon : c’eft de s’enfoncer dans un
défert , & d’y jouir tout à fon aife de la
fagelfe. Eh ! comment pouvoir arrêter
une foule fi prodigieufe de folies ? Ici ce
font des hommes qui courent tonte la
journée après un animal, lequel ne peut
leur être utile, pour avoir le plaifir de
l’affalfiner. L à il en eft d’autres, dont l’oc-'
cupation-continuelle eft de faire Sc de défaire
, de conftruire Sc d’abattre, de changer
le rond en quarré, Sc le quarré en
rond, jufqu’à ce qu’enfin il ne leur refte
plus ni maifon ni pain. Ailleurs des têtes
chaudes pleines de miftérieux p rojets, ne
vifent pas moins qu’à confondre & à
changer la nature par la découverte d’une
quinteffence qui n’exifte que dans leur
chimérique imagination. Dans ce coin de
la T e r re , des gens furieux fe brûlent le
fan g , pour avoir le plaifir de remuer des
morceaux de carton ou de bois. Dans cet
autre ce font des hâbleurs qui ne fe plâifent
qu’à dire ou à entendre des faufletés. Des
plus foux encore avec une ame de boue ,
Sc les inclinations de la plus vile canaille f
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