àinfî toute l’Europe. Ni la nature, ni la
raifon ne pouvoient fe faire entendre. Les
facultés de l’entendement étoient prefque
anéanties. L ’autorité ufurpoit la raifon
avec tant d’empire, que fous prétexte de
rendre l ’homme plus fournis à Dieu, elle
l ’abrutiffoit 6c le réduifoit en efclavage.
Ceux qui s’appliquoient à la Philofophie,
n’ofoient le faire ouvertement ; 6c lorf-
qu’ils étoient obligés d’expliquer leurs
fentimens , ils le faifoient d’une maniéré
myftérieufe. I l auroit été dangereux dans
ces temps barbares de paroître inftruit ou
fage : on fe feroit attiré un traitement
févere & cruel de la part des fuperftitieux.
Ce ne fut qu’en 145*3 , après le fac de
Conftantinople, qu’on commença à ouvrir
les yeux. On ne connoiffoit alors que
la Philofophie d’Arijîote, ÔC on en fit une
étude férieufe. Le petit nombre des bons
efprits, qui fe livra à cette étude, y trouv
a de belles chofes ; communiqua fes découvertes
aux amateurs de nouvelles con-
noiffances, 6c produifit une révolution.
On goûta d’abord cette Philofophie ; 6c
comme l’homme garde difficilement un
milieu, d’une eftime jufte pour quelques-
unes des opinions de fon Auteur, on paffa
à une admiration outrée. Les Scholafti-
ques crurent y trouver la fcienee univer-
felle. I ls s’enthoufiafmerent au point, qu’ils
y virent l’explication des myfteres les plus
tncompréhenlîbles , même celui de la
fàinte Trinité. Peu s’en fallut qu’on ne
canonisât ce grand homme. Du moins on
fit des differtations pour prouver qu’il ne
falloit pas douter de fon falut, quoiqu’on
le reconnût pour un bon païen.
T e lle étoit la difpofition des efprits,
lorfque parut dans le monde un Philofo-
phe, ardentamateur de la vérité, nommé
Pierre R 4 m u s . C et homme, auffi hardi
qu’éclairé, ofa foutenir que tout ce qu’A -
rijîote avoit avancé dans fes Ouvrages de
Philofophie, étoit faux 6c ridicule. Cette
propolïtion téméraire, 6c au fond un peu
injufie, fouleva tous les Scholaftiques, 6c
ne futgoûtée que de peu de perfonnes. E lle
forma cependant une forte de fchifme parmi
les Savans, ôc produifit une révolution
allez fubite dans la Philofophie : mais elle
procura en même temps à fon Auteur au-;
tant de difgraces 6c de chagrins que d’honneur
6c de gloire. C e mélange de biens 6c de
maux moraux compofe une vie extrêmement
intéreffante ; 6c fi le fuccès répond à
mon zèle 6c à mes foins, je me flatte que le
compte que je vais en rendre pourra inté-
relier avec fruit le Leéleur.
Pierre R a m u s , ou de la Ramée, qui
eft fon véritable nom , naquit à Cuth ,
village de Picardie dans le Vermandois,,
en 1 y 1 y (ri). Ses ancêtres étoient nobles 5.
mais fon aïeul ayant été réduit à la dernière
mifere par les malheurs de la guerre;
il fit 6c vendit du charbon pour fubfifter.
Cette induftrie fuffit à peine à fon entretien
; de forte que fon fils fe vit obligé
de gagner fa vie en labourant (b).
D è sfor ien fan ce ,R a m ü s fut attaqué
[>] L’ Auteur du Mémoire Hijlorique & Littéraire du
College Royal (M. l’AbbéGoujeté) Tom. II„p. 24, prétend'qu’il
eft né en i s 08 5 & il appuyé fon fentinrent
fur des raifons aflez pl'aufibles. Cependant Nancelius,
qui étoit dilcipl'e de Ramus > dit qu’il vint au monde
en 151 s > & il y a lieu dç préfumer qu’il étoit très-
bien inftruit là-delïus. Tous les autres Hiftoriens.de
notreFhilofophe s’accordent auffi en ce point avec lui.
('&■ ) On avoit reproché à Ramus la balfelfe de fon
extraftion '■> Ôc i î répondit à ce reproche d'ans le Dif-
cours qu’il prononça , lorfqu’ il prit pofleffion de fa
Chaire de Philofophie & cl’Eloquence au College
Royal- II- convient que les parehs étoient pauvres,
qu’il l’étoit par conféquent lui-même ; ôc il demande
à Dieu-,, non des richeffes , qui ne font pas
néceflaires pour avoir de P e n c red u papier 8c dés
jriurr.es i mais l’éfprit fâin , atlif- & intelligent. La
snaniere dont il s’ fejçprime eft trop piquante pour
3pcn pas faire part au Lerieur.
‘Gatbanariui voter probi loco. nohis objectas efi. Avsts ce ne
in Eburonum genii, familia imprimis illujlris fuit : fed’’
patria à Carolo Burgundiorum duce capta & incenfa, in
Veromanduorum agyum profugus , ob paupertatem Car bon a—-
tins fuit : pater Agricola fuit : utroque ctiam pauper io re fu ij
& fie à malo divite nefeio quo , cujus & pater & patria igno—
ratur, generis ingenuipaupertas in nobis accujâtur. A t Cntif—
tianus fum , nec unquam paupertatem malum putavi : Arifto—
teleus non fum, ut difficile putem effie praclaras res agere cui~
magna opes défunt. Fortuna nccejjitate conclusmultos■ an-
nos durant fèrvitutem fervivi : ammo tamen nunquam fervus-‘
fu i , an imum nunquam defpondi vel abjeci. Ergo Deus Opt...
Max. qui potes e lapidibus fufeitare filios Abraha , fufeita
in Carbonii nepote, Agricola filio , tot indignatibus affliêlo.,.
non magnas opes magnamque fortunam, quibus ad inftruadmodum
opus efi , fed totà vità mentem reel ans , perpetuam-•
que diligentiam & induftriam. Petri Rami , Regii Eloquently
8c Philofophiæ Profelforis, Oratio initio fu*;
ptofeffioais habita. An. * j s i ,.£ag.. 1 j. St, 16.
deux fois de la pefte. Lorfqu’il fut rétabli,
fon pere fongea à le mettre en état de le
féconder dans fon travail : mais la Providence
, qui avoit d’autres delfeins fur lu i,
ne permit pas qu’il en fît même l’apprentif-
fage. A l’âge de huit ans, il quitta fecré-
tement la maifon de fon pere pour venir à
Paris. Comme il n’y avoit ni connoiffance
ni protection, l ’indigence l’obligea bientôt
d’en fortir. I l retourna chez lui $ 6c
n’y trouvant pas un meilleur fort que
quand il en étoit parti, il fe hazarda à
faire Une fécondé fois le voyage de Paris.
Cette nouvelle tentative ne fut pas plus
heureufe que la première. I l fe retira de.
nouveau auprès de fon pere. Enfin un de
fes oncles qui avoit quelque bien, inftruit
de toutes ces démarches, ayant appris que
c’étoit l ’amour de l’étude qui les avoit fug-
gérées, fe chargea de fournir à fon entretien,
s’il perfîftoit dans fa réfolution. L e
jeune R a m u s fe hâta de profiter de fes
offres. 1 1 partit pour la troifiéme fois pour
P a r is , 6c commença à faire fes études.
Son oncle mourut au bout de quelques
mois. C e malheur le priva du fecours qui
le faifoit vivre. Afin d’y fuppléer, il prit
le parti de fervir. I l fe préfenta dans cette
vue au College de Navarre, 6c il fut reçu
domeftique. Son b u t, en fervant dans un
C o lle g e , étoit de fubfifter 6c d’être à portée
de continuer en même temps, fes études.
Son ardeur étoit même fî grande à
cet égard, qu’ il employoit le jour au fer-
vice de fes maîtres, 6c la nuit à fon inf-
truétion. L ’a&ivité de fon efprit, & une
application continuelle, le mirent bientôt
en état d’afpirer au degré de Maître-
ès-Arts. Egalement paffionné pour la
gloire, pour l’amour de la vérité, 6c pour
une meilleure condition, il voulut fe faire
connoître par un coup d’éclat. Comme il
devoit foutenir une thèfe pendant un jour
entier, il prit un fujet tout à la fois abondant
6c propre à piquer l’attention des Savans.
C e fujet étoit conçu en ces termes :
Quoecumque ab Arijiotele dittaJînt, falfa
commentitia effe, c’eft-à-dire, Tout ce qriA -
'nftote a enfeigné riejl quefaujjeté chimere.
L ’Ecole outroit alors l’admiration pour
Arijîote, quoique l ’affujettiffement aveugle
à l’autorité de ce Philofophe retardât
les progrès des connoiffances humaines.
Auffi fut - on révolté de la propofi-
tion de R a m u s . On l’attaqua de toutes
parts avec beaucoup de hauteur 6c de mépris.
Un favant Italien regarda cette en-
treprife comme une audace impardonnable
( a ) . Cependant le jeune Répondant
foutint, pendant toute la journée, les attaques
vives d’un grand nombre de combat-
tans. I l répliqua à tout, 6c repouffa leurs
argumens avec tant de force 6c de fubti-
lité, qu’il s’attira l’admiration de toutes les
perfonnes défintéreffées. Quoiqu’il parût
trop préfomptueux, & qu’il manquât ab-
folument d’égards pour la façon de pen-
fer dominante, il développa tant de faga-
c ité , qu’on le reçut Maître-ès-Arts.
Sa mere étant morte dans ce temps-là;
il vendit une petite terre qu’elle lui laiffoit,
ôc fe trouva ainlî en état de fubfifter &
de fe livrer entièrement à l’étude. Il forma
alors le projet d’enfeigner fa doétrine.
Paris lui parut un champ trop vafte &
trop dangereux pour y faire fes premiers
effais. I l crut qu’il réuflîroit mieux dans la
Province. I l choifit le Mans, & alla y
établir une école. Plufieurs écoliers de
Paris le fuivirent. Deux hommes de mérite
s’affocierent avec lui. L ’un , qui étoit
grand Orateur., s’appelloit AudomarToe-
leus ; 6c le nom de l’autre étoit Bartholomée-
Alexandre Campan. C e lu i-c i poffédoit
parfaitement la langue grecque. Ces trois
affociés fe jurèrent une amitié éternelle.
L e Mans étoit un endroit bien borné pour
des horhmes de ce mérite. Le défir de paroître
à Paris les fit bientôt venir dans
cette grande Ville. Ils fe logèrent au C o llege
de YAve-Maria., 6c y donnèrent des
leçons. R a m u s fe laiffant emporter par
fon z è le , ne ceffoit de déclamer contre
Arijîote , 6c de demander qu’on joignît
l’étude de la Philofophie à celle de l’E loquence.
Les Ariftotéliciens ne virent pas
avec plaifir qu’on déchirât leur maître. Ils
l ’accuferent de féditieux 6c d’impudent, &
A i )
( a ) Alexandra Tajfoni, R en fieri diver fi.