Cette differtation eft peut-être ici le
meilleur morceau; car la Politique étoit
la partie favorite de H o b b e s . I l avoit
déjà donné des preuves de fa capacité a
cet égard ; mais il confomma fa réputation
par un nouveau T raité fur cette matière
, qu’il publia en Anglois & enfuite
en Latin avec ce titre : Leviathan, ou la
matière, la forme l'autorité d'un Etat. L e viathan
eft le nom d’un monftre marin,
fous la forme duquel notre Philofophe désigne
le corps politique. Les principes de
cet ouvrage font tels : i° . Sans la Paix il
n’y a point de fureté dans un Etat. 2 ° . La
Paix ne peut point fubfifter fans le commandement
, & le commandement fans les
armes. 3 0. Les armes font fans force, fî
les jrichelfes ne les fécondent pas , ôc fi
elles ne font mifes entre les mains d’une
feule perfonne. 4 0. E t enfin la crainte des
armes ne peut point porter à la Paix ceux
qui font pouffés à fe battre par un mal plus
terrible que la mort, c’eft-à-dire par les
diffenfions fur des chofes nécefTaires au
falut.
C e T ra ité , qui fit grand bruit , indif-
pofa le Clergé , & fur-tout les Théologiens
de l’Eglife Anglicane qui étoient en
France auprès de Charles I I . Ils repré-
fenterentauRoi, qu’il contenoit plufieurs
impiétés , & que l’Auteur étoit Parlementaire.
Leurs plaintes furent écoutées ;
& notre Philofophe craignant les fuites
de cette dénonciation , quitta la France
pour fe réfugier en Angleterre , où il au-
roit vécu affez tranquillement, fans une
avanture qui lui câufa beaucoup de chagrin.
Un Bachelier ès A r t s , du Collège du
Corps duChrift dans l ’Académie de Cam-
brige , nommé Daniel Scargil, génie précoce
ôc bouillant, avança dans un a&e
pub lic, d’après les principes de notre Philofophe
, que le droit de poffeffion eft fondé
fur la force ; que la juftice morale dépend
des inftitutions civiles , & que l’E criture
Sainte ne forme une loi que par
l’autorité du Magiftrat.
Ces propofitions réveillèrent les ennemis
de H o b b e s , qui févirent contre
Jpn difciple : ils le dénoncèrent comme
Athée.LesThéologiens fur-tout fe remué-*
rènt. Ils demandèrent qu’on dépouillât
Scargil de fon grade ; qu’il fût chaffé de
l ’Académie, & qu’on l’enfermât. Quoique
cette punition qu’ils exigeoient fût trop ri-
goureufe,ils obtinrent encore plus qu’ils ne'
vouloient. On dépouilla de Ion grade le
malheureux Bachelier;on le chaffa de l ’A cadémie;
& avant que de le mettre en lieu
de fureté , on lui fit déclarer dans un aéte
public , que les propofitions qu’il avoit
avancées étoient impies , pernicieufes à
la Société, & diétées par le démon. H ob b
e s vint au fecours de fon difciple j
mais il ne fut pas écouté. Il quitta donc
Cambrige pour aller à la campagne, bien
réfolu de ne plus venir à la v ille , fon âge
& fa fanté ne pouvant fupporter des tra-
cafferies. Là,pour faire diverfion à fa douleur
, il fe livra à l’étude de la Poëfie. I l
donna même en 16 7 4 la traduction de
quelques Livres de l’Odiffée d'Homère.
I l renouvella enfuite fa controverfe fur la
liberté ôc la néceffité des aétions humaines
avec le Doéteur Benjamin Laney, Evêque
d’Eli : & deux ans après il publia dix
Livres fur la Philofophie naturelle , intitulés
Decameron Phyjîologicum.
H o b b e s étoit alors dans un âge qui
exigeoit quelque repos : mais fon génie
ferme & vigoureux avoit encore trop de
chaleur, pour qu’il pût fe palfer de fon aliment
ordinaire, qui étoit l’étude. L e travail
ne le fatiguoit point , ôc fon zèle
pour le progrès des connoiffances humaines
étoit fans bornes. Animé par ces motifs
, il compofa un ouvrage qui exigeoit
moins de contention que fes autres pro-
duétions : c’eft YHijloire de la Guerre Civile
d'Angleterre. Mais lorfqu’il eut obtenu
la permiflion de la faire imprimer , il ne
voulut point la mettre au jour. C e fut
un de fes amis qui la donna au Public à
fon infçu.
Notre Philofophe étoit alors à Londres
: il y étoit venu lorfque Charles IL
fut rétabli en l’an 1660 , & il reçut de
grands témoignages d’eftime de la bouche
de Sa Majefté. C e Prince paffant un jour
devant la maifon où il logeoit , l’apper-
çut & le fit venir. I l lui donna fa main à
baifer.
baifer, en lui demandant des nouvelles de
fes affaires ôc de fa fanté. Quelque temps
après, H o b b e s étant allé faire fa.çq$ir à
Sa Majefté, elle l’affura de lbn affeétion,
& lui promit un facile accès auprès de fa
perfonne : elle fit faire enfuite fon portrait
par un Peintre habile , & le mit dans fon
cabinet. Enfin elle le gratifia d’une pen-
fion annuelle de cent Jacobus.
L a protection du R oi devoit fans doute
mettre notre Philofophe à l’abri de toute
infulte de la part de fes ennemis ; mais
ceux-ci, bien loin d’y avoir égard , devinrent
au contraire plus furieux. L a ja-
loufie éguifa leur méchanceté. Ils étoient
toujours offufqués du mérite de Hobbes ,
ôc c’étoit-là fon grand crime. Leurs murmures
n’éclatoient pas : ils fe contena
ie n t de le décrier comme Athée. Pendant
qu’ils épioient les occafions où ils
pourroient frapper leur coup, il s’en pré-
fenta une qui allarma notre Philofophe.
L e Parlement donna un Bill contre l'A -
théifme Gr le libertinage. H o b b e s craignit
que fes ennemis, qui le faifoient paf-
fer pour A th é e , ne le dénonçaffent au
Parlement ; que cette Cour ne le mît entre
les mains des Evêques, & que ceux-
ci , qui ne Paimoient pas, ne le condam-
nafiTent comme Hérétique , & ne le fiffent
brûler. Cette grande frayeur fit beaucoup
d’impreflïon fur fon efprit. I l difoit à tous
ceux qui vouloient l’entendre, qu’ il n’é-
toit point opiniâtre , & qu’il étoit prêt
à donner fatisfaélion à tout le monde.
Son grand principe étoitde ne pas fouffrir
pour quelque eaufe que ce fût. Pour fe
mettre encore mieux à couvert des per-
fécutions , il compofa une hiftoire de
l ’héréfie ôc de fa peine, où il prouvoit que
dans le temps qu’il avoit écrit fon Leviathan
, il n’y avoit aucune autorité qui
fût en droit de décider qu’une opinion
étoit hérétique. I l fit encore dans la même
vue une apologie de lui-même & de
fes Ecrits, où il donne ce qu’il a avancé
dans fon Leviathan pour des hypothèfes
qu’il a foumifes aux Puilîanéés* Ecclé-
fîaftiques *. I l paroît même par fes a&es
extérieurs , que ces déclarations étoient
fincères 5 car il rempliffoit exactement
tous les devoirs de fa Religion. Seulement
il fe difpenfoit d’affifter au Sermon ; ÔC
quand on lui en demandoit la raifonril ré-
pondoit qu’on ne pouvoit lui rien apprendre
qu’il ne fût déjà. I l ne diffimuloit
point fa haine pour les Eccléfîaftiques ;
mais il paroifloit vifiblement qu’elle ne
venoit que de leur crédit temporel.
Notre Philofophe fut fi frappé du danger
qu’il croyoit courir après le Bill du Parlement
, qu’il ne s’occupa le refte de fa vie
qu’à fe mettre à couvert de tout danger.
I l ' ne pouvoit fe réfoudre à refter feul
dans une maifon. E t lorfque le Comte de
Devonshire, chez lequel il s’étoit retiré ,
fortoit, il le fuivoit. I l voulut même l’accompagner
dans un voyage que le Comte
fit à H ardwick, quoique fon âge de près
de p 2 ans, ôc les douleurs que lui caufoit
une rétention d’urine, duffentle fairedé-
fifter de ce deffein. Mais fes craintes étoient
encore plus grandes que fes infirmités.
Malgré cet état chancelant où il é to i t , il
fit faire un lit dans un caroffe du C om te ,
Ôc alla ainfi avec lui jufqu’à Hardwick.
Les fatigues qu’il eut en chemin altérèrent
tant fes maux, qu’il ne fut pas poffible
de les adoucir. Il fentit que fa fin étoit proche,
quoiqu’il ne voulût point qu’on lui parlât
de la mort. A yant cependant défîré de
favoir en quel état il é to it, on lui fît con-
noître qu’on pouvoit lui donner quelque
foulagement, mais non pas le guérir. Je
ferois donc bien aife, répondit-il, de trouver
un trou où je pujje me fourrer pour me traîner
hors de ce monde. E t ce font là les dernières
paroles bien diftinétes qu’il p ro nonça.
Il mourut le 4 Décembre 1675* ,
après une maladie de fix femaines.
Hobbes vécut dans le célibat, fans en
aimer moins le commerce des femmes. Sa
converfation étoit aifée ôc même agréable
lorfqu’il n’étoit pas contredit ; mais elle
* t>es Ouvrages de Hobbes font imprimés en
de JX volumes if}-qu$rto } fous ce titre : Thoma Hobbes
Malme.bstritnjis Opéra Pbilvjopbic.t, qux Latine fcripfitomnla
: ante quidem per partes, nunc autem pofl cognitas omnium
objection es ,« conjunüim accnratius édita.
c