n’y a point de Philofophe qui ne trouve
fort comique, par exemple, la fupério-
ritë que prend vis-à-vis d’un autre .homme
, un perfonnage élevé pur hasard ou*,
par emprunt; la bonne opinion que cette
élévation donne à ce perfonnage de lui-
même, & la fatuité avec laquelle.il accueille
ceux qui lui parlent., quoiqu’ils -
végètent comme lui > & qu’ils penfent
peut-être mieux- L e monde efi plein de
ces fortes de gens , qui jouent tous a .peu
près le même rôle dans leur é ta t, & dont
l’enfemble forme une forte de Comédie
fort divertilïante. Démoerite en rioit ; &
il avoit raifon. C e font ici des écarts de
l ’imagination , qui efl une folle tres-oapable
par confequent de divertir.
Mais fi l ’on jette les yeux fur les vices
du coeur, on fe'fent ému d’une maniéré
bien différente, L ’acbarnementdes hommes
les uns contre les autres-, leurs que-
relles, leurs perfidies , leurs rufès, leurs
diffimulations, leurs noirceurs., leurstra-
hifons , leur ingratitude , l’abus qu’ils
font des çhofes les plus facrées & les plus-,
refpeâables, en un mot toutes leurs méchancetés
n’excitent plus que desgemifle-
»ens. Un Etre capable de réflexion ne
peut s’empêcher de s’attendrir fut* cette
dépravation. Heraclite- n ’y penfoit jamais
fans verfer un torrent de larmes. Dans
l’examen de l’homme , il n’étoit affeéte
que des vices du coe u r , tandis que Démoerite
ne faifoit attention qu’àux défautsde
l’efprit.
Les uns & les autres forment lesmala-
èies de l’amc. L a morale efl l’art de les
guérir. Elle a pour objet de délivrer l’ef-s
prit de toutes les petiteffes qui l’ctbfe-
dent, detousfes préjugés, & de déraciner
du coeur toutes les rnauvaifes inclinations.
Son but efl premièrement d’indi-
qiier la route qu’on doit tenir pendant le
cours delà v ie , pour bien vivre avec foi-
même; & en fécond lieu, de faire naître
(<») On lit dans YScaligerana Secunda une anecdote
* ce fujet, qu’on ne conçoit pas : c'eft que/«»
e'roit Vendeur de Harengs. Veut-on fai/e entendre
ja r - li que fon peic n’étoit que Maichand ? Ce f«:
les fentimens d’humanité, d’amour, de
fociabilité & de juftice; Les Sages ’.de*
l’Antiquité ont donné là-deffus de tres-
belles maximes. Us ont dit 15c fait à cet
égatd tout ce qu’on pouvoit dire & pratiquer.
Mais ces maximes font dès inftruc—
fions ferrées , que les gens du monde li--
fënt d’autant moins-volontiers , qu’ils dédaignent
les moralités proprement dites.
Pour k s leur .faire goûter, il falloit faire
un tableau général des imperfections de
l’homme, peindre fes moeurs*, fes inclination
® & fès-.-feibleffes avouer ingénument
les fleuries propres-; enfin , prendre
le ton de Moniteur plutôt que celui de*.
Précepteur du Genre humain. C efl ce
que fit auflî le premier M oralifté, qui a
paru .à la renairfànce-des Lettres. C ’ëtoit
un homme gai , aimable , judicieux &
éclairé , qui voyoit bien. & qui. écri-
voit de même. Sans pleurer ni fans rire ,
il.obférvoit les hommes, & tenoit-un re-
•gître de fés obfervations. U a compose
de cette maniéré un cours de morale*,,
qui reffemble alfez; à une galerie de Portraits.
On y voit des originaux d éroutes
les -efpeces. On-le trouve lui-même-
dans.cette galerie; &c cette* façon* d’inf-
truire a un air d’àifance & de familiarité ,
qui ne choque- perfonne. On reconnçiît
que c’eflun véritable ami des.-hommes-,
qui leur dit de bonnes vérités , fans les
offenfer. Mais on jugera mieux de fa-méthode,
quand- en aura lu l’hifloire de fa-
vie.M
ichel de Montagne naquit en Périgord
dans un Château , dont là fàrnitle
portoit !e nom , .en t j ï j 3 , le dernier
jour de Février, entre onze meures 8c
midi. Son pere , qui étoit bon Gentilhomme
(a f, prit un foin extrême de fon
éducation. I l commença par lui infpirer
de bonne heure des fentimens d’humanité.
I l le fit tenir fur les fonts par des
perfonnes de la condition la plus abjefte.
roit une grande fauffeté , comme on le verra par U
fuite. Ou bien cela fignifieroiç-il que fon pere com-
merçoit ? Mais M. de Montagne étoit fort riche fle a
roujoms vécu noblerucat.
I l l’eiVôya enfui te nourrir dans un petit
V illa g e , chez de pauvres pay fans ; .& il
le laiffa long-temps avec eux , afin de
l’accoutumer à une vie frugale & grof-
fiere. L e jeune Montagne prit tellement
le goût de cette maniéré de vivre
de fa nourrice, que retourné chez fon
pere, il refufoit les chofes que les enfans
aiment ordinairement avec paflion, comme
fueres, confitures, & généralement
.tout ce qu’on appelle bonbons.
Après avoir rendu fon enfant doux &
.affable envers les gens qui étoient au-
^deflbus de lu i, & l’avoir accoutumé à vivre
avec des alimens communs, M. de
Montagne fongea à former fon efprit. I l
fit à cet effet des recherches convenables
pour lui procurer l’inffouétion des per-
îonnes les plus doétes. Son deffein étoit
de lui faire apprendre le Latin , avant
même qu’il fçût le -François. I l connoif-
rfoit les longueurs & les difficultés qu’on
trouve dans l’enfance à apprendre ces
deux langues en même temps; & il crut
que fi .fon fils favoit une fois le L a tin,
-qui efl: une 1 langue morte, il lui feroit
aifé de favoir le François , qu’il feroit
■ obligé de parler continuellement en entrant
dans la Tociété de fes compatriotes.
■ Cette penfée lui plut fi fo r t , qu’il voulut
la mettre à exécution. I l falloit pour cela
■ confier l’éducation du jeune Montagne
à un homme qui ignorât la Langue Fran-
ëÇoife, & qui entendît très-bien la Latine.
C ’eft ce qu’il trouva heureufemenî en
Allemagne. On lui indiqua dans ce pays
■ un Savant, qui ne parloit que Latin ou
Allemand. M. de Montagne n’oubliarien
pour fe l’attacher, & il y parvint. I l .défendit
après cela à tous ceux qui verdoient
fon fils, de lui parler autrement
qu’en Latin ; & il apprit à fon époufe & à
fes domeftiques allez de mots latins,
pour qu’ils pulfent entendre les demandes
que cet enfant pourroit leur faire , &
auxquelles ils feroient obligés de répon-
^dre. Par cet arrangement, le Latin fut la
première langue qu’apprit Montagne ;
de forte qu’à l’âge de fîx ans, il n’enten-
dô'it point du tout ni le François ni 1-eEéri-
gordin. A in fi, fans a r t, fans livre,s^ fans
préceptes & fans châtîmens , il parloit
auflî purement Latin que fon Précepteur.
Lorfque celui-ci lui donnoit des thèmes,
pour lui apprendre la Grammaire de la
langue , il lui di&oit quelques phrafes de
mauvais Latin , & le jeune écolier étoit
obligé de les tourner en bon Latin.
Son pere voulut qu’il apprît auflî le
Grec. I l lui en donna lui-même des leçons
, non par forme d’inftruftion , mais
comme un fimple amufement. I l lui en-
feigfia les déclinaifons en badinant avec
lui. C ’étoit une forte d’exercice , qui de-
venoit plutôt un jeu , qu’une étude fé-;
rieufe. I l avoit pour principe de n’infpi-*;
rer aux enfans l’amour des connoiflances ,
qu’en leur en faifant naître la volonté &
le defir. I l vouloir auflî qu’on les élevât
avec douceur & liberté. Son attention
étoit même fi grande à cet égard envers
fon fils , qu’il évitoit avec foin ce qui
pouvoit altérer en lui les fentimens d’une
tranquillité aimable. Quand il dormoit
plus qu’à l’ordinaire , il le faifoit éveiller
doucement, ôc fouvent même au fon de
quelque infiniment, pour ne pas troubler
cet heureux équilibre. Enfin ce pere
tendre l’éleva avec des attentions infinies
tant qu’il fut auprès de lui. Mais l’ufage
établi en fon temps étoit de ne pas laiiïer
les enfans dans la mai fon paternelle, dès
qu’ils n’étoient plus dans l’adolefcence.
M. de Montagne fe conforma à regret
à cet ufage. I l envoya le fien au College
de Guyenne , qui étoit très-floriflant.
Notre jeune écolier n’y brilla pas beaucoup.
De tous les livres qu’on lui mit
entre les mains, les Métamorphoses d’O -
vide fut prefque le feul qui l’affeâa. Il le
lifoit avec un plaifir infini ; & il facrifioit
ordinairement à cette leéture le temps def-
tiné à la récréation. Ce recueillement &
cette indifférence pour les exercices du
corps , le firent paffer pour nonchalant.
Les perfonnes chargées de fon éducation
, craignirent que malgré leurs foins ,
leur éleve ne fût un jour qu’un homme
inutile. On remarquoit bien de temps en
temps en lui des traits qui déceloient beaucoup
d’efprit ; mais il paroifloit plus porté
au repos qu’au travail.
A i j