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•pour aller à de plus grands. Nous ne
pouvons rien aimer que par rapport à
•nous ; 8c noüs ne faïfpns que fuivre notre
goût & notre plaifîr, lorfque nous préférons
quelqu’un à nous-mêmes. Cependant
c’eft par cette préférence feule que
l ’amitié peut être vraie 8c parfaite. Nous
nous perfuadqns Pouvant d’aimer les gens
plus putifans que nous, quoique ce foit
l ’intérêt iêul qui produife cette amitié.
Nous ne nous donnons pas a eux pour le
bien que nous leur voulons • faire, mais
pour celui que nous en voulons recevoir.
L ’amour propre nous augmente ou nous
diminue les bonnes qualités de ceux que
nous aimons, à proportion de la fatisfàc-
tion que nous avons d’eux ; 8c nous ju geons
de leur mérite par la manieredont
ils vivent avec nous. Enfin fi la vanité 8c
l ’intérêt ne renverfent pas entièrement
les vertus, du moins elles les ébranlent
toutes.
L a vertu ne va pas loin lorfque la va-
jalté ne lui tient pas compagnie. C e qtfpiî
nomme libéralité, n’cfl le plus fouvent
que la vanité de donner. que nous aimons
iuieux que ce que nous donnons. Cette
foibléffe, pour ne pas dire cette paffion,
fait en plufieurs occafions la Valeur des
hommes 8c la vertu des femmes. Elle nous '
agite fans celle, tandis que les autres pallions
nous" donnent quelquefois _du relâ-
çneP Nous ne l’aimons cependant que
dans nous-mêmes; & nous trouvons-célle
des autres infupportable, parce qu’elle
blette la nôtre. . _ .
L ’intérêt n’a pas moins d’empire fur le
coeur des femmes que la vanité. Quelque
prétexte qu’ils donnent à leurs affliffidns ,■
ce n’eft fouvent que l’intérêt 8c là Vanité
qui le f caufent. Un bon naturel, qui fe
vante d’ètré très-ferifible, efl prefqûe toujours
étouffé par le moindre intérêt. L ’intérêt
met en-oeuvre toutes fortes de Vertus
& de vicés : il parle toutes forrés de langues
& joue toutes fortes de perfonnages,
même celui de défintéréfle. Les vertus fe
perdent dans lui comme les; fleuves fe
perdent dans la mer. L e nom delà vertu
lui fert auffi utilement que les vices. I l
englobe tou t, & « n’eft que pour de pe-
FOUCAULT.
tits intérêts qu’on néglige l’examen datlS
les affaires.
Il eft néanmoins des cas où la vanité &
l’intérêt font utiles : c’eft lorfqu’ils nous
fervent à fupporter les dégoûts & le s humiliations
que nous pouvons eftuyer dans
les affairés de la vie. Gar fi ni l’un ni l’autre
ne nous dédommagent p oint, nous
fouffrons des douleurs morales très-aiguës.
Auffi celles de la honte & de la ja-
loufie font infupportables , parce que la
vanité ne peut les adoucir. L a jaloufie
eft le plus grand de tous les maux , &
celui qui fait le moins de pitié aux per-
fonnes qui le caufent. L ’orgueil a fes bizarreries
comme les autres paffions ; mais
on a honte d’avouer qu’on a de la jaloufie,
quoiqu’on fe faffe honneur d’en avoir eu ,
& d’être capable d’en avoir. I l y a dans
la jaloufie plus d’amour propre que d’amour.
Cependant la jaloufie eft en quelque
maniéré jufte 8c raifonnable, parce
qu’eile ne tend qu’à nous conferver un
bien qui nous appartient, ou que nous
croyons nous appartenir. C ’eft une maladie
qui fe nourrit dans les doutes , 8c
elle devient furieufe où elle finit, fitôt
qu’on paffe du doute à la certitude.
I l faut bien diftinguer ici la jaloufie de
l’envie ; car l’envie eft une fureur qui
ne peut fouffrir le bién des autres. On fait
•fouvent vanité des paffions même les
plus criminelles ; mais l’envie eft une paffion
timide & honteufe qu’on n’ofe jamais
avouer. Elle caufe plus de maux
dans le monde que les paffions les plus
ouvertes. Elle s’attache fur-tout, au mérite.
L ’approbation qu’on donne à ceux,
qui entrent dans le monde, vient fouvent
de l’envie fècrette que l’on porte aux
perfonnes qui y font établies. On eft jaloux
du bonheur des autres , 8c l’envie
qu’on leur porte dure encore plus longtemps
que ce bonheur même.
Quoique l’intérêt foit, comme, nous
avons v u , un des grands reftortsqui nous,
meuvent, 8c que par-la il foit une maladie
épidémique pour tout le genre humain
, néanmoins il eft encore plus de
gens fans intérêt que fans envie. Il n’y à
que ceux qui font doués de grandes qua-
L A R O C H E
fités, qui n’apportent point cette foibleftè.
Elle eft fi adhérante au coeur, fi l’on peut
s’exprimer ainfi , qu’elle eft plus irréconciliable
que la haine. L ’amitié feule peut
la détruire, de même que la coquetterie
détruit le véritable amour. L ’orgueil qui
nous l’infpire , fert fouvent à la modérer.
C e remede eft plus facile à trouver que
celui de l’amitié.
Les attachemens de coeur , font très-
changeans, parce qu’il eft difficile de con-
noître les qualités de l’ame, 8c facile de
connoître celles de l’efprit. Il y a des
gens qu’on approuve, qui n’ont pour tout
mérite que les vices qui fervent au commerce
de la vie. Un homme fin impofe
aifément à la multitude. L a finefïe eft
l’art de cacher dans fa conduite fes véritables
intentions, afin que paroiffant agir
fans intérê t, on ne fe méfie pas de nos
Vues. L e fublime de cet art confifte à fa-
voir bien feindre de tomber dans les pièges
qu’on nous tend ; car on n’eft jamais
fî aifément trompé que quand on fonge
à tromper les autres. Les plus habiles af-
feftent ericore de blâmer toutes les fî-
nefies, pour qu’on ne fe méfie pas d’eux.-
Ils tâchent auffi de gagner votre amitié ,
parce qu’ils favent qu’en toutes les affaires
, l’efprit eft la dupe du coeur.
Cependant les fineftès 8c les trahifons
ne viennent que de manque d’habileté.
Lu fa ge de la finefïe particuliérement
eft la marque d’un petit efprit. Auffi
arrive-t-il prefque toujours que celui
qui s en fert pour fé couvrir dans un
endroit, fe découvre en un autre. A
force de vouloir trahir autrui , il fe trahit
foi-même;
, C ’eft un vice que les hommes ajoutent
a ceux que la nature leur adonnés. Il
fëmble qu’ils ne fe trouvent pas afiez de
défauts : ils en augmentent encore le nombre
par de certaines qualités fîngulieres ,
dont ils affe&ent de fe parer ils les
cultivent avec tant de foin , qu’elles deviennent
à la fin dés-défauts naturels ,
qu il ne dépend pas d’eux de corriger,
feeurs imperfe&ians d ç y^ e a fle s . humi^
FOUC AUL T . 4 7 -
lier allez, pour les dégoûter de les multiplier.
Car une preuve fenfible qu’ils les1
connoiftent, c’eft qu’ils-n’ont jamais to r t,
quand ils parlent de leur conduite. L e
même amour propre qui les aveugle pour
1 ordinaire , les éclaire alors ï 8c leur-
donne des vues fi juftes , qu’il leur fait
fuppnmer ou'déguifer les moindres cho-
fes qui peuvent être condamnées. I l eft:
vrai qu’à cette attention ils joignent auffi
celle de fe faire/valoir par dès qua--
lités quils n’ont pas ? quelqu’iryftruits-
quils foient qu’on n’eft jamais fi ridicule
par les qualités qu’on a , que par celles-
qu’ôri affe&e d’avoir-. Peu- d’efpnt avec-
de la droiture , ennuye moins à là
longue que beaucoup d’efprit avec du
travers.
.. Toutes les finefles , pour mettre' eii'
jeu l’intérêt 8c l ’orgueil, font de véritables
nuferes. Cela fe découvre fur-tout
a l’heifre de la mort. Gn a beau chercher
à fe faire iliufion, le mafque tombe;
Les meilleurs raifonnemens que nous'7
pouvons faire en parfaite fauté/ ne font-
rien quand on touche à la derniere
heure. 11 s’en faut bien que la mort
nous paroiffe de près ce que nous l ’avons
jugée de loin. Il n’y a que trois-
fortes d’hommes qui puiflent en tem-
i^ orreur• le s Sages, qui croyent"
qu il faut aller de bonne grâce où l ’on-
ne fauroit s’empêcher d’aller : les hé--
ros que l’àmour de la gloire aveugle
& les gens du commun , dont lé peu-
de lumière empêche de connoître la»
grandeur du mal , 8c leur' laifie la liberté
de penfer- à ,autre chofe. Les motifs
de religion à p a r t , (• qui font infiniment
plus- puiftans' que les raifonne-
mens philofophiques ) les remedes les
plus propres à adoucir le pafTagè cruel
de cette vie ci à une autre, ce font a
gloire de mourir- avec fermeté, l’efpé-
rance d’être regreté , le defir de lai fier
une belle réputation , l’afïurance d’être1
affranchi des miferes de la vie , 8c de
ne dépendre, plus des caprices de la
fortune/.