H S P I N
que oppofé à celui de D e f ia r t e s : favoir,
qu’il n’y a dans l’Univers qu’une feule
fubftance fufceptible de deux modifications
, dont l’une confifte dans la penfée,
& l’autre dans l’étendue ; & il avouoit
qu’il ne connoiffoit pas d’autre manière de
philofopher. Cette idée fe répandit &
allarma les Cartéfiens. Cela donna lieu
à une prière que lui firent fes amis : ce
fut d’expofer fon fentiment touchant la
doétrine de D e fc a r t e s : ce qu’il fit en 16 6 4
dans un Ouvrage intitulé : R e n a t i D e f c a r t
e s P r in c ip ïo r um P h ilo fo p h ite , p a r t . 1 & I I ,
m o r e geom e tr ico d em o n flr a t c e , p e r B en e d iS lum
d e S p in o fa , A m f le lo d am e n f em . A c c e j fe r u n t
ejufd em c o g ita ta m e ta p h y jîca in q u ib u s d ijft c i-
l io r e s , quoe tam in p a r te m e ta p h y jîca g én é ra*-
l i , q u am J p e c ia li occurruj^ , qucefliones b rev i*
te r e x p lic a n tu r . I
A la tête de cet Ouvrage eft une Préfacé
de L o u is M e y e r , par laquelle il paroit
que le deffein principal de S P1N o s A eft
d’éclaircir Sc de confirmer toujours plus la
plupart des opinions de D e f c a r t e s , afin de
plaire aux Cartéfiens qui vouloient apprendre
de lui la Philofophie Cartefiennç.
On trouve auflî dans cette Préface des
pclairciffemens fur la doCtrine de Spi-
NOSA, qui a pour objet l’entendement,
la volonté Sc la liberté, que notre Philo-
fophe ne diftinguoit point.
Cet Ouvrage réveilla la jaîoufie que le
mérite de D e fc a r t e s avoit jadis excitee.
On craignit qu’il ne répandit trop la gloire
de ce grand Homme 5 Sc pour en empêcher
le progrès, on publia que les hypo-
thèfes Cartéfiennes avoient conduit S P1-
N o s A à l’Athéifme , quoique la Méta-
phyfique de notre Philofophe fut diamétralement
oppofée à celle de D e fca r te s»
Spinosa comprit le mal que cela pouvoit
lui faire. En homme fagë , il fongeaaie
prévenir. Il fe retira a Worbuge, petite
Ville diftante d’un mille de la Haye , ou
il étoit. C’étoit du moins ce que faifoit
entendre notre Philofophe, pour colorer
fa retraite : mais les perfonnes infimités
voyoient que ce n’étoit ici qu’un prétexte
pour fe dérober aux perfécutions que dévoient
naturellement lui fufciter deux Ouvrages
qui venoient de paroitre , fi pu
O S A .
découvroit qu’il en fût l’Auteur. Le titre
du premier eft, D e J u r e E c c le f ia j îi c o r u m ,
dans lequel il abbaiffe l’autorité Eccléfiaf-
tique, & releve celle des Rois Sc des Ma-
giftrats. Le fécond eft intitulé, T r a f t a tu s
T h e o lo g ic o -P o lit ic u s . Il parut en 1670, &
il a été traduit en François en 1678 fous
ces trois titres. Le premier eft, R é f le x io n s
cu rieu fes d ’ u n e fp r it d e fln ter ejfé f u r les m a t iè res
les p lu s im p o r ta n tes a u J a lu t , ta n t p u b lic
q u e p a r t ic u lie r . Le fécond, T r a i t e des c erem
o n ie s fu p e r ftitieu fe s des J u i f s , ta n t a n cien s q u e
m od e rn e s. Et le dernier titre eft, la C l e f d u
S a n f tu a i r e . Le but que S pin osa s’y eft
propofé , eft de détruire toutes les Religions,&
particulièrement le Judaïfme Sc le
Chriftianifme, Sc d’introduire la liberté de
toutes les Religions. Il y foutient qu’elles
ont été inventées pour porter les hommes
à vivre honnêtement, à obéir aux loix, Sc
à s’adonner à la vertu, non pour l’efpé-
rance d’aucune récompenfe apres la mort,
mais pour l’excellence de la vertu elle-même
, Sc pour les avantages que ceux qui la
pratiquent en reçoivent en cette vie. Enfin
il infinue que Dieu n’eftpasun Etre doué
d’intelligence , infiniment parfait Sc heureux
, comme nous nous l’imaginons ;
mais que ce n’eft autre chofe que cette
vertu de la nature, qui eft répandue dans
toutes les créatures.
Des principes fi extraordinaires foulevè-
rent tous les gens de bien. Il parut plufieurs
Ecrits ou on les combattit viétorieufe-
ment. Mais la réfutation qui eut le plus de
fuccès, ce fut celle que publia un Bourgeois
de Rotterdam, nommé J e a n B r e d e n -
b o u r g , fous ce titre : J o a n n is B r e d en b u rg ii
T r a f t a tu s T h e o lo g ic o -P o l i t i c i , u n a cum d e m
o n flr a tiàn e geom e tr ico o rd in e d i fp o f lta , Na-
turam non effe Deum ; cu ju s e ffa ti co n tr a r
io , p roe d it tu sT r a f ta tu s u n ice in n i t i tu r , in-4.0.
On trouve dans ce Livre une analyfe très-
fïdelle des principes de notre Philofophe ,
Sc une méthode fi fubtile de raifonnément,
qu’on y dévoile tout le fond de fes principes
, Sc qu’on les renverfe abfolument.
S pinosa avoit fans doute raifon de
garder Y in co g n ito ; Sc il eût mieux fait encore
de ne pas compofer fon Traité Théo-
logico-Politique. H s’en défendit toute fa
S P I N O S A .
vie, Sc ce n’a été qu’en comparant la doctrine
répandue dans ce Traité, avec celle
qu’on trouve dans fes OESuvres pofthumes,
qu’on juge qu’il en eft l’Auteur.
Quoi qu’il en foit, il fe tint caché pendant
quelque temps. Il alla enfui te de
Worbuge à Utrecht, où il reçut des vifites
des plus forts efprits de la Ville, Sc même
de plufieurs filles de qualité , qui
fe piquoient d’avoir l’efprit au - deflus
de leur fexe. Et lorfqu’il crut que l’orage
étoit diflipé, il revint à la Haye. Ilfe logea
chez un Peintre, qui connoiffant fa
frugalité , n’exigea pour fon entretien
qu’une très-modique penfion. Là, entièrement
livré à la Philofophie, «Scà lacom-
pofition de fon grand fyftême, qui n’a paru
qu’après fa mort,il menoit une vie très-foli-
taire. Peu d’amis avoient accès chez lui. Il
fe contentait.d’entretenir un commerce de
lettres avec les plus grands Philofophes.
Ses feuls délaflèmens confiftoient à conf-
truire des Inftrumens d’Optique.Ce grand
recueillement , fa profonde application
S c fon auftère frugalité lui causèrent une
maladie. On voulut l’engager à prendre
plus de repos & à fe mieux nourrir, pour
rétablir fa fanté : mais il ne fe ioucioit ni
de vin , ni de bonne chère , ni d’argent.
Dans les différens petits comptes qu’on
a trouvés parmi fes papiers après fa mort,
on voit qu’il a vécu un jour entier d’une
foupe au lait accommodée avec du
beurre, ce qui lui revenoit à trois fols, Sc
d’un pot de bierre d’un fol Sc demi. Un
autre jour il n’a mangé que du gruau apprêté
avec des raifîns Sc du beurre ; Sc ce
plat lui avoit coûté quatre fols & demi.
On lit auflî dans ces comptes, qu’il ne bu-
voit qu’une pinte de vin par mois. Et
quand on l’invitoit à dîner, il difoit qu’il
aimoit mieux manger du pain fec chez
lui, que de faire bonne chère aux dépens
de quelqu’un. Il ne fouhaitoit d’amaflèr
d’argent qu’autant qu’il en faudroit pour
le faire enterrer avec bienféance. Il fe vê-
tiflbit proprement Sc modeftement. C e
r te f l p o in t , difoit-il, l ’ a ir de m a l-p r o p r e té
■ ncgH gé q u i n ou s r en d f a v o n s . A u co n tra
ir e , c ette n é g lig e n c e a jfeSlée e f t la m a rq u e
d une am e b a f f e , où la f ig e j f e n e r é f ld e p o in t ,
& o ù le s fc ien ce s n e p e u v e n t tr o u v e r qu*impuret
é & co r ru p tion . Il étoit obligé de fe gêner
d’ailleurs pour fe mettre de cette manière :
mais cette gêne ne le faifoit point départir
de la réfolution qu’il avoit prife de n’avoir
recours à perlonne pour fournir à fon
entretien. Ses amis lui offroient en vain
leur bourfe : il répondoit qu’il favoit fe
contenter de peu, Sc qu’il ne dépenferoit
jamais plus qu’il ne pouvoit gagner. L ’un
d’eux, nommé S im o n d e V r i e s , fe hafarda
cependant à lui faire préfent de deux mille
florins j«ScSpiNOSAne voulut point les
recevoir. Il refufoit auflî les dons qu’on
lui faifoit par teftament. Il céda même
à fes foeurs fes droits fur l’héritage de
fon père, moyennant une penfion fort
modique. C o le r u s dit même qu’il ne prit
de tout l’héritage qu’un lit ; Sc cela eft
très-conforme à fon grand défintérefte-
ment , comme on en peut juger par la manière
dont il fe comporta envers les héri«*
tiers de M. d e W i t t , Grand Penfionnaire
de Hollande. Ce Seigneur lui faifoit une
penfion de 2 0 0 florins. Après fa mort,
S p i n o s a montra le titre de cette penfion
aux héritiers, qui firent quelque difficulté
de la continuer. Notre Philofophe,
fans s’émojivoir, leur remit fon titre entre
les mains, avec autant de tranquillité que
s’il eût eu des fonds confidérables.
Cette manière de vivre, ces fentimens
Sc fa grande fagacité lui acquirent une réputation
brillante. On venoit exprès à la
Haye pour le voir. C h a r l e s - L o u i s , Electeur
Palatin , voulut l’attirer à fa Cour :
il lui offrit une Chaire de Philofophie à
Heidelberg, qu’il refufa, comme un emploi
incompatible avec le defir qu’il avoit
de rechercher la vérité fans interruption.
M. le Prince d e C o n d é , qui étoit auflî fa-
vant que brave, étant à Utrecht en 1673 ,
le fit prier de le venir voir. S P1 N o s a
le rendit à cette invitation. Le Prince,
après s’être entretenu long-temps avec lui,
voulut l’engager à le fuivre à Paris, Sc à y
refter auprès de lui , en l’affurant de fa
protection , d’une penfion de mille écus,
d’un beau logement S c de fa table. Spinosa
s’excufa de ne pouvoir accepter fes
offres. Il lui fit connoître qu’il avoit beau