hommes, & de tout ce qu’on appelle divertiffemens
ou paffe-temps, dans lefquels
on n’a en effet pour but que d’y laiftè'r paf-
fer le temps fans le fentir, ou plutôt fans
fe fentir foi-même , & d’éviter en perdant
cette partie de la v ie , l ’amertume &
le dégoût intérieur quiaccompagneroient
néceffairement l ’attention qu’on feroit fur
foi-même pendant ce temps-là. L ’ame ne
trouve nerf èn elie-même qui là contente.
Elle n’y vôit rien qui ne l’afflige , quand
elle y penfe. C ’eft ce qui la contraint de fe
répandre au-dehors, & de chercher dans
Implication aux chofes extérieures, à perdre
le fouvenir de fon état véritable. Sa
joie confifte dans cet oubli ; Sc il fuffitpour
la rendre miférable, de l’obliger de fe voir
& d’être avec foi. Un homme qui a affez
de bien pour vivre , s’il favoit demeurer
chez foi, n’en fortiroit pas pour aller furs
la mer ou au fiége d’une place ; & fi l’on
ne cherchoit Amplement qu’à v iv re , oti
âuroit peu de befoin de ces occupations
fi dangereufes.
Qu’on choififfe telle condition qu’on
voudra, & qu’on y affemble tous les biens
& toutes les fatisfaélions qui femblent pouvoir
contenter un homme. Si celui qui eft
dans cet état eft fans occupation & lans
divertiflement, & qu’on le laiffe foire réflexion
fur ce qu’il e ft, cette félicité lan-
guiffante ne le foutiendra pas. I l tombera
par nécefflté dans les vues affligeantes de
l ’avenir; & fi on ne l’occupe hors de lui, le
voilà néceffairement malheureux. La dignité
royale paroît affez grande d’elle-
même , pour rendre celui qui la poflède
heureux à la vue dé ce qu’il eft. Cependant
fi un Roi refte tout feul fans aucune
fat:sfaétion des fens, fans aucun foin dans
l’efprit, fans compagnie, penfant à foi tout
à loifir, ce Roi fera un homme plein de
miferes, Sc qui les reffentira comme un autre.
Voilà pourquoi les Souverains ont
toujours auprès d’eux un grand nombre
de gens qui veillent à faire fuccéder le
divertiflement aux affaires, Sc qui obfervent
tout le temps de leur loifir pour
Jeur fournir des plaifirs Sc des jeux, en
forte qu’il n’y ait point de vuide. C ’eft-
dire ; qu’ils font environnés de perfojinés
qui ont un foin merveilleux de prendre
garde que le Koi ne foit feul & en état
de penfcr à loi , parce qu’elles favent qu’il
fera malheureux, tout Roi qu’il eft, s’il y
penfe.
Ainfi la principale chofé qui foutient
les hommes dans les grandes charges ,
d’ailleurs fi pénibles, c’eft qu’ils font fans
ceffe détournés de penfer à eux.
De-là v.ient que les hommes aiment
tant le bruit Sc le tumulte du monde ; que
la prifon eft un fupplice fi horrible, Sc qu’il
y a fi peu de perfonnes qui foient capables
de fouffrir la folitude.
On doit donc reconnoître que l’homme
eft fi malheureux . qu’il s’ennuieroit même
fans aucune caufe étrangère d’ennui, par
le propre état de la condition naturelle :
& il eft avec cela fi vain Sc fi léger, qu’étant
plein de mille caufes elïentielles d’ennui,
la moindre bagatelle fuffit pour le
divertir. De forte qu’à le confiaérer fé-
rieufement, il eft encore plus à plaindre
de ce qu’il peut fe divertir à des chofes fi
frivoles’& fi baffes, que de ce qu’il s’afflige
de fes miferes effectives ; & fes divertilfe-
mens font encore moins raifonnables que
fon ennui.
Ainfi les divertiffemens qui font le bonheur
des hommes, ne font pas feulement
bas : ils font encore faux Sc trompeurs. Ils
ont pour objet des fantômes & des Ululions,
qui feroient incapables d’occuper
refprit de l’homme, s’il n’avoit perdu le
fentirnent Sc le goût du vrai bien, Sc s’ il
n’étoit rempli de baffeffe, de vanité, de
légéreté, d’orgueil & d’une infinité d’autres
vices. E t ces divertiffemens ne nous
foulagent dans nos miferes qu’en nous cau-
fant une 'mifere plus réelle Sc plus effective.
Car c’eft ce qui nous empêche principalement
de fonger à nous, Sc qui nous
fait perdre infenfiblement le temps : perte
plus nuifible à l’homme que le mal qui lui
caufe l’ennui. En effet l’ennui peut contribuer
plus que toutes chofes à lui faire
chercher fa véritable guérifon ; Sc le di-
vertiffemçnt qu’il regarde comme fon plus
grand bien, eft au contraire fon plus grand
mal, puifqu il l ’éloigne de chercher le re-
mede à fes maux,
Cependant on a une fi grande idée de
l’homme , qu’on ne peut fouffrir d’en être
méprifé, &de n’être pas dans l ’eftime des
hommes; Sc toute notre félicité confifte
dans cette eftime. I l eft vrai que, quoique
cette fauffe gfoire que les hommes cherchent,
foit une marque dè leur mifere Sc
de leur baffeffe, c’en eft une auffl de leur
excellence. Car quelques pofftffions qu’ils
aient fur la terre, Sc de quelque fanté Sc
commodité qu’ils' jouiffent, ils ne font pas
fatisfaits s’ils ne font dans l’eftime de leurs
femblables. Leur nature, qui eft là-deffus
plus forte que toute leur raifon , les convainc
plus fortement de la'grandeur de
l ’homme, que la raifon ne les convainc de
fa baffeffe.
Ce qui fortifie en nous cette idée que
nous avons de la grandeur de l’homme ,
c’eft les connoiffances qu’il a acquifes, les
découvertes qu’il a faites, les fciences
qu’il a créées. Les fciences ont deux extrémités
qui fe touchent. La première eft la
pure ignorance naturelle où fe trouvent
tous les hommes en naiffant. L ’autre extrémité
eft celle où arrivent les grandes
âmes, qui ayant parcouru tout ce que lés
hommes peuvent favoir, trouvent qu’elles
ne favent rien, Sc fe trouvent dans
cet:e même ignorance d’où elles étoient
parties. Mais c’eft une ignorance favante
qui fe connoît. Ceux d’entre-deux, qui font
fortis de l’ignorance naturelle, Sc n’ont pu
arriver à l’autre, ont quelque teinture de
cette fcience fufïifante, & font les entendus.
Ceux-ci troublent le monde, & jugent
plus mal que les autres.
I l y a auffl des gens qui s’eftiment, parce
qu’ils poffedent quelque connoiffance
particuliere qu’ils croyent fupérieuretà
to u t, Sc méprifent ceux qui ne font pas à
cet égard auffl habiles qu’eux. Ce font encore
des troubles-fêtes. On peut avoir le
fens droit, & n’aller pas également à toutes
chofes. On peut l ’avoir droit dans un
certain ordre de chofes, & s’éblouir dans
les autres. Les uns tirent bien les confé-
quences de peu de principes. Les autres
tirent bien les conféquences des chofes
où il y a beaucoup de principes. En effet,
une nature d’efprit peut être telle qu’elle
puiffe bien pénétrer peu de principes jusqu’au
fond, Sc qu’elle ne puifle pénétrer
les chofes où il y a beaucoup de principes.
Il y a donc deux fortes d’efprit; l’un
de pénétrer vivement & profondément les
conféquences. des principes, Sc c’ eft-là
l’efprit de jufteffe ; l ’autre de comprendre
un grand nombre de principes fans les confondre,
Sc c’eft-là l’efprit de Géométrie,.
L ’un eft force & droiture d’efprit ; l’autre
eft étendue d’efprit. Or l’un peut être fans
l’autre, l’efprit pouvant être fort & d ro it,
Sc pouvant être auffl étendu Sc foible.
I l y a beaucoup de différence entre l’efprit
de Géométrie & l’efprit de fineffe. En
l ’un les principes font palpables , mais
éloignés de l’ufage commun : de forte
qu’on a peine à tourner la tête de ce côté-
là , manque d’habitude ; mais pour peu
qu’on s’y- tourne, on voit les principes à
plein ; Sc il faudroit avoir tout-à-fait l ’efprit
faux pour mal raifonner fur des principes
fi gros , qu’il eft prefqu’impofflble
qu’ils échappent. *
Mais dans l’efprit de fineffe, les principes
font dans l’ufage commun , & devant
les yeux de tout le monde. On n’a que
faire de tourner la tête, ni de fe faire violence.
Il n’eft queftion que d’avoir bonne
v u e , mais il faut l’avoir bonne ; car les
principes en font fi déliés, & en fi grand
nombre, qu’il eft prefque impofflble qu’il
n’en échappe. Or l’omiffion d’un principe
mène à l’erreur : ainfi il faut avoir la vue
bien nette pour voir tous les principes ;
Sc enfuite l’efprit jufte pour ne pas raifonner
fauffement fur les principes connus.
Tous les Géomètres feroient donc fins,
s’ils avoient la vue bonne ; car ils ne rai-
fonnent pas faux fur les principes qu’ils
connoiffent ; & les efprits fins feroient
Géomètres,s’ils pou voient plier leurs vues
vers les principes inaccoutumés de Géométrie.
Ce qui fait donc que certains efprits fins
ne font pas Géomètres, c’eft: qu’ils ne
peuvent du tout fe tourner vers les principes
de Géométrie ; mais ce qui fai'- que
des Géomètres ne font pas fins, c'eft qu’ils
né vôyent pas ce qui eft devant eux; Sc