lui a fait voir des croix par-tout. Un Chi-
mifte entièrement rempli de fon art, quand
il raifonne de quelque corps , les trois
principes de Chimie lui viennent d’abord
dans l’efprit. Un Péripateticien penfe d’abord
aux quatre élémens. Un Cartéfien
voit par-tout des tourbillons. Et un Neu-
tonien eft perfuadé que tous les phénomènes
font des effets de l’attra&ion. Ainfi il
ne peut rien entrer dans l’efprit d’un homme
, qui ne foit infeCté des erreurs auxquelles
il eft fujet, 6c qui n’en augmente
le nombre. La raifon de ce ci eft que nous
ne pouvons apprendre quoi que ce foit, fi
nous n’y apportons de l’attention ; 6c nous
ne faurions être guères attentifs à quelque
chofe, fi nous ne l’imaginons. Or nous ne
pouvons rien imaginer, que nous ne faf-
fions plier quelque partie de notre cerveau
, pour former les traces auxquelles
font attachées les idées que nous imaginons.
De forte que fi les fibres du cerveau
fe font un peu durcies, elles ne feront capables
que de l’inclination 6c des mou-
vemens qu’elles auront eus autrefois*
D’où il fuit que l’ame ne pourra imaginer
ni par conféquent être attentive a ce
qu’elle vouloit, mais feulement aux cho-
fe s qui lui font familières.
Concluons donc qu’on ne peut éviter
les erreurs de l’imagination, qu’en s’exerçant
à méditer fur toutes fortes de fujets,
afin d’acquérir une certaine facilite de
penfer à ce qu’on veut. Or le meilleur
moyen d’acquérir cette habitude, c eft de
s’accoutumer dès fa jeuneffe à chercher la
yérité des chofes fort difficiles , parce
qu’à cet âge les fibres du cerveau font fuf-
ceptibles de toutes fortes d’inflexions ; car
dans l’âge mûr on a trop de difficultés à
vaincre.* pour éviter les-erreurs de l’imagination.
Premièrement, on a de la peine a le livrer
à la méditation.
Secondement, on a peu d’amour pour
les vérités abftraites ,. qui font le fondement
de tout ce qu’on peut connoitre ici
bas.E
n troifiéme lieu, on a de la fatisfac-?
tion à connoître les reffemblances qui font
agréables 6c fort touchantes, parce qu’elles
font appuyées fur des notions fenfibles.
Mais une chofe fur laquelle on doit être
en garde dans tous les temps, c’eft de ne
fe point laiffer préoccuper par l’air des per-
fonnes avec qui l’on parle, 6c d’examiner
avec attention ce qu’elies difent , fans fe
laiffer prévenir par la manière dont elles
parlent. Ainfi on doit favoir : i °. Que l’air
de fierté 6c de brutalité eft l’air d’un homme
qui s’eftime beaucoup, & qui néglige affez
l’eftime des autres. 2°.Que l’air modefte eft
l’air d’un homme qui s’eftime peu, 6c qui
eftime affez les autres. 30. Que l’air grave
eft l’air d’un homme qui s’eftime beaucoup,
6c qui defire fort d’être eftime. 40.
Que l’air fimple eft l’air d’un homme qui
ne s’occupe guères ni de lui ni des autres.
y°. Enfin qu’il eft des gens qui ont affez
d’eftime d’eux-mêmes 6c de mépris des
autres, pour s’être fortifiés dans un certain
air de fierté mêlé de. gravité 6c d’une
feinte modeftie qui préoccupe 6c qui gagne
ceux qui les écoutent.
III. Les erreurs qui dépendent de l’efi-
prit pur ou de l’entendement, font encore
plus abondantes que celles qui proviennent
de l’imagination. La plupart des
hommes n’ont guères fait attention a la
nature de l’efprit, quand ils ont voulu
l’employer à la recherche de la vérité ; 6c
comme ils n’ont jamais été bien convaincus
de fon peu 4’étendue, 6c de la néceffite qu’il
y a de le bien ménager, 6c même de l’augmenter
, ils tombent dans des erreurs fans
nombre 6c très-çonfidérables. Us s’occupent
davantage à méditer fur des objets
infinis , ou fur des queftions qui demandent
une capacité infinie, que fur d’autres
qui font à la portée de leur efprit. Perma-
dés que leurs lumières font fans bornes,
ils rejettent avec dédain tout ce qu’ijj? ne
peuvent y foumettre. Cette haute |d,ée
qu’ils ont de la force de l’efprit humain ,
les porte à croire qu’ils font capables d’ac-
querir toutes fortes de connoiffances, 6c
de s’appliquer même à plufieurs feiences
à la fois ; 6c par cette faute ils mettent une
telle confufion dans les idées, qu’ils rendent
leur efprit incapable de quelque
fcience véritable.
En un mot, pour éviter les erreurs de
l’entendement, il faut être bien convaincu
que notre efprit n’eft point infini j qu’il a
une capacité fort médiocre ; que cette capacité
eft ordinairement remplie par les
fenfations de l’ame ; 6c enfin que l’efprit
recevant fa direction de la volonté , ne
peut regarder fixement quelqu’objet, fans
être détourné par fon inconftance 6c par
fa légèreté. Voici quelques exemples de
ces fortes d’erreurs.
i°. Comme le néant n’a point d’idée
qui le repréfente, l’efprit eft porté à croire
que les chofes dont il n’a point d’idée
n’exiftent point. 2°. Lorfque nousconfî-
derons quelqu’objet, nous ne l’envifa-
geons ordinairement que par un côté ; 6c
nous ne nous contentons pas de juger du
côté que nous avons confideré, mais nous
jugeons de l’objet tout entier. 3°. Parce
qu’on a d’autres idées de fubftance que
celle de l’efprit & du corps, c’eft-à-dire
d’une fubftance qui penfe 6c d’une fubftance
étendue , on croit avoir droit de conclure
que tout ce qui exifte eft ou efprit
ou matière. Voilà pour le Phyfique.
En Morale , cette facilité que l’efprit
trouve à imaginer des reffemblances partout
où il ne remarque pas vifiblementdes
différences, fait porter desjugemens très-
faux envers les hommes. Un François fera
avec un Anglois. Cet Anglois aura fon
humeur particulière ; il fera fier 6c incommode
: de-ià ce François jugera que tous
les Anglois ont le même caractère ; qu’ils
font fiers 6c incommodes. Un Religieux de
tel Ordre eft un grand homme, un homme
de bien : on en conclut que tout l’Ordre
eft rempli de gens de bien 6c de grands
hommes. Au contraire un Religieux d’un
Ordre eft dans de mauvais fentimens : donc
tout l’Ordre eft corrompu 6c dans de mauvais
fentimens, 6cc.
Telles font les erreurs qui dépendent
des trois facultés de notre ame, je veux dire
des Cens , de l’imagination 6c de l’entendement.
Nous avons encore en nous d’autres
fources d’égarement : ce font nos inclinations
6c nos paffions , qui éblouiffent
notre efprit par de fauffes lueurs,6c le rem-
pliffent de ténèbres. Ainfi nous devons
nous tromper lorfque nous fuivons ces f^ux
jours qu’elles produifent en nous. Mais
quels font ces faux jours ? Ce font ceux que
donnent I °. l’inclination que nous avons
pour le bien en général; 20. pour l’amour
de nous-memes ; 3°» pour l’amour du prochain
: trois nouvelles fources d’erreurs.
IV . Cette inclination que tous les hommes
ont pour le bien en général, les porte
ordinairement dans deux excès. Les uns
veulent croire ou croyent volontiers aveuglément
; 6c les autres veulent toujours
voir évidemment. Les premiers n’ayant
prefque jamais fait ufage de leur efprit,
croyent fans difeernement tout ce qu’011
leur dit. Les autres au contraire voulant
toujours faire ufage de leur efprit fur de*
matières même qui le furpaffent infiniment
, méprifent indifféremment toutes
fortes d’autorités. Ceux-là font ordinairement
des ftupides , des efprits foibles
comme les enfans 6c les femmes. Ceux-ci
font des efprits fuperficiels 6c libertins
ou orgueilleux. Il n’y a que les perfonnes
qui prennent un jufte milieu entre ces deux
excès, qui puiffent éviter les erreurs qui
en font les fuites , en ne cherchant point
l’évidence dans les chofes qui n’en font
pas fufceptibles , par une vaine agitation
d’efprit, 6c ne croyant point fans évidence
des opinions fauffes par une déférence in-
diferette, ou par une baffe foumiflîon d’efprit.
La feconde inclination que l’Auteur de
laNature imprime fans celle dans notre volonté
, c’eft l’amour de nous-mêmes ou de
notre propre confervation. De forte que
nous fouhaitons trois chofes qui peuvent
fatisfaire cette inclination. Ce font le P l a i -
f i r , YE x c e l le n c e 6c la G r a n d e u r , d’où naît
l’indépendance. Le P l a i f r eft une manière
d’être , que nous ne faurions recevoir
actuellement, fens devenir actuellement
plus heureux. V E x c e l l e n c e nous éleve au-
deffus des autres hommes, comme la feien-
ce 6c la vertu. Et la G r a n d e u r en nous
donnant quelqu’autorité fur eux, en nous
rendant plus puiflans, comme les dignités
6c les richeffes, femble nous rendre en
quelque forte indépendans. Mais l’amour
du plaifir nous entraîne aifément dans
l’erreur , lorfque cet amour n’eft point
■