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S HA F T E S B U R Y.*
C’E S T une étude bien épineufe que
celle de la Morale. On ne l’approfondit
point fans danger. Comme elle eft
liée avec la Religion , il eft difficile de
la traiter fans faire intervenir le culte
<jui eft dû à la Divinité ; & cette confi-
dération eft infiniment délicate. I l faut
autant de fagefle que de pénétration ,
pour découvrir les principes de cette
fcience , & pour les concilier avec nos
devoirs envers l ’Etre fiiprême. A v e c tout
c e la , on court encore rifque de ne pas
contenter tout le monde. Aucun Mora-
lifte n’a peut-être eu plus de fagacité ,
des intentions plus louables & des moeurs
plus pures , que celui qui a voulu fixer
la différence du bien & du mal moral
, (a) & il a eu le malheur d’encourir
le reproche de Déifte. L e Philofophe
qui va nous occuper , en cherchant à
donner des notions précifes du vice &
de la vertu, a effuyé le même reproche.
Selon l u i , la véritable vertu confifte à
pratiquer le bien & à s’abftenir du m a l,
fans efpoirde récompenfe ,& fans crainte
de châtiment. O r on lui a fait un crime
de féparer de la vertu les récompenfes
que Dieu y a attachées. C e n’eft pourtant
pas là fon fentiment, ainfî qu’on le verra
lorfqu’on aura la vie à*Antoine Ashley
Cooper, Comte de S h a f t e s b u r y ,
& Pair d’Anglete rre, né à Londres le
26 Février 1 6 7 1 , lequel eft le Philofophe
dont il s’agit. Son p ere, fils du
premier Comte de Shaftejbury , Grand
Chancelier d’Angleterre ,s’appelloit A n -
tome, Comte de Shaftejbury ; & le nom de
fa mere étoit Lady Dorothée Mannors. Elle
étoit fille de Jean , Comte de Rutland.
En venant au monde, Sh a f t e s b u r ï
émut la tendreffe du Chancelier. Sa petite
vivacité & fa phifionomie fpirituelle
lui gagnèrent fon coeur. C e fentiment
s’accrut à mefure que le nouveau né fe
forma. Son grand-pere , qui avoit fait
une étude particulière de l ’efprit humain
, (b) jugea par fes maniérés & fes
queftions , qu’il feroit infailliblement un
* SeverrA Letters Written by a noble Lord to a Jouttr man
tbt Univerfity. Lettres de Bayle. DiUionnairc hijlo-
rique & critique de M» Chaufferie , art. Shaftejbury.
Et fes Ouvrages.
(a) M. ' Wollafton. Voyez ci-devant fa vie.
(b) M. Loke qui a e'crit plufieurs particularités de
fa vie , rapporte quelques traits de les progrès à cet
egard. H étoit fi pénétrant , d it-il, qu’il compre-
noit au jufte les meflages qu’on venoit lui faire,
dès que ceux qui en e'toient chargés ouvroient la
bouche. Un foir en rentrant dans fon Hôtel, il
trouva un homme qui frappoit à fa porte. Il lui demanda
à qui il en vouloir. A vous-même , re'pondit-
il , & là-aeflus il entra en converfation avec lui. Le
Comte de Shaftejbury 1’écouta auflï long-temps qu'il
voulut , Sc lui rendit telle réponfe qu’il jugea' à
propos ; après quoi ils fe fêparerent. L’étranger le
quitta , & lui entra ou fit lemblant d’entrer dans
fon Hôtel; car il avoit jugé de tout ce que cet
homme lui avoit dit, que ce n’étoit qu’un prétexte,
& que dans le fond il étoit venu pour quelqu’au-
crc chofe. Des qu’il l’eut perdu de vue , il revint fur
fes pas , & alla dans une maifon voifine. Il n’y fut
pas plutôt entré , que fon Hôtel fut entouré de
Moufquctaires ; & en même temps , la perfonne
qui venoit de lui parler , & qui etoit l'Officier de
la troupe , entra chez lui accompagné de gens armés
, pour fe faifir de fa perfonne , de la fart des
Officiers Généraux qui avoient ufurpé l’autorité
fouveraine après la mort de Cromwel.
Il donna une autre fois une preuve encore pilus
furprenante de fa pénétration. Ayant dîné avec le
Comte de Soutampton chez le Chancelier Hide , i!
dit au Comte en fortant , Mademoîfelle Hide, que
nous venons de Voir , efl certainement mariée avec
un Prince du Sang. M. de Soutampton , qui étoit ami
du Chancelier , traita cela de chimérique , & lui
demanda d’où lui pouvoir venir cette étrange pen-
fée. Affwrez.-vous, répliqua le Comte de Shaftejbury ,
que la chofe efi aittfi. Un fecret refpeEl qu’on tâchoit de
Jupprimer paroiffoit f i vifiblement dans les regards, la voist
& les maniérés de fa mere , qui prenait .foin de la fervir
& de lui offrir de chaque mets , qu'il ejl impojfible que
cela ne foit comme je le dis. Le temps fit voir que
la conjecture étoit très-vraie. Le Duc à'Tork^ avoua
peu de jours après publiquement fon mariage avec
cette Demoifelle.
En un mot ce Seigneur étoit fi fubtil.,^qu’il ne
demandoit d’un homme quel qu’il >f i t , pour le
connoitre , que de parler. Q u 'il parle comme il voudra
, difoit-il, pourvu q u il parle cela fuffu. Il penfoit-
qiie la fageffe réfide dans le coeur Sc non dans la
tête ,Sc que ce n’eft pas du défaut de connoiifancç,
mais de la corruption du coeur, que vient l’cxua* O ij