à la vue de deux beaux yeux. C et empire
étoit même devenu fi grand,que notre Phi-
lofophe fe livroit fans réferve à leurs douces
impreflions. Une fille naquit de ce
commerce ; & le bruit s’en étant répandu,
fes ennemis n’oublierent rien pour tirer
parti de cettefoibleffe. Descartes, fans
s ’en émouvoir, répondit à ceux qui lui en
faifoient un crime, que n’ayant point fait
voeu de chafteté, & n’étant point exempt
des inclinations qui font naturelles à l’homme,
il ne rougifibit pas de celles qu’il
avoit, & qu’il pouvoit avoir eues. Peu inquiet
des railleries qu’on continuoit de
faire de lui à ce fujet, il ne fongeoit qu’à
faire élever fa fille. Elle s’appeiloit Francine,
6c étoit née à Deventer le i<? de
Juillet 1635*. Notre Philofophe prenoit
même des mefures pour lui procurer une
bonne éducation, iorfqu’elle mourut âgée
de cinq ans. II fut fi fenfible à cette perte,
qu’il en verfa des larmes. I l éprouva bien
dans cette occafion que la vraie Philofo-
j>hie n’étouffe pas le naturel ; & le chagrin
qu’il en eut, eft félon lui le plus grand
qu’il ait reffenti pendant fa vie.
Descartes étoit alors à Amersfort* I l
le quitta lorfqu’il eut perdu fa fille, &
alla reprendre fa demeure à L e y d e , tant
pour s’éloigner d’un lieu qui lui rappelloit
fa douleur, que pour quitter le voifinage
d’Utrecht, où lesefprits s’échauffoient de
plusén plus par les menées de Voetius. I l
y reçut la vifite d’un de fes difciples, dont
le nom n’eft pas venu jufqu’à nous, mais
qu’on affure être de la première diftinc-
tion. On ne s’entretenoit que de matières
philofophiques, & le candidat avoit tous
les jours quelque nouvelle queftion à pro-
pofer.Un jour il demanda quel étoit l’ufage
de la petite glande fituée dans le cerveau
qu’on nomme glande pinéale ; 6c D escartes
répondit que cette glande eft leprinci-
pal fiége de Vaine, le lieu où fe font toutes
nos penfées. La raifon qu’il donnoit de cette
opinion, eft qu’il ne fe trouve aucune partie
dans le cerveau, excepté celle-là , qui
ne foit double. Or puifque nous ne voyons
qu’une même chofe des deux yeux , que
nous n’entendons que le même fon des deux
ore.lles, 6c que nous n’avons jamais qu’une
penfée en même temps, il faut néceflaire-
ment que les fenfatiorts qu’éprouvent les
yeux 6c les oreilles, aillent s’unir en quelque
lieu pour être confidérées par l’ame ;
6c il eft impoflïble.d’en trouver aucun autre
dans toute la tête que cette glande. Car
elle eft juftement très-bien fituée pour ce
fujet ; 6c elle eft environnée & foutenue
par de petites branches, des artères carotides
qui apportent les efprits dans le cerveau.
Notre Philofophe ainfi occupé, com-
mençoit à jouir de quelque tranquillité,'
lorfqu’il apprit qu’on foutenoit à Paris au
College des Jéfuites des thèfes contre fa
doârine ; mais cette affaire n’eut pas de
fuites. L ’Auteur de ces thèfes ( le Pere
Bourdin ) l’eftimoit trop pour ne pas entrer
en accommodement avec lui ; 6c Descartes
qui ne demandoit que la paix, écouta
volontiers les raifonsdece Jéfuite. Il au-
roit été à défirer que Voulus eût imité la
conduite du P. Bourdin, Mais ce Miniftre
toujours vi< dent 6c emporté, non content
de répandre l’aliarme parmi les Proteftans
auxquels il repréfentoit notre Philofophe
comme un ennemi de la Religion préten-,
due réformée, 6c comme un efpion env
oy é de France pour nuire aux intérêts
des Provinces-Unies, cherchoit encore du
fecours parmi les Catholiques. Dans cette
v u e , il voulut leur perfuader qu’ils avoient
à faire à un ennemi commun , 6c qu’il ne
s’agiffoit de rien moins que de défendre la
Religion en général contre un Sceptique
6c un Athée. I l alla même folliciter les eft-.
prits jufqu’au fond des cloîtres de Paris ,
6c fut affez ofé pour vouloir tenter le Pere
Merfenne , fous prétexte que ce Pere étoit
tout aguerri avec les Athées, les Pirrho-
niens, les Déiftes & les libertins qu’il avoit
déjà combattus par divers ouvrages. I l lui
écrivit que Descartes étoit venu trop
tard pour former une feéte, 6c que quoiqu’il
introduisît-des dogmes étrangers ÔC
inouïs i l ne laiffoit pas d’avoir des admirateurs
, 6c qui plus eft, des idolâtres qui
le regardoient comme une divinité nouvellement
defcendue des deux. E t pour l’engager
avec plus de fuccès à entrer dans fes
vues, il lui marqua qu’après s’être montré
le défenfeur de la vérité dans fa maniéré
de traiter la Théologie, 6c de la concilier
avec les connoiffances humaines, il ne devoir
pas douter que la même vérité ne l’attendît
pour la garantir de la vexation de
ce nouveau Philofophe, & qu’elle ne le
regardât comme le libérateur qui lui étoit
deftiné.
C ’étoit peut-être la première fois qu’on
avoit entendu les Miniftres Proteftans féliciter
les Catholiques Romains, 6c fur-tout
les Religieux, d’avoir heureufement défendu
la vérité en matière de Théologie.
L a chofe étoit d’autant plus remarquable,
que Voetius fembloit devoir être le dernier
de qui on eût dû efpérer un pareil compliment
, s’étant déchaîné fans fujet dans d’autres
occafions contre l’Eglife Romaine, 6c
après s’être brouillé avec quelques Miniftres
, qui n’avoient pu fouffrir fes excès 6c
fes impoftures. Mais comme les Catholiques
ne furent aucun gré de cet aveu à
M. Vendus, & que les Proteftans ne lui en
firent aucun reproche, on le regarda comme
une fuite du dérèglement de fon efprit
auquel les uns 6c les autres étoient fort accoutumés.
Il nefalloit point d’autre marque
de ce déréglement que la malignité
avec laquelle il affe&oit de faire paffer
D escartes pour un Jéfuite de robe courte ,
pour un Jéfuite fauvage, afin de le décrier 6c
de le rendre odieux : Jefuiftajler fub Ignatii
Loyolce Jidere natus,
JLe Pere Merfenne feignit de fe rendre
aux difeours de Voetius ; 6c voulant faire
voir qu’il étoit encore plus ami de la v é rité
que de notre Philofophe, il répondit
qu’il ne refuleroit point fa plume, pourvu
qu’on voulût bien lui fournir de la matière
6c des raifons fufttfantes pour attaquer fa
doétrine. L e Miniftre d’U trecht, charmé
de cette réponfè, fe hâta d’en tirer avantage.
I l publia par-tout que le Pere Merfenne
écrivoit contre D escartes. I l
chercha enfuite des matériaux de tous
côtés , 6c follicita tous- fes amis pour envoyer
du fècours au Pere Merfenne : mais
une année entière s’écoula, fans qu’il eût
pu faire rien tenir à ce Pere qu’une compas-
taifon de Descartes avec le fameux V an
i n i , qui fut brûlé à Touloufe, en le priant
de mettre dans un beau jour le parallèle
de notre Philofophe avec cet impie.
L e Pere Merfenne rit de ce ridicule projet
; & tous les mouvemens que fe donnoit
V oe t iu s faifoient peu d’impreflion fur
l’efprit de Descartes. I l eut dans ce
temps-là un plus grand chagrin, ce fut
de perdre fon pere, devenu Doyen du
Parlement de Bretagne. E t ce qui augmenta
fon affliétion, c’eft qu’on ne fe mit
point en peine dans fa famille de lui apprendre
fa mort. Notre Philofophe qui ignoroit
tout ce qui étoit arrivé, écrivoit à fon pere
deux ans après ce fâcheux accident, pour
lui marquer les obftacles qui s’étoient op-
pofés au voyage qu’il avoit eu deffein de
faire en France, ainfi qu’il lui avoit fait
efpérer ; qu’il avoit toujours un grand dé-
fîr de le revoir 6c de l’embrafter ; mais qu’il
préféroit toujours le féjour de Hollande à
celui de France, parce qu’il y étoit à l’abri
des intrigues de quelques Péripatéticiens,
qu’il croyoit mal intentionnés pour lui.
Cette lettre ayant été reçue par la famille
après la mort de fon pere, fit fouvenir à
fes freres qu’il étoit encore au monde ; 6c
l ’aîné prit la plume par bienféance pour lui
apprendre les oouvellès de la maifon. L a
raifon de cette indifférence., ou pour mieux
dire, de ce mépris, étoit la profeftion de
Philofophe que Descartes avoit embraf-
fée ; profeftion qui ne donnant ni luftre ni
éclat apparent, ne paroiftoit à leurs yeux
qu’ un prétexte frivole pour vivre dans l’oi-
fiveté fans honneur 6c fans état. Dans cette
perfuafion , ils tâchèrent de l’effacer de
leur mémoire, comme s’il eût été la honte
de fa famille. Mais M. Defeartes qui ne
penfoit pas comme fes enfans, avoit toujours
fait de lui une eftirne particulière.-
I l en lailTa des marques dans fon tefta-
ment, en lui léguant plus de biens qui dévoient
naturellement lui revenir. Notre
Philofophe, après avoir répandu des larmes
fur la tombe de fon pere, tâcha d’oublier
des parens fi indignes dé fon amitié. I l
pria un ami de lé charger de la geftîon de
fes biens, 6c cherchâmes confolations dans;
la. Philofoghie. I l en recevoit d’ailleurs