qui les oublia aifément pour s’occuper de
ehofes plus importantes : c’étoit de con-
noître les hommes. Dans cette vu e , il ré-
folutde pafler fa jeunefle à voyager fur-
tout dans les pays où il n’y avoit point de
guerre. I l s’appliqua particuliérement à
voir 8c à examiner les Cours des Princes,
à fréquenter les perfonnes de diverfes humeurs
& de différentes conditions. Il s’étudia
auffi beaucoup à recueillir des expériences,
tant fur les ehofes naturelles que
produifoient les pays où il s’arrêtoit, que
îur les mdèùrs & lé gOüVérriëment des peuples.
C ’eft ce qu’il appelloit le grand livre du
tnoride, dans lequel il fe flattoit de trouver
la vraie fciérice.
A u milieu de fes voyages, il lui arriva
une aventuré qui demanda plus que de la
Philofophiepoürenfortir. I l é toitàEmb-
den dans la Weflphalie, 8c il voùlo'it paner
dans la Wèft-Frife. I l falloit pour cela
faire un petit trajet en mer. I l s’embarqua
fur un petit bateau accompagné de fon feul
domeftique. Les mariniers à qui il eut à
faire, fcélérats de profeffion, ne furent pas
plutôt en pleine mer, qu’ils raifonnerent
fur la fortune de leur voyageur. Ils pen-
ferent unanimement qu’il étoit marchand
forain, 8c qu’il devoit par conféquent avoir
beaucoup d’argent. C ’en fut allez pour les
déterminer à faire un mauvais coup. I l s’a-
gifïoit de favoir comment ils s’y pren-
droient. U s tinrent confeil entr’eux à ce
fujet, Sc croyantparler une langue inconnue
à D escartes , ils ne firent point de
difficulté de le tenir en fa préfence. Ils ré-
folurent de l’alfommer, de le jeiter dans
l’eau, & de profiter de fes dépouilles. N o tre
Philofophe entendit ce projet, Sc pour
le rompre, lui qui avoit paru fi dou x , fi
honnête & fi poli, changea tout d’un coup
de maintien, mit l’épée à la main avec une
fierté imprévue, & leur parla d’un ton qui
leur impofa. L ’épouvante failit ces âmes
baffes, 8c les ramena à leur devoir.
Après un court féjour dans la Frife Oc cidentale
, D escartes vint en Hollande
où il pafia une bonne partie de l’hiver. Il
allaenfuite voir fes parens, Sc de-là il fe
rendit à Paris. Il y arriva dans le temps
que le bruit couroit dans cette grande
V ille que les freres de la Rofe-Croix y
étoient. On avoit déjà dit qu’il apparte-
noit à cette confrérie ; & fon arrivée concourant
avec celle de ces freres, donna du
crédit à cette calomnie. L e Pere Merfenne,
qui étoit alors à Paris, en étoit très-affligé:
mais lorfqu’il eut Vu notre Philofophe ,
qu’il l’eut embrafle, 8c qu’il l ’entendit,
fon chagrin fe changea en une joie indicible.
On parla Philofophie, 8c on oublia
tous ces bruits vagues & populaires.
Cependant D escartes étoit toujours
occupé du genre de vie qu’il devoit em-
braffer. L e grand monde qu’il voyoit à
Paris n’étoit pas capable de remplir le
vuide de fon féjour, ni de le tenir occupé,
'perpétuellement hors de lui-même. Lorf-
qu’il rentroit chez lui, il fentoit renaître
fes anciennes inquiétudes fur le choix d’un
genre de vie qui fût conforme à fa vocation
, 8c qui s’accommodât avec le projet
qu’il avoit formé de rechercher la vérité
fous les ordres de la Providence. Il y avoit
déjà long-temps que fa propre expérience
l’avoit convaincu du peu d’utilité des Ma-,
thématiques, fur-tout lôrfqu’on ne les cultive
que pour elles-mêmes, fans les appliquer
à autre chofe. Il avoit même tellement
négligé l’Arithmétique, qu'il avoit
tout-à-fait oublié la divilion 8c l’ extrac-;
tion de la racine quarrée. L a Géométrie
lui tenoit cependant encore a» coeur : mais
à tout prendre, rien ne lui paroifToit moins
folide que de s’occuper de nombres abstraits
8c de figures imaginaires. Il croyoit
même qu’il étoit dangereux de s’appliquer
trop férieufement à ces démonflrationsfu-
perfîcielles que l’induftrie fournit moins
fouvent que le hazard, 8c qui font plutôt
l’ouvrage des yeux 8c de l’imagination ,
que celui de l’entendement. Sa penfée étoit
que cette application nous défaccôuturne
infènfiblement de l’ufage de notre raifon ,
8c nous expofe à perdre la route que fa
lumière nous trace.
Toutes ces réflexions le portèrent à
abandonner tout ce qu’il avoit appris des
Mathématiques, 8c à fe livrer à une feience
plus universelle. C ’étoit une méthode de
réfoudre toutes les queftions qu’on pour-
roit faire touchant les rapports > les proportions
8c les mefures, en faifant abftrac-
tion de la matière. En attendant la découverte
de cette méthode, il nourrit fon ef-
prit de l’étude de la Morale. Cette étude
Je fit renoncer à tout ce qu’on appelle éta-
bliflement dans le monde. I l jugea que le
plus bel établiflement que l’homme put
faire, c’étoit de fe mettre en état de vivre
libre , indépendant, de cultiver fa raifon,
8c de travailler à rendre les humains meilleurs
en les éclairant. Pour mettre ce pro--
jet à exécution, il commença par fe débar-
rafler de toutes affaires. I l vendit fes biens-
fans en excepter fa terre du Perron, 8c ne'
fongea plus qu’à fe régler conformément
au revenu que cette terre lui produifoit
annuellement.
I l avoit formé le projet depuis quelques
années de voir l’I ta lie , 8c il fe trouvoit
alors en état de mettre ce projet à exécu-^
tion. I l alla d’abord en8uifle. De-là il
pafia au T y r o i , à Lorette , 8c fe rendit à
Rome. A près-quelques moisfie féjour, il=
revint au Poitou en France , où on voulut
l’engager à acheter- la charge de Lieutenant
Général de Châtelleraut : mais il
étoit trop jaloux de fa liberté pour embraf-
fer un état qui pût captiver fes actions. I l
croyoit que le moyen de vivre content,
étoit de ne dépendre que de foi-même ,
Sc de confidérer tous les biens qui font
hors de nous,:Cpmme également éloignés
de notre pouvoir, fans regretter
ceux qui nous manquent, lorfque ce n’efl
point par notre faute que -nous en fommes
privés.
Plein de ces idées, il :s’en vint à Paris,
pour y vivre avec plus de liberté. 8a réputation
lui attira un grand nombre de vifi-
tes. Les perfonnes lés plus diftinguées
par leur mérite, s’emprefierent à faire con-
noiflance avec lui. M. Mydorge, fuccef-
feur de M. Viete, célèbre Géomètre, qui
l ’avoit connu à* fon premier voyage de
Paris,, le voyoît fur-tout très-fréquemment.
I i lui parloit d’Optique, 8c notre
Philofophe lui communiquoit fes idées fur
cette feience. Un habile ouvrier, nommé'
Ferrier■ , que M.-Mydorge avoit" amené-,
taïlloit les verres félon -qu’il , lui preferi-
voit. Et. tout cela- fervit- à- expliquer- la
-nature de la lumière, le mécanifme de la
vifion, & la caufe de la réfraétion.
Pendant qu’il étoit ainfi occupé, le
Nonce du Pape l’invita à venir entendre
chez lui un Difcours que devoit prononcer
M. de Chandoux, contenant des fenti-
mens nouveaux fur la Philofophie. L ’af-
femblée étoit nombreufe, Sc compofée des
perfonnes les plus qualifiées 8c les plus lavantes
de la Capitale. L ’Orateur réfuta
d’abord la maniéré ordinaire d’enfeigner
la Philofophie. I l propofa enfuite un fyf-
tême aflez fuivi d’une Philofophie qu’il
vouloit établir, 8c qu’il donnoit pour nouvelle.
L e Difcours de M. de Chandoux
étoit fi bien écrit Sc fi féduifant, qu’il fut
univerfellement applaudi. Descârtes fut
peut-être le feul qui ne donna pas des marques
éclatantes de fon approbation. L e '
Cardinal deBérulle qui étoit de l’afiemblée,.
s?en apperçut. I l lui demanda fon fenti-
ment fur ce qu’il venoit d’entendre. Notre
Philofophe répondit, qu’après les éloges
que tant de favans perfonnages venoient
de donner auDifcours de M. de Chandoux,
il n’avoit rien à dire. L e Cardinal le-pria-
de lui dire ce qu’il en penfoit lui-même,
fans apc un égard à ces éloges. L e Nonce
& les perfonnes les-plus remarquables de
l ’aflemblée fe réunirent au Cardinal pour
le faire expliquer ; de forte que Des'car-
tes ne pouvant plus reculer fans incivilité
, après avoir loué l’éloquence.du D ifcours
de M. de Chandoux, 8c approuvé'
cette généreufe liberté qu’il faifoit paroi--
tre pour la-réforme de la Philofophie ,-
avoua qu’il croyoit que dans ce Difcours
la vraifemblance occupoit la 1 placé dé la
vérité, 8c qü’il n’étoit pas difficile de faire ■
pafler le faux pour le v ra i, 8c réciproquement
de donner le vrai pour le faux , à la
faveur d’un long raifonnement. Pôur prou- •
ver ce qu’il avançoit, il demanda à l ’af-
femblée que quelqu’un de la Compagnie
lui propofât telle Vérité qu’il lui;plairoit, -,
8c qui fut du nombre de celles qui paroif-
fen-t le plus-inconteftablesi On le fit ; ÔC
avec douzeargumens tous plus vraifembla- -
bies l’un que l’autre, il vint à bout de prou*--
vér a la-Gompagnie qu’elle étoit faufle..
I l pria-er.fuke qu’on lui propofât;une-fauf--