I l faut dont expliquer la caufe qui fait
que le navire poujj'é par le vent, quoique
toujours égal, ne Je mouvra pas comme la
barque en ligne droite, ni avec une vîteJJ'e uniforme
, mais quil commencera & continuera
à fe mouvoir en balançant, dont voici la
raifon. L ’air -étant un fluide élaflique, fon
élafticité fait que le vent qui donne fur un
corps -oppofé, ne produit pas fon effet tout
d’un coup ou dans un inflant indivifible ,
mais fuccejflvement, quoique dans un temps
très-petit : après cela, un nouveau choc fuc-
cède incontinent, & puis letroifième, le quatrième
, & ainfl de J'uite , jufquà ce qu’un
certain nombre de chocs ait réparé le degré
de vîtejjè que la réflflance de Veau avoit
abferbé à da vîtèJJ'e totale de la maffe du
vaiffeau, Ce. font ces chocs réitérés qui font
ce qu’on appelle bouffée de vent. Confl-
dirons maintenant l’effet de plufieurs bouffées
, par exemple, de trois qui J'uivent l’une
après l’autre. Je conçois clairement que la
première fera incliner le mât, & déprimera
la proue du navire s qu’après l’attion de la
première -bouffée, le mât & la proue fe re-
referont , qui derechef feront inclinés £r
déprimés par l’aftion de la fécondé bouffée^
enfuite redreffés quand la fécondé bouffée
cejje, jufqu’à ce que la troifième bouffée qui
furvient faffe le même effet que les deux précédentes
, & ainfl de fuite.
Voilà , Monfieur, mon idée fur cette
matière. Vous voye[ aujji que, fuppofé la
force du vent toujours la même, il n’y a
qu’un feul point dans toute la maffe du vaiffeau
, dont la vîteffe foit toujours uniforme
& en direElion d’une ligne droite ; que ce
point par conféquent efl le centre fpontané
de rotation où i l faudra placer l’hypomo-
chlion du mât. Si M. Bouguer veut fe
rendre à cette explication , il montrera qu’il
efl docile & équitable ; mais s’il perfifle à
chicaner 9 je vous confeille d’abandonner la
difpute. Je fuis avec toute la confldération
que vous mérite{ ,
M o N s i EU R y
Votre très-humble & très-
obéiffant ferviteur ,
J. B e r n o u l l i Père,
A Bâle, le 18 Août 1746.
P . S. M. Pajot d’Onz-en-Brai, membre
honoraire de l’Académie Royale des Sciences,
ci-devant Intendant Général des Pofles
de France, a toujours la bonté pour moi, à
la recommandation de M. de Mairan, un
de mes correfpondans, de m’envoyer franco
des paquets contenant des livres ou des écrits
de plufieurs feuilles. Ainfl voilà une belle
commodité pour me faire tenir promptement
votre livre ou d’autres écrits que vous me
deflineq. Vous n’aureq qu’à en parler en
mon nom à M. de Mairan , qui fe chargera
de faire en forte que M. d’Onz-en-Brai reçoive
votre paquet pour m’être envoyé fans
que cela me coûte.
On peut juger par ces deux Lettres
combien B e r n o u l l i s’intéreffoit au pro-
grès des Sciences, & avec quel zèle il
encourageoit ceux qui fe confacroient à
leur étude. Quant à m o i, j’étois trop
flatté de la part qu’il vouloit bien prendre
à mes travaux, pour ne pas me hâter
à profiter de fes offres. Lorfque je reçus
fa fécondé Le ttre, je faifois imprimer un
ouvrage fur la mâture, qui ne parut qu’en
17 4 7 . En attendant lafîn de l’impreflïon,
je mis en ordre plufieurs écrits, & je les lui
envoyai avec cet ouvrage. Ils arrivèrent
trop tard. Les indifpofitions dont il parlç
dans fa première L e ttre , fe multiplièrent.
I l tomba malade vers la fin de
l’année 1747. C ’étoit d’abord peu de
chofe en apparence. On ne remarquoit
dans cette maladie qu’ une grande foi-
bleffe ; mais cette foibleffe devint tout à
coup fi confidérable, qu’il s’endormit & ne
s’éveilla plus. I l expira le premier Janvier
17 4 8 , fans agonie & fans douleur, âgé
de 7 p ans 4 mois 2 4 jours.
B e r n o u l l i étoit de prefque toutes
les Académies de l ’Europe. Aucune 9
dit l’Auteur de fon éloge, ne négligeoit
de parer fa lifte d’un nom auflï illuftre.
I l étoit en correfpondance de Lettres
avec les Savans les plus diftingués, &
il a eu part à prefque toutes les difputes
littéraires. Son jugement étoit regardé
comme un Arrêt irrévocable. A une
grande fagacité , il joignoit un ardent
amour de la juftice : il difoit la vérité
avec fermeté, & fans refpeét humain ;
Sc c’eft aflurément là le caradère d’ un
Philofophe , qui n’ambitionne dans fon
cabinet que de la connoître, & dans le
public que la liberté de la manifester,
Auffi il ne jouifïoit pas feulement de l’ef-
time des Savans 5 il avoit encore gagné
le coeur de tous les gens vertueux. Les
uns & les autres remarqueront dans fa
vie combien le bien public lui étoit cher.
Un fils qu’il aimoit tendrement, & qui
étoit fi digne & de fa tendreffe & de fon
eftime, compofe un Traité d’Hydrauli^-
que. Tous les Mathématiciens ne jettent
qu’un cri d’admiration fur cet ouvrage.
Son père feu l, fi intérefTé néanmoins à
le préconifer, lui refufe fon fuffrage. 11
compofe un autre Traité d’Hydraulique,
au préjudice en quelque forte de celui
de fon enfant, parce qu’il eftime l ’utilité
du genre humain préférable à fa
gloire. Un jeune homme qu’il ne connoît
p oint, le confulte fur le différend qu’il
a avec un Mathématicien accrédité. Per-
fonne ne veut prendre parti dans cette
difpute. Tout le monde craint le crédit
de ce Mathématicien, Sc ne voit aucun
avantage à s’intéreffer pour un homme
qui débute. Sans aucune confédération ,
B e r n o u l l i examine la q u e f t io n Sc
prononce en faveur de celui-ci. I l fait
plus, il l’exhorte à tenir ferme, le con-
fole en quelque forte des perfécutions
qu’il effuie, lui promet de l’aider , de le
foutenir & de l’éclairer. E t quelle récom-
penfe efpère-t-il d’un procédé fi noble &
fi généreux ? L a fatisfa&ion de détruire
une erreur, de rendre hommage à la vérité
, de donner, s’il eft poffible , à la
fociété un citoyen utile.