fièvre dans des trous creufés fous les rochers de
la Meufe : en vérité cela m’auroit fait peur.
De Sedan , N i c o l e alla à l’A b baye
de Châtillon, dans le deffein d’y
paffer l’hiver ; mais il n’y refta qu’un mois.
Ses ennemis publièrent qu’il avoit choifi
cette retraite pour y cabaler plus aifé-
ment, 6c afin de compofer dans l’obfcu-
rité de nouveaux Ecrits qui ne fervhroient
qu’à troubler 6c l’Eglife 6c l’Etat. Notre
Philofophe crut devoir faire ceffer ces
faux bruits. Il quitta cet endroit ; changea
de nom , 6c fe rendit à l’Abbaye d’Orval
dans le Duché de Luxembourg. Mais il
n’eft point de lieu qui puiffe nous dérober
aux noirceurs de la calomnie.
Pendant ces voyages , M. de Harlay
avoit reçu la Lettre de N i c o l e . 11 la
répandoit, 6c ne mariquoit pas de la faire
valoir comme un a£te de repentir de la
part de celui qui l’avoit écrite. Ses ennemis
publièrent par tout qu’il avoit fait
enfin abjuration de fes fentimens, & qu’il
avoit retraité tous fes ouvrages. Ses amis-
même le crurent. En vain voulut-il fe disculper
: ils blâmèrent hautement la difpo
fition ou il étoit, 6c lui écrivirent des L e ttres
fort vives 6c très - amères. Notre
Philofophe en fut fi affligé , qu’il refta
long - temps fans dormir. Pour comble
de calamité , l’Abbé de l’Abbaye où il
é to it, craignant que cette affaire ne lui en
attirât de mauvaifes , tant à fon égard ,
qu’à fa Communauté , le pria poliment
de chercher un autre gîte ; 6c afin de s’en
débarraffer plus proptement , lui fournit
un carroffe pour le conduire à Saint
Hubert, d’où il alla à Liégç. I l y reçut
la vifite de M. Claude de Sainte-Marthe,
quelques mois après fon arrivée, lequel
alloit à Bruxelles voir M. Arnaud. Nicole
l’accompagna, 6c ils demeurèrent tous
les deux quelque temps dans cette Ville.
Cependant il avoit encore de vrais amis
à Paris, qui follicitoient fon retour en
France. Ils obtinrent pour lui de M.
l’Archevêque la permiffion de revenir
fecretement à Chartres. I l en profita , 6c il s’occupa à compofer la vie de deux
perfonnes que le Public croyoit faintes,
6c Qu’il falloit <Jé tromper. Jl revit auffi
dans le même temps plufieurs petits T rai-
tés de Morale, qu’il avoit faits en différentes
occafions, lefquels ont été imprimés
dans fes Effais de Morale. Enfin il y com-
pofa deux petits ouvrages, l’un intitulé le
Procès injufte ; 6c l’autre , Traité des arbitrages
,* 6c cela à l’occafion d’un Procès
que fes loeurs avoient à Chartres, & qui
fut terminé par un arbitrage. ( Ils font imprimés
dans le V I e. volume des EJfais de
Morale. ) Pendant qu’il étoit en cette V ille
, il lui arriva une aventure que je vais
rapporter en peu de mots.
On avoit découvert à Chartres des
fontaines minérales d’une nature particulière
: il fut curieux de les voir ; & ayant
appris ce que les Savàns en penfoient, il
compofa fur ces fontaines un petit ouv
rage, pour en faire part à fes amis, s’il
pouvoit retourner à Paris. Avant que d’y
mettre la dernière main, il crut devoir s’afr
furer lui-même de la vérité d’un fait particulier,
lorfque l’occafion s’en préfenteroit.
Un jour paffant devant le Couvent des F illes
Dieu, qui eft hors de la V ille , il s’informa
s’il étoit vrai qu’il y eût dans le jardin
de ce Couvent un puits qui eût les
mêmes qualités que les fontaines nouvellement
découvertes. Celui à qui il parloit
lui répondit qu’il en avoit oüi dire quelque
chofe ; mais que pour en être mieux
inftruit, il falloit s’adrefferà laTourière.
N i c o l e la fit avertir. Elle vint ; 6c au
lieu de fatisfaire fa curiofité, elle lui dit
que Madame l’Abbeffe vouloit lui parler.
Notre Philofophe s’en défendit ; 6c la
Tourière le prefiafi vivement, qu’il crut
que ce feroit choquer l’Abbeffe que dere-
fufer. Il alla donc au Parloir , où cette Re-
ligieufe le reçut la grille fermée. Quoiqu’il
portât un habit Eccléfiaftique , la
Tourière l’ayant annoncé comme un
Fontainier , l’Abbeffe ne lui parla d’abord
que fontaines 6c eaux minérales. Mais
N i c o l e ayant ramené la converfation
furies Livres du temps , cette Religieufe
lui parla affez mal & de fes amis 6c de
lui-même.
Cette hiftoire courut bien vîte dans
Chartres. Notre Philofophe la conta lui-
même à fes amis, Ses ennemis la rappor-
N I C
tèrent différemment à l ’Evêque. Ils lui
firent entendre qu’il avoit feint d’être Jardinier
, afin de pénétrer dans l’intérieur du
Couvent de ces Religieufes. De forte que
cette aventure, qui n’étoit queplaifante,
devint une affaire fâcheufe qui obligea
N i c o L E à f e juftifier férieufement. Cela
le fit connoître à toute la Ville de Chartres.
L ’Evêque en fut fâché. Comme il
ne l’aimoit pas fi proche de lu i , il dit publiquement
qu’il commençoit à fe laffer,
& défendit à fes Officiers de le voir. Notre
Philofophe comprit ce que cela vouloit
dire : Une lajjîtude fans caufe , difoit-il à
tout le monde, efi un fymptome dangereux,
G marque une prochaine maladie.
Il prit donc le parti de fortir de Chartres
, 6c il refta quelque temps dans plu-
lîeurs endroits autour de Paris, où il eut
enfin permiffion de revenir. I l a lla , en arrivant
, loger au Fauxbourg Saint Antoine
, d’où il fe tranfporta à la rue Copeau,
Fauxbourg Saint Marceau. I l y compofa
un Livre intitulé , Les prétendus Réformés
convaincus de fchifme, pour répondre à deux
écrits que le Miniftre Claude avoit publiés
contre fes ouvrages. C ’étoit M. de Harlay
même qui avoit engagé N i c o L e à compofer
ce L iv r e , dans une vifite qu’il fit à
ce Prélat. Ses ennemis toujours jaloux de
la gloire, voulurent empêcher que ce L i vre
ne v ît le jour ; mais M. de Harlay le
foutint : l’ouvrage parut, 6c il reçut les
éloges qu’il méritoit.
Cependant M. Arnaud ne ceffoit de le
confulter furies écrits qu’il compofoit contre
la recherche de la vérité du P. Male-
branche, (a) Mais l’occupation que cela lui
donnoit, ne l’empêchoit pas de travailler
à des ouvrages importans : c’étoit la révision
de ceux de M. Hamon , célèbre
Médecin, 6c la continuation de fes Effais
de Morale. Celui-ci eft un de ceux qui ont
fait le plus d’honneur à N i c o L E . I l eft
plein de réflexions très-judicieufes, exprimées
avec une précifion , une jufteffe 6c
une clarté admirables.Le feul défaut qu’on,
y pourroit trouver, fi on peut appeller
o L E. 31
ainfi des opinions particulières, c’eftun
trop grand détachement des chofes de ce
monde. Que doit-on conclure, par exemp
le , de cette penfée : que le monden’eft
compofé que de gens ftupides qui ne
penfent à rien ; que ceux qui penfent un peu
davantage, ne penfent pas mieux ; que l’imagination
trouble la raifon, 6c que la folie
eft: commencée dans la plupart des hommes
; (fi) fi ce n’eft que l’homme eft à tout
prendre un être méprifable, 6c que le plus
parfait ne vaut rien. E t dans un autre endroit
il dit : les plus grands efprits n’ont que
des lumières bornées , G* ils ont toujours des
endroits fombres G ténébreux, (c) Que Nicole
connoiffoit bien l ’efprit humain !
Cela eft vrai fans contredit, fi on compare
les plus grands efprits à des Anges.
Mais pour juger des grands efprits, I l faut
faire attention à la nature de l’homme, 6c
comparer leurs lumières avec celles des
autres mortels, en les proportionnant toujours
à la nature de l’efprit humain. Jl y a
peut-être plus de vanité à rabaiffer ainfi
la nature humaine , qu’à lui fuppofer des
qualités trop élevées.
Notre Philofophe , tout grand hommô
qu’il étoit , n’étoit pas auffi toujours
exempt des préjugés ordinaires. Par exemple
, ce qu’il dit des Grands, fent un peu
l ’adulation. Prefcrire d’honorer les Grands
à caufe des avantages qu’on en retire, n’eft
point du tout d’un Philofophe, qui ne rend
hommage qu’à la vertu. D ’ailleurs croire,
comme on le penfe dans les Effais de Morale
, qu’il eft beaucoup mieux d’attacher
la grandeur à la naiffance qu’au mérite,
ce n’eft pas trop aimer l ’humanité. I l peut
y avoir de l’abus dans l’éleétion ; mais
l ’inftitution eft toujours fage, au lieu que
le fentiment contraire autorife le refpeâ:
dûau vice comme à la v ertu, &c. A u refte
ces réflexions 8c le petit nômbre d’autres
que je pourrois fa ir e , ne portent point
atteinte au mérite d’un L ivre précieux qui
eft infiniment au deffus 6c de mes remarques
& de mes éloges.
N i c o l e s’engagea enfuite avec M.
HU Y.oyÇz ci-après Thiftoire du P. Malebranchc.
\b) EJfais de Morale, Tom. .1, pag. 33, (0 Ibid. Tom» II > pag. 23 2^