L A BR U I E RE.*
L E-s Moraliftes prêchent la Sagefîe ,
répriment les v ic e s , & tâchent de
rendre les vertus aimables. Us connoif-
fent les maladies de l ’efprit & du coeur, &
enfeignent les remedes pour les diffiper.
JMais quoiqu’ils foient bien verfés dans
leur a r t, qu’ils guériffent fouvent les autres
, ils ne peuvent pas toujours fe guérir
eux-mêmes. L a théorie & la pratique
font deux chofes bien différentes. L a rai-
lon , quelqu’éclairée qu’elle fo i t , eft fou-
,vent fiibjuguée par les pallions. On fent
ce qu’ il faut faire pour être fage ; mais
on eft entraîné comme malgré foi par des
préjugés d’éducation,qui demandent quelque
chofe de plus qu’un bon raifonnement
pour être vaincus. Une longue & confiante
pratique de la vertu, peut feule les
dompter ; & cela demande une force fu-
périeure, qu’il eft très- difficile d’acquérir.
On a pu remarquer des preuves de
cette vérité dans l’hiftoire des Moraliftes
qu’on vient de lire. En voici une nouvelle.
Aucun Philofôphe n’a fans contredit
mieux connu les illufions de l’amour
propre que L a B r ü i e Re ; & aucun
n’en a peut-être plus été la dupe. On a
reproché à ce Moralifte un peu d’orgueil.
Un Chartreux , caché fous le nom de
Vigneul - Marville , lui a fait un crime
de cette Foiblelïe ; & il eft fâcheux que
M. Cofie n’ait pas pu le juftifier pleinement
à cet égard, quelque peine qu’il ait
prife pour cela. Quoique- l’Hiftorien de
l’Académie Françoife nous l’ait dépeint
comme un homme » qui ne fongeoit qu’à
» vivre tranquillement avec des amis &
» des livres ; faifant un bon choix des uns
«o & des autres ; ne cherchant ni ne fuyant
» le plaifir ; toujours difpofé à une joie
» modefte & ingénieux à la faire naître •
» poli dans fes maniérés & fage dans fes
» difcours ; craignant toute forte d’am-
» bition , même celle de montrer de l ’ef-
» prit ; » il pouvoit cependant dire com-.
me le Philofophe de Terence : Je fuis
homme, & je ne crois pas qu’il y ait rien
en moi d’étranger à l’humanité : Homo
fum , Gr nihil à me alienum puto. I l n’en
fut pas moins un grand Philofophe, Sc
digne de tenir un des premiers rangs parmi
le^Moraliftes modernes.
Jean de L A B r u i e r e naquit en
16 4 4 dans un Village prochë Dourdan.
On ne dit point quelle étoit fa famille.
Seulement on nous apprend qu’il def-
cendoit d’un fameux Ligueur , lequel
dans le temps des barricades de Paris #
exerça la Charge de Lieutenant C iv il.
Suivant lui , il appartient à un Geoffroi
de la Bruiere, qui étoit un grand Seigneur
, & qui fuivit Godefroi de Bouillon
à la Terre Sainte. Tout cela n’eft point
fatisfaifant ; & je fuis toujours plus fur-
pris que le lavant Hiftorien de l’Académie
Françoife ne nous ait pas mieux
inftruit fur l’origine d’un Philolophc ,
dont la mémoire eft fi précieufe, lui qui
devoit aflurément la connoître. On ne
nous a pas même appris comment il fît
fes études ; s’il s’y diftingua ; quels furent
ceux qui prirent foin de fon éducation
; enfin fi fa jeuneffè annonça ce qu’il
devoit être un jour. On eft fâché en Ii-
fant les Mémoires de fa vie de ne rien
trouver à cet égard. L a B r u i e r e
devient homme & grand homme, fans
qu’on fâche comment il l’eft devenu. On
diroit que c’étoit un Philofophe de l’antiquité
la plus reculée, I l faut gémir de
* Hifloire de l ’ Academie 'Françoife, Tom II. par M.
l'Abbé d’Olivet. Mémoires pour fervir à l’Hifioire dtt
Hommes Illujires , par le P. Hiceron , Tom. XIX. Scc.
&c. Et fes Ouvrages.
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