Mathématiques l ’occupoit entièrement,
8c il continuent les recherches fur la Géométrie
& fur l’analyfe des Anciens, qu’il
avoit commencées au College.
Cependant fes amis fâchés de ne plus le
v o ir , crurent qu’il étoit retourné chez fon
pere, & fe contentèrent de blâmer l’incivilité
qu’ils lui imputoient de n’avoir pas
pris congé d’eux. D e fon côté, D e s c a r t
e s fe précautionnoit contre les hazards
de la rencontre , lorfqu’il étoit obligé de
fortir. Il fut alTez heureux pendant deux
années pour les éviter ; mais oubliant dans
la fuite de veiller fur fa route & fur fes
détours avec le même foin qu’auparavant,
il fut arrêté par un de fes amis, qui ne voulut
plus le quitter qu’il ne lui eût appris fa
demeure. D e s c a r t e s ne put réfifter à fes
inftances & à fes importunités ; & il lui en
coûta la liberté, pour ne rien dire de plus.
Cet ami fît fî bien par fes vifites, qu’il vint
à bout de le troubler premièrement dans
fon repos & dans fa folitude, & enfuite de
le faire participer à fes divertilTemens. I l
croyoit par là donner une grande marque
d’amitié à notre Philofophe • mais fa retraite
avoit entièrement changé fon humeur
3 & les fa tisfa & io n s de l’efprit qu’il
avoit eu le temps de connoître, lui avoient
fait perdre le goût des plaifîrs des fens.
C e tt e façon de vivre lui devint même
bientôt à charge ; & comme il ne crut pas
qu’il lui fût poflîble de fe cacher dorénavant
dans Paris, il réfolut d’en fortir.
I l avoit alors vingt-un ans. C ’étoit un
âge où il crut devoir prendre un état. Son
intention étoit d’abord d’entrer au fervice
du Roi dans fes armées ; mais la circonf-
tance des affaires le déterminèrent à fe
mettre dans celle de fes Alliés. A cette
fin, il partit pour les Pays-Bas, & entra
dans les troupes du Prince Maurice en qualité
de Volontaire. C e Prince étoit alors à
Breda, & D E S C A R T E S .s’y rendit.
Peu de jours après fon arrivée, un inconnu
fit afficher un Problème de Mathématiques
très-difficile, dont il derhandoit
la folution. Notre Militaire vit cette affiche
, qui fîxoit l ’attention d’un grand nombre
de perfonnes. Comme elle étoit écrite
enFiamar.d,il ne put l’entendre. I l pria celui
qui fe trouvoit a fon côté de vouloir
bien lui dire en François ou en Latin la fub-
ftance de ce qu’elle contenoit. Heureufe-
ment il s’adreffa à un Mathématicien habile
qui le fatisfit, à condition qu’il donnerait
la folution du Problème. C ’étoit
M. Beckman, Principal du College de la
V ille de Dort ^ lequel crut plaifanter en
mettant cette condition ; mais D e s c a r t
e s ayant accepté la propofition d’un air
fort réfolu, il lui donna fon nom & fon
adreffe par écrit, afin qu’il pût lui faire
tenir la folution du Problème quand il
l ’auroit trouvée.
Notre Philofophe ne fut pas plutôt arrivé
chez lui, qu’il examina le Problème fur
les règles de fa méthode comme avec une
pierre de touche, & il en découvrit la folution
avec autant de facilité 8c de promptitude,
que Viete en trouva pour réfoudre
en mdins de trois heures le fameux Problème
qu’Adrien Romain avoit propofé à
tous les Mathématiciens de la terre. D e s c
a r t e s ne manqua pas de porter le lendemain
fa folution. à M. Beckman, 8c il lui
offrit de donner la conftruétion du Problème
s’il le défiroit. Ce Savant fut fort
étonné de cette propofition : mais fa fur-
prife devint bien plus grande, lorfqu’ayant
ouvert unê longue converfation, il le trouva
beaucoup plus habile que lui dans les
fciences dont il faifoit fon étude depuis plu-
fïeurs années. I l lui demanda fon amitié ;
lui offrit la fienne; & le pria de confentir
qu’il y eût déformais entr’eux un commerce
d’étude & de lettres pour le refte de
leur vie. D e s g a r t e s répondit poliment à
toutes ces honnêtetés, 8c ne celïa d’avoir
avec lui des relations. Sa candeur 8c fa
franebife auraient dû lui gagner le coeur
de M. Beckman ; mais il fut payé d’ingratitude.
Un de fes amis le pria de lui communiquer
fes réflexions fur laMufique. Pour le
fatisfeire D e s c a r t e s eompofa un petit
traité fur cet art qu’il écrivit en Latin. I l
le communiqua à M. Beckman, 8c le lui
confia à condition qu’il ne le ferait voir à
perfonne , crainte qu’il ne devînt public,
foit par la voie de l’impreffion,ou par celle
des copies. Mais lePrineipal .du College
de D ort ne lui tint pas parole. L ’ouvrage
parut imprimé fans nom d’Auteur. Cette
circonftance fit plaifir à notre Philofophe,
qui prit grand foin d’empêcher qu’on ne le
lui attribuât. Ce livre , quoique médiocre,
relativement à fes autres produétions, eut
un fi grand fuccès., que M .Beckman crut devoir
s’en faire honneur. I l ne put cependant
le perfuader à ceux qui le connoif-
foient ; & il jugea dès-lors qu’il étoit plus
prudent de reconnoître que l’Ouvrage
étoit du jeune D e s c a r t e s , 8c qu’il n’y
avoit d’autre part que celle qu’un maître
peut avoir à celui de fon écolier. Par malheur
ce prétendu écolier de M. Beckman
jugea à propos de rabattre fa vanité. Il lui
fît fentir le tort qu’il avoit de s’attribuer un
Ecrit qu’il avoit bien voulu ne pas avouer,
8c combien il étoit indécent de vouloir acquérir
de la réputation au préjudice de la
vérité. Après cette efpèce d’humiliation,
notre Philofophe fut allez généreux pour
lui rendre fon amitié.
Pendant ce temps-là, il y eut une fuf-
penfion d’armes entre les troupes du Prince
d’Orange 8c celles du Marquis de Spi-
nola. Cette trêve fervit de prétexte à D e s -
C a r t E s pour quitter le fervice de ce Prince.
I l prit parti dans les troupes du Duc
de Bavière, toujours en qualité de Volontaire.
Cela l’obligea d’aller à Ulm. I l y
fit connoiffance avec M. Faulhaber, qu’il
connoiffoit de réputation, 8c qui pafloit
pour un des plus grands Mathématiciens
de fon fiècle. L a première vifite fe paffa en
honnêtetés & en politeffes. Ce Savant lui
fît tant d’amitiés, qu’il l ’engagea à le venir
voir de temps en temps. I l fut queftion de
Mathématiques, & D e s c a r t e s en parla
fi pertinemment, que M. Faulhaber s’avifa
de lui demander un jour s’il connoiffoit
l ’analyfe des Géomètres. L e ton décifif
avec'lequel notre Philofophe répondit, le
fit douter de la chofe. Sur cette réporifè
fïere, ce Mathématicien le regarda comme
un jeune préfomptueux ; & dans le def-
fein de l’embarralfer, il lui fit une autre
demande : c’étoit s’il fe croyoit en état de
réfoudre quelque Problème. D e s c a r t e s
fe donnant un air encore plus réfolu qu’au-
paravant, lui dit qu’oui, 8c lui promit fans
héfîter la folution des Problèmes les plus
difficiles. M. Faulhaber ne voyant en lui
qu’un jeune militaire, le compara au fanfaron
dont parle Plaute dans une de fes
Comédies, en lui citant quelques vers de
ce Poè'te à ce fujet. Piqué de cette apof-
trophe, D e s c a r t e s affura qu’il tiendrait
ce qu’il avoit promis, 8c le défia de le
trouver en défaut. M. Faulhaber, qui ex-
celloit particuliérement en Arithmétique
8c en A lgèbre, fur lefquelles il avoit écrit,
lui propofa d’abord des queflions allez
communes. Voyant qu’il n’héfîtoit point,
il lui en propofa de plus difficiles, qui
n’embarralferent pas plus le répondant que
celles de la première efpèce. C e Mathématicien
commença à changer [de contenance
i 8c après lui avoir fait fatisfaétion
fur la maniéré inconfidérée dont il l ’avoit
traité , il le pria très-poliment d’entrer
avec lui dans fon cabinet, pour y conférer
plus tranquillement pendant quelques heu*,
res. I l lui préfenta le livre écrit en A lle mand,
qu’il venoit de compofer fur l’A l gèbre.
Ce livre ne contenoit que des questions
toutes nues, mais très-abfîraites 8c
fans explications. L ’Auteur en avoit ufé
ainfi pour exercer les Mathématiciens
d’Allemagne, auxquels elles étoient pro-
pofées, afin de les réfoudre comme ils le
jugeraient à propos, 8c comme ils le pourraient.
La promptitude 8c la facilité avec
lefquelles D e s c a r t ë s donnoit des folu-
tions de celles qui lui tomboient fous les
yeux en feuilletant, caufa beaucoupxl’éton-
nement à M. Faulhaber. Mais il fut bien
plus furpris lorfqu’il lui vit ajouter en
même temps des Théorèmes généraux,
qui dévoient fervir à la folution véritable
de ces fortes de queflions. S ’il ne prit pas
d’abord notre Philofophe pour un ange , il
le regarda du moins comme' un des plus
grands génies qu’il eût connu. U lui avoua
ingénùment fon ignorance fur la plupart
des chofes dont il parloit, & lui demanda
fon amitié avec beaucoup d’empreffement.
Dans le même temps un Mathématicien
de Nuremberg , nommé M. Pierre
Roten, fit paroître les fôlutions qu’il avoit
trouvées des queflions propofées dans le
livre de M. Faulhaber. M. Roten, pour lui ü