plufieurs objets diftin&s , lorfqu’ils font
joints à la manière d’un feul qui eft joint
ou disjoint ; en forte que l’imagination
totale eft comme formée de deux ou de
trois imaginations partiales. E t la troi-
fiéme faculté ou opération eft le raifon-
nement, ou la faculté de raifonner, c’eft-
à-dire , d’inférer une chofe d’une autre.
T ou t ceci convient à l ’homme comme
aux animaux. Mais dans l’homme il y a
un efprit, un être incorporel, qu’on appelle
entendement, bien fupérieur à la vertu imaginative.
C ’eft par cet efprit qu’à l’aide du
raifonnement nous parvenons à des con-
noiflances, dont nous ne faurions avoir
d’efpéceou d’image préfente.Les vertus de
l’entendement font la fagachë, la raifon, le
jugement, la mémoire, la docilité 6c Y efprit.
L a fagacité n’efl autre chofe qu’une certaine
force 6c préfence d’efprit qui nous
fait inventer promptement. La raifon eft
la faculté de raifonner, d’inférer une chofe
d’une autre. La mémoire eft la faculté qu’a
l ’entendement de pouvoir reprendre ou
faire ufàge des connoiflances qu’il a acquit
s , foit en voyant, en entendant, en lifant
6c en méditant. L a docilité eft l’aptitude
de l’entendement à comprendre aifément
les chofes qui nous fontenfeignées, ou que
nous apprenons. Enfin l’e[prit_eft comme
l ’aflemblage de toutes ces perfections.
Des vertus de l ’entendement fe forme
une faculté générale nommée appétit, par
laquelle l ’ame en vue du bien ou du mai
eft émue 6c affeétée. On appelle bien ce qui
eft convenable à fa nature, ce qui lui ejl
amiI ce qui lui plaît ; 6c mal ce qui lui eft dif-
convenable, ennemi, déplaifant. C e fen-
îiment, par lequel l ’ame connoît ce qui lui
convient 6c ce qui lui eft contraire, produit
deux pallions, le plaifir 6c h douleur;
le plaifir, par l ’opinion du bien préfent;
6c la douleur ou le déplaifir, par l ’opinion
du mal préfent. Le plaifir eft non-feulement
un bien, mais il eft un bien abfolu-
ment, ou abfolument b on, en tant qu’il
n’eft pas déliré pour quelqu’autre chofe ,
mais pour lui-même, ou à caufe de lui-
même. De même la douleur eft non-feulement
un mal, mais un mal abfolument
mauvais, en tant qu’elle n’eft point évitée
par quelqu’autre chofe, mais pour elle-
même ou à caufe d’elle-même, 6c que les
autres chofes ne font biens ou maux que
relativement, en tant qu’ils engendrent du
plaifir ou de la douleur. Ces deux affections
font excitées de telle maniéré par la
préfence du bien 6c du mal, qu’elles peuvent
aulïï naître par l’idée du bien 6c du
mal à venir. De -là dérivent deux grandes
pallions, l ’amour 6c la haine. L ’amour
eft un bien qui caufe, qui a caufé, 6c qui
doit caufer du plaifir. L a haine eft un
mal -qui caufe, qui a caufé, 6c qui doit
caufer de la douleur. E t parce que le
bien, tandis qu’il eft préfent, eft aimé de
telle forte, à caufe du plaifir qu’il fait naître
, que l ’ame fe repofe, pour ainfi dire,
dans fa jouiffance, comme elle fe repofe
aufli dans le plaifir d’en avoir joui ; quand
il eft abfent, elle ne fe repofe point tant
dans l’amour qu’elle a pour lu i, qu’elle eft
émue de la cupidité du défir d’en jouir.
De-lànaiflênt deux autres paflîons, favoir,
la cupidité 6c Yefpérance. La cupidité eft le
défir du bien, fans perfuafion qu’il doive
arriver; 6c l’efpérance eft la perfuafion
qu’il arrivera effeélivement. A ces deux
pallions, deux autres font oppofées;. c’eft
la fuite 6c la crainte du mal. L a fuite ,
qui eft oppofée à la cupidité ? eft l’éloignement
du mal, fans être afluré qu’il
doive arriver. L a crainte, qui eft oppofée
à l’efpérance, eft une croyance qu’il arrivera.
De la crainte vient le défefpoir, 6c
l’efpérance produit la confiance ; comme de
ces deux dernieres naiflent Y audace de la
confiance, 6c la pufdlanimitë du défelpoîr.
On peut déduire encore d’autres paf-
fions de celles-ci : mais elles font comme
les pallions capitales auxquelles toutes les
diverfes efpéces de pallions peuvent fe rapporter.
.
Morale de Gassendi , ou Vart de fe rendre
heureux.
Tous les hommes défirent naturellement
d’etre heureux, 6c tout ce qu’ils font
tend à pouvoir vivre heureufement : tant
il eft vrai que la vie heureufe ou la félicité
eft le but 6c la fin derniere de tous nos fou-
haits 6c de toutes nos aérions. Cependant
comme on voit quantité de perfonnes, à
qui rien ne manque de tout ce qui eft né-
ceflaire pour les ufages de la vie ; qui ont
des biens en abondance ; qui font élevées
aux honneurs 6c aux dignités ; en un mot,
qui polfedent tout ce qui femble ordinairement
pouvoir faire un homme heureux,
6c qui mènent malgré cela une vie miféra-
b le , chagrine, inquiète, accablée de foins
6c de foucis , 6c troublée par des terreurs
continuelles, les Philofophes ont reconnu
que l’origine du mal venoit de ce qu’ignorant
ce qui fait la vraie félicité, en quoi
elle confifte, 6c quelle eft cette fin dernière
que chacun doit fe propofer dans toutes
fes aébions, on fe laiffe aveuglément
aller à fes pâlirons, -6c on abandonne l’honnêteté
, la vertu 6c les bonnes moeurs, fans
quoi il eft impolîible de vivre heureux.
C ’eft pourquoi ils fe font attachés à découvrir
en quoi confifte cette vraie félicité,
6c ils ont inventé un art qu’ils ont nommé
VArt de la vie, ou l’Art de pajfer heureufement
la vie, 6c généralement la Morale ;
parce qu’il contient une doftrine qui concerne
les moeurs, c’eft-à-dire, les a&ions
habituelles de la vie.
I l ne faut pas croire que par cet art on
parvienne jamais à un état tel qu’on n’en
puiflè point imaginer un meilleur, dans lequel
il n’y ait aucun mal qu’on ne craigne,
aucun bien qu’on ne poflede. Son but eft
de procurer un certain état dans lequel on
foit aufli bien qu’il eft poflîble, où il y ait
de biens néceflai res beaucoup, de quelque
mal que ce foit très-peu, 6c où l’on puifle
par conféquent paffer la vie doucement,
tranquillement 6c conftamment, autant
que l ’état du pays, la fociété civile avec
laquelle on v it , le genre de vie que l’on a
embrafle, la conftitution du corps, l ’âge
6c les autres circonftances le peuvent permettre.
Car fe promettre au affe&er durant
le cours de cette vie une félicité fu-
prême, e’eft ne pas reconnoître qu’on eft
homme, ou l’avoir oublié ; c’eft-à-dire ,
qu’on eft un animal foible 6c débile, qui
par la conftitution de fa nature eft fujet à
une infinité de maux 6c de miferes-
C ’eft dans ce fens qu’on dit que le fage,
quoiqu’expofé à toutes ces vieillitudes ,
nelailfe pas que de pofleder la félicité,
non pas une félicité parfaite 6c fouveraine,
mais une félicité humaine, qui eft toujours
dans le fage aufli grande que le temps peut
le permettre, en ce qu’il n’aigrit pas fes
malheurs par fon impatience 6c par le défefpoir
, mais qu’il les adoucit par la conf-
tance 6c les réflexions. Ainfi il eft plus heureux
ou moins malheureux que s’il fuccom-
boit comme ceux qui en pareil cas ne les
fupportent pas avec la même vertu 6c la
même confiance, 6c qui d’ailleurs n’ont
pas comme lui les fecours que la fagefle
fournit. Tels font fur-tout une vie innocente
6c une confcience fans reproche : ce
qui eft toujours une merveilleufe confo-
lation.
Si les goûts des hommes étoient uniformes
, il ne faudroit qu’une règle générale
pour les conduire au bonheur. Mais
quoique les caufès efficientes de la félicité
ne foient autres que les biens de l ’efprit,
du corps 6c de la fortune, on peut cependant
avoir dans tout cela des défirs très-
différens 6c très-variés, en quoi on fafle
confifter la félicité. Martial croit avoir
tout d it, quand il écrit que pour être heureux
il ne faut que des biens de patrimoine,
qui ne coûtent point de peine à acquérir,
point de procès, point de charges publiques
, mais l’efprit tranquille, le corps
fain, une fimplicité accompagnée de prudence,
de3 amis d’égale condition, une
femme qui ne foit pas laide, mais qui cependant
ait delà pudeur, un fommeil qui
fafle les nuits courtes, une volonté qui ne
s’étende pas au-delà de ce qu’on eft, enfin
point de crainte ni de défir dé la mort.
Mais Martial ne peint que le bonheur d’un
homme qui penferoit comme lu i, fans donner
des préceptes pour parvenir à la félicité.
E t ce font précifément ces préceptes
qui forment la morale. O r voici en quoi
ils confiftent.
i Q. Connoître Dieu & le craindre. L a
eonnoiflance 6c la crainte de cet Etre fu-
prême infpire de l’amour pour lui; nous
porte à nous étudier à lui plaire, 6c nous
engage à nous attacher uniquement à l’honnêteté
6c à la vertu, en fe confiant d’ailleurs
en fa bonté infinie, 6c efpérant tout de lui,