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la vérité. I l y a plus lieu de croire qu’il
fut grand Militaire, comme on nous Pal-
Cure , parce que l’A r t Militaire demande
beaucoup de génie; 6s on connoîtleslu--
mieres Sc la fugacité de notre Moralifte.
On dit même qu’il fe fignala en plufieurs
allions par fon courage , fa prudence. 6c
fon efprit , fans nous apprendre cependant
quelles ont été ces occafions. Mais
ce qu’on peut affurer , c’eft qu’il eft le
plus grand fcrutateur du. coeur humain ,
qui ait vécu depuis la renaiftance des
Lettres. Perfonne. n’a mieux connu que
lui les reflorts qui le font agir., & il les a
développé avec une.finelTe.& une. préci-
fion admirables. - .
C e travail ne l’occupa que fur la fin
de fes jours. Des raifons de convenance
l ’obligerent de vivre à la Cour. Ces mê=-
mes ra Tons l’engagerent aufii à.fe marier,
& il époufa Andrée de Vivonne, Dame
de la Chafteneraye, Scc. fille d' André de
Vivonne , Seigneur de la Beraudiere ,
Grand Fauconnier de France. Mais enfin
las d’avoir pour de fimples mortels- des
égards & des complaifances, qu’ils ne
payent fouvent ( & fur-tout à la C o û t )
que d’ingratitude, il crut devoir vivre un
peu pour lui. Il fe retira dans le fein de
fa famille ; 6c déformais-il n’eut de commerce
intime qu’avec des Gens, de Lettres.
Livré ainfi à lui-même , il mit par
écrit les réflexions qu’il avoit faites fur
les pallions des hommes, & il les publia
fous le titre de Réflexions, Sentences G*
Maximes morales. E t comme c’eft à.la
Cour qu’il les étudia ces pallions., il-éta-:
blit dans fon . livre un p r in c ip e .qui eft
allez celui de tous les. Courtifans : c’êft
que les perfections dont l’homme^ eft
doué, font prefque toujours dégradées
par des motifs -d’amour propre 6c d’intérêt
, principe affreux, qui tend à.anéantir
toutes les vertus & à défunir toutes les=
fociétés». En effet, s’il, n’y- a,ni véritable
amitié, ni véritable reconnoiffanee., ni
véritable juftice , l’Univers n’éft qu’iine
grande & horrible caverne de brigands»
OU C A V LT.
Si ce que lés hommes ont nommé amitié,
n’e 'l, comme l’a avancé J. A K O c IVE-
F o u c A u L T , qu’ un ménagement ré-*.,
ciproqne d'intérêt Si qu’un échange de
bons offices ; & pour me fervir de l ’ex-
prellion à’ Antoine Peret;, s’il ne fe trouve
plus.de véritable amitié > qu’entre le corps
& l'ame, qui font à moitié dé perte &
de-gain, il. n’y. a donc point d’humanité.
Cette effufion réciproque de fentimens ,
qui forme la confolation du Sage dans
les adverfités de la vie , eft donc une
ehimere. Nulle reffo'urce pour lé malheureux
,:qui n’eft pas en état de recon-
noître les fecours quffl demandé,: il doit
s’attendre à périr miférablement, quelque
vertu, ou. quelque, mérite qu’il ait
d’ailleurs.
Les.conféquences qu’on tire de-là lônt
terribles ; Si notre Philofophe en déduit
lui-même une qui fait frémir. Dans Pâd-
verfité. de nos amis ,mous trouvons, dit-
il , toujours quelque chofe qui ne nous
déplaît pas. Ajnoinsqpe detordrelé fehs ■
de ces-expreffions, créft, comme le re.
marquent fort Bien les Auteurs du Journal
L ittéfaire, dans l’extrait qu’ilsont publiéd
es R é f le x io n s qui occafïbnnent c'el--
les - c i , 0 ) cëft-là d'idée- la pjus noire-
qu’on puiffe donner du coeur humain; On
peut douter, ajoutent ces. Jôjirnàliftes.;
fi les plus fcélérats même font fiifcepti-
bles. d’une pareille malignité , &'s’ils'ne-
s’affligent pas-fîncérément de l’adverfite
d’un hommes, à qui ils ne' font lies q u e 1
parle crime même. Un plaifir.fi affreux'
ne fauroit-êfre excité" déns leur ame,
que parun avantage fenfible quipourroit
leur revenir dés malheurs de leurs amis..
Car être vicieux fans intérêt ', n’être fç é - '
lérat que pour, lë plaifir dé l’être ,: eft le
caraâere d’un monftre& non'eeliii d’un-
homme.
L a K oc h e fo u c a u l t avoit
trop: de lumières & dé jugement pour'ne'
pas fentir que ce principe * n’ctoit • poirt
généralement ' vrai. ï f favoit bien que'
quand'on aime quelqu’un., on n’ambi-
LA R O C H E F O U C A ü LT.
iSortné d’autre récompenfe pour les fer-
Vices qu’on lui rend , que le plaifir d’a-
Voir pûTuh être utile. G’eft ici une fatis-
faftion du coeur ,■ qui eft infiniment plus
exquife que les- plaifirs les plus fenfuels.
D ’ailleurs puifque les belles chofes font
en droit de nous plaire fans aucun intérêt ,
par quelles raifons n’aimerions-nous pas
de même la vertu-& le mérite, qui font
les plus belles de toutes le s chofes^ Notre
Philofophe pouvoit - il encore ignorer
qu’il y a des vertus de tempérament ,
certains inftin&s qui préviennent la rai-
fon , pour nous porter à faire du bien à nos
prochains, 6c à nous acquitter de nos devoirs
envers eux f I l eft des- personnes
qui aiment naturellement l’ordre 6c la
propreté. I l en eft d’autres qui ont un
penchant naturel pour l’équité 6c la juftice
, dont- le coeur eft fenfible & bienfai-
fan t, 6c qui fouffriroient fi elles étoient
obligées de commettreune aérion injufte-,
ou de caufer de la peine à quelqu’un.
Gette drfpofition naturelle du coeur ne
peut être pas une vertu-: mais fi faire du
bien par inftinét, c’eft agir fans raifonner,
ce n’eft donc point diriger-fes aérions à un
intérêt groflier (a). •
T ou t cela étoit fans'douté connu-de
La Rochefoucault» Audi le
principe qu’il établit , . ne-regarde pas
l’homme fenfible & vertueux-, mais les
Hommes tels qu-’ils font en général. E t
il faut convenir que l’amour propre &
l ’intérêt renverfént leurs -vertus, ou du
moins qu’ils les ébranlent & les énervent
prefque - toutes.- C ’eft une chofe i i
rare qu’on rende juftice au mérite pour
l ’amour du • mérite même , qu’on peut
regarder'cette efpece d’événement comme
un phénomène moral. Notre Philo-
fôphe-combat un vice dont l’homme eft
ordinairement & non -effentiellement af-
feété.
Dans fa retraite il publia des Mémoires •
de la Régence de la Reine Anne d’Autriche,
recommandables autant par l’exaéri-
tude & la vérité des faits $ que par- une
AS diélion nob le, pure Sc. élégante. On a
écrit qu’au milieu de fes occupations, il
perdit la v u e , Sc qu’il ne mena plus qu’une*
vie languiffante. Ce qu’il y a de certain ,
c’eft qu’il fut tourmenté à la fin de fes
jours par des douleurs aiguës, auxquelles'
il luccomba le 1 7 Mars 1680 , âgé de'
68 ans.-
Morale ou Doctrine de L A R o c h E-'
f o u c a u l t , fur les motifs des
allions des hommes.-
L ’Intérêt Sc la gloire font le mobile de'
toutes les aétions des hommes; & ce
.qu’ils appellent vertus, n’eft fouvent que 1-effet de l’un 6c de l’autre. La clémence
fe pratique tantôt par vanité , quelquefois
p.ar-pareffe;, fouvent par crainte , &
prefque toujours par toutes les trois»
Celle des Princes n’eft qu’une politique
pour gagner l’ affeérion des peuples. L a
modération eft une crainte de tomber
dans l’envie & dans le mépris,auxquels on
eft exp;ofé quand on s’enivre de fon bonheur.
C-eft une vaine oftentation de îà
force de notre efprit, uii défir de pàroîtré
plus grands que les çhofes qui nous éle-
vent. Lafincérité; qui eft une ouverture -
de coeur, n’eft ordinairement qu’une vaine:
diflimulation pour attirer la confiance,
comme la fidélité n’eft qu’une invention
de l’amour propre" pour le même fujet. -
C e font des moyens de noi^s élever au- -
deflus des autres, Sc de nous rendre d é -'
pôfitairesdés'chofes les plus importantes. -
L ’envie de parler de nous, Sc de faire voir
nos défauts du côté que nous voulons :
bien les montrer , fait une grande pàrtië -
de notre fincérité.
Notre fenfibilitéà l’égàrddësmàlheu-*
réux eft plus fouvent l’ouvrage-de l’o r - •
gueil que de là bonté. Nous voulons faire '
voir que nous fommes au-defîus 'd’eux ,* ôé
voilà pourquoi' nctus leur donnons dès* *
marques decbmpaflïon. C e qui parôît g é - -
nérofité, n’eft fouvent qu’une ambition -
déguifée, qui méprife dë petits intérêts >