Sc les A r t s , néceffaires ou utiles à la v ie ,
dévoient être établis fur d’autres fonde-
mens.
Quoiqu’il n’eût que dix-fept ans, Ton
pere le jugea affez mûr pour le faire voyager.
L ’événement juftifia la bonne opinion
qu’il avoit eue de fon fils. Bacon ne
fe borna pas à apprendre la langue de chaque
pays où il féjournoit. En génie fupé-
rieur, il fit des remarques fur les coutumes
& les moeurs des habitans, fur le caractère
des Souverains, Sc fur la conftitu-
tion des divers Gouvernemens ; & il en
compofa un petit écrit, qu’il intitula Obfer-
Vatlons fur l’état général de VEurope.
Notre Philofophe étoit le plus jeune de
fesfreres; & comme il étoit auffi le plus
fpirituel (æ) , le Chancelier avoit pour lui
une tendreffe toute particulière. Il s’étoit
propofé de la lui témoigner au retour de
îon v o y a g e , en lui donnant quelque bien,
ou quelque charge confidérable , pour
l’achat defquels il avoit mis à part une
fomme d’argent affez forte : mais une mort
fubite l’enleva au milieu de fon projet.
L ’argent entra par cet accident dans la
bourfe commune, Sc la portion du jeune
B acon fut fi petite, qu’il fe v it contraint
d’y fuppléer en embraffant quelque pro-
feffion lucrative. Plus par néceflîté que par
inclination, il réfolut de s’appliquer à l’étude
desLoix Civiles. I l entra dans la Société
de Grays , où fes talens l’en rendirent
bientôt l’ornement. La douceur de
fon commerce, Sc les qualités de fon coeur
lui procurèrent outre cela l’amitié de tous
les Membres de cette Société. I l acquit
dans peu de temps une fi grande réputation,
que la Reine, à qui elle parvint, le
nomma fon Avocat extraordinaire.
Bacon avoit alors vingt-huit ans. Dans
les momens de loifir que lui laiffoient fes
occupations, il examinoit en quel état
étoient les Sciences en général ., remarquant
les défauts qui fe trouvoient dans la méthode
ordinaire de les enfeigner, & s’appliquant
en même temps à en imaginer
quel qu’autre qui en fût exempte. I l compofa
même de fes réflexions un écrit, qu’il
intitula La grandeproduction du temps : titre
faftueux qu’il défavoua enfuite dans une
Lettre adreffée au P .Fulgence, de Venife.
C ’étoit ici un effai qui fatisfit fl peu fon A u teur,
qu’il le fupprima en quelque forte
lui-même. Mais ce fut l 'ébauche d’un grand
Ouvrage qu’il fe propofa d’exécuter. En
attendant, les foins de fa fortune l’obligèrent
de faire diverflon à fes études ; Sc il fe
trouva engagé infenfiblement dans un tourbillon
d’affaires très-importantes.
Pendant ces entrefaites, le Grand T ré-
forier d’Angleterre époufa fa tante. B acon
crut devoir profiter de cette alliance,
pour obtenir un pofte avantageux. Son
intention étoit de fe procurer un revenu
honnête, afin de fe livrer avec plus de
fruit à l’étude delaPhilofophie. Milord
Burleigh ( c’eft le nom du Grand Tréfo-
rier ) s’intéreffa fl vivement en fa faveur,
qu’il lui procura, malgré une très-
forte oppofition-, la furvivance de la charge
de Garde des Regiftres de la Chambre
E toilée, dont le revenu étoit de 1600,
livres fterlings : mais il ne jouît de ce revenu
qu’après la mort de celui qui la pofle-
doit, laquelle n’arriva que vingt ans après.
I l n’en étoit donc pas pour cela actuellement
plus à fon aife ; & quoique fon adrefle
à s’infinuer, fon éloquence & fon rare fa-
v o ir , fiffent l’admiration de toute la Cour,
on ne fe prefloit point de les reconnoître
par des récompenfes proportionnées à fon
mérite. La Reine même l’admettoit fou-
vent en fa préfence, Sc le confultoit fur les
affaires de l ’E ta t , fans fonger à rendre fa
condition meilleure. L e fameux Comte
d’EJJ'ex, auquel il s’étoit attaché, & qui
l’eftimoit beaucoup, en parlait néanmoins
fouvent à Sa Majefté. Il ne ceffoit d elà
folliciter en fa faveur; Sc parmi plufieurs
plates qu’il lui avoit demandées pour lu i,
il avoit agi avec toute la chaleur d’un véritable
ami, pour obtenir celle de Solliciteur
Général ; mais il avoit toujours été refufé.
[a] Ba c o n avoit cependant un frere qui avoit b eaucoup
d’ cfprit, nomme Antoine Ba c o n . Il eft Auteur
des Mémoires du rcgnt d'Elifkbeth depuis I$ 8 l jufqu’à
Ça mo rt, & a laifle 16 Volumes in-folio de Manufcrirs,
qui font dans la bibliothèque du Palais de Lambeth,
réildeaee o rdinaire des Archevêques de Cantorberi.
T ou t le monde fait que le Comte étoit
le favori d’Elifabeth, & que cette Princeffe
a eu un grand fond de tendreffe pour ce
Seigneur. Elle l’avoit élevé par différens
degrés d’honneurs jufqu’à la charge de
Comte-Maréchal d’Angleterre. Cette faveur
rendoit le Comte d’EjJèx un peu fier.
I l dédaignoit toutes ces fineffes, ces dif-
flrriulations Sc cette complaifance baffe
qu’on, a ordinairement à la Cour. Il blâ-
moit, fans ménagement, ce qu’il trouvoit
répréhenfible; & cette franchife jointe à
foncrédit, lui avoit fufcité plufieurs ennemis
qui ne laiffoient échapper aucune oc-
cafion de repréfenter à la R eine, que non
content d’être fon favori, le Comte d’E f
fe x vouloit encore être fon maître. Auflî
la Reine prenoit fouvent plaifir de mortifier
fon orgueil, en refufant d’avancer
ceux de fes amis qu’il lui avoit recommandés.
Outre cela, il y avôit à la Cour un Seigneur
puiffant, nommé Cecil, qui n’étoit
pas feulenient ennemi du Comte diEJfex,
mais qui, ayant conçu une fecrette jaloufie
contre Bacon , à caufe de fes talens fupé-
rieurs, partait fouvent de lui à la Reine
comme d’un homme de pure fpéculation,
uniquement appliqué à des recherches philosophiques
, & par conféquent incapable
de la fervir utilement, Sc nullement propre
au maniement des affaires. Ce Seigneur
étoit cependant fon coufin germain ;
mais cet indigne parent, pour fatisfaire fon
ambition , ne connoiffoit ni mérite, ni parenté.
De lâches artifices couvroient le
fond de fan coeur Sc fes manoeuvres ; Sc en
courtifan diflîmulé , il faifoit femblant de
s’intéreffer pour lui publiquement, tandis
qu’il lui rendoit en fecret les plus mauvais
offices. Cette conduite aigrît fi fort Bacon
, qu’il était fur le point de fe retirer,
& de porter même dans quelque pays
étranger fon dépit Sc fon reffentiment ,
lorfque le Comte d’Ejfex, fâché de ne rien
obtenir pour fon ami, voulut le dédommager
de fa propre bourfe. I l obligea notre
Philofophe à accepter fon parc de Tw i-
tenham, Sc fon ja-rdin de Paradis , que celui
ci vendit près de deux mille livres fterlings
, quoique ce- bien valût davantage»-
Cette générofité, accompagnée des té moignages
les plus vifs d’eftime & d’amitié
, toucha extrêmement Bacon. I l eft-
fans doute autant douloureux pour fon
Hiftorien, que flétriffant pour fa mémoire,
d’être forcé d’ajouter qu’il étouffa en
quelque forte ces fentimens de reconnoif-
fance dans une occafion où il auroit dû les
manifefter.
Tout le monde fait la fin tragique du
Comte d’EJJ'ex, qui a fourni à plufieurs A u teurs
dramatiques le fujet d’une Tragédie
intéreffante. C e Seigneur perdit la tête
fur un échafaud, pour avoir confpiré contre
la Reine. B acon , en qualité de Con-
feiller de Sa Majefté, fut chargé de l’inf-
truâion de fon procès : mais il fe comporta
dans cette inftruétion avec tant de modération
Sc de iàgeffe, qu’il n’effuya à cet
égard aucun reproche. Peut-être auroit-il
mieux fait de refufer cet emploi, à l’imitation
de M. Velvertony Procureur Général,
qui aima mieux s’expofer à encourir la dif-
grace du Roi’, que de faire la fonction de
fa charge contre le Comte de Sommerfet
qui la lui avoit procurée.
C e n’eft pourtant pas là la plus grande
faute que notre Philofophe ait' faite. L e
Comte étoit aimé de la Nation. C ’étoit un
des plus beaux hommes Sc des mieux faits*
de fon temps. Jeune encore, aux grâces extérieures
du corps, il joignoit des qualités
très-aimables. I l étoit brave, magnanime
Sc populaire. AufïT fon exécution excita
une pitié univerfelie, & le murmure de la
multitude. Le peuple tint même des dif-
eours fi libres Sc fl injurieux contre la Reine,
que le Miniftere' crut devoir juftifier
fia conduite aux yeux du public.- I l chargea
de cette fâche B acon , qui paftoit pour-
une des meilleures plumes de fon temps..
Notre Philofophe eut ordre d’y travailler,
Sc la foiblefle d’obéir. On prétend que par
un de ces traits déteftables, qu’on ne con-
noît guère que dans les-Cours, fes ennemis
lui avoient fait donner cette eommîffion
afin de le perdre de réputation. Quoi qu’il
en fait-,- jamais* écrit ne diffama plus fon.
Auteur. T ou t le monde fut indignéquei
B acon- eût prêté fa plume pour noirciir
fon bienfaiâeur. Lfindignatiomfut même