grand homme, fi on cultivoit les heu-
reufes difpofitions qu’il remarquoit en
lui. Dans la crainte que fon pere ne les
négligeât, il fe chargea lui-même de fon
éducation. L e jeune S h a f t e s b u r y
favoit à peine parler , qu’il voulut lui
faire apprendre le Latin & le Grec. I l
choifit pour fon maître de l’une ôc l’autre
langue, une Demoifelle nommée Birch,
fille d’un Maître d’Ecole de la Province
d ’O x fo rd , laquelle les poffédoit parfaitement.
Le Chancelier préféra fans doute
unej Demoifelle à un homme qui eût été
auffi habile qu’elle > î parce qu’il favoit
que la douceur , qui eft l’apanage ordinaire
du beau fexe prendrait les inftruc-
tions d’autant plus faciles, qu’elles con-
viendroient au caraétere aimable du jeune
écolier. Ses ccmjeélures ne tardèrent pas
à fe réalifer. A l’âge de onze ans, Shaftesbury
entendoit fort bien le Grec &
le Latin. Pour le fortifier dans fes études
& lui faire faire de plus grands progrès
, le Chancelier l’envoya à une Ecole
particulière,, où il refta jufqu’à.la mort
de ce Seigneur , qui arriva l’an 1683.
Son pere reprit la fuite de fon éducation.
Il le conduifit au College de
iWinchefter. L e jeune Shaftesbury
y trouva des ennemis de fon a ïe u l, qui
lui procurèrent toutes fortes de dé âgré-
mens. Comme ce College étoit eompofé
de zélateurs du pouvoir defpotique, la
mémoire du Chancelier y étoit odieufe , ^
parce que ce C h e f fuprême de la Juftice
avoit toujours foutenules privilèges du
Parlement. Cette haine paffa à notre écolier.
On le lui faifoit fentir prefque à toutes
les heures. Non - feulement on lui
manquoit eflentiellement, on l ’infûltoit
encore ouvent fans aucune raifon. I l n’y
eut que le Doéleur Harris, qui jugeant
des hommes par leur propre mérite, oub
lia ce que pouvoit avoir fait le grandpere,
pour rendre juftice au petit-fils. I i
tâcha par fes foins de compenfer les dé-'
goûts qu’on lui faifoit elfuyer. C ’étoit
pour le jeune S h a f t e s b u r y une
grandexonfolation ; mais elle n’adoucif-
foit pas entièrement l’amertume du féjour
de ce College. I l fit part à fon pere de fes
chagrins, le pria de le retirer , & tâcha
de lui perfuader qu’il étoit temps qufil
allât acquérir d’autres connoiftances dans
les pays étrangers. M. le Comte de
Shaftefbury crut devoir condefcendre à fes
volontés. A cette fin il le rappella., ÔC
difpofa toutes chofes pour fon voyage.
I l lui donna pour Gouverneur, un homme
qui avoit beaucoup d’efprit & de probité
, nommé M. Daniel Denonne , ÔC
pour compagnons de voyage , Le Chevalier
Jean Cropley ôc M. I homas Scluter
Bacon.
Notre jeune Philofophe parcourut le.s-
plus belles Villes de France , d’Italie ÔC
d’Allemagne. Il fe plut (ur-tout en Ita^
lie , où il fit un long féjour. Il y acquit
de grandes lumières fur les beaux. Arts.
Dans, les autres endroits, il tâcha de fe
procurer les connoiftances qui étoient
propres à chaque lieu. Afin de n?êtrepas:
diftrait des foins qu’il prenoit pour cela ,
il é.vitoit la fociété des jeunes. Anglois
qu’il rencontroit fur la route. Et quand rl
ne pouvoit fe difpenfer de fe trouver ea
leur compagnie , il s’entretenoit avec
leur Gouverneur, parce que leur con.-
verlatioir étoit plus conforme à fon goût
que celle des jeunes gens. I l s’attacha,
fur-tout en France à apprendre la Langue
Françoife ; & il réuflît fi bien , qu’on
le prenoit à Paris même pour un François
, tant il la parloit purement & avec
l ’accent convenable.
Après avoir paffé trois ans dans les
pays étrangers, il revint en Angleterre
( en r<58y . ) On lui offrit en arrivant d e
*agance des allions des hommes & le vice de leur
conduite. Il difoit qu’ il1 y a dans chaque perfonne
deux hommes, l’un iàge & l?autre fou „& qu’il faut
leur accorder la liberté de fuivre leur caraltere ou
leur penchant , chacun à fon tour. Car fi l’bn voulait
, ajourai t-il, que le fàge eût toujours le timon ,
i* fou. dcviejidioit.fi inquiet & fi incommode, qu’il
mettrait le fage en défordre, & le rendrait incapable
de rien faire. Il faut donc que le fou ait auflîL
Lfon tout la liberté de fuivre fes caprices , de jouer
de folâtrer à fafantaifie , fi l’on veut que les affaires,
aillent leur train & fans peine. (Euvres-diverfis: dc.- Ltke, Tom. I I . X
le députer au Parlement de la part d’une
des Communautés, où fa famille avoit
du crédit. Mais cette commiflion flatta
peu notre Philofophe. Quoique dans un
âge où les honneurs font fi piquans , il
en fut méprifer le fafte. I l étoit plus jaloux
d’orner fonefprit, que de paroître.
L ’arnour de l’étude l’affeftoit uniquement
, & il fe livroit à cette belle paflîon
avec tant de., plaifir , que rien n’étoit capable
de l’en détourner.
I l mena pendant cinq ans cette vie ftu-
dieufe ; mais le Chevalier Jean Frenchard
étant venu* à mourir , il fut élu député
au Parlement. I l fe feroit bien difpenfé
d’accepter cette place, s’il ne l’eût jugée
favorable pour fetisfaire l ’inclination
qu’il avoit de défendre la liberté. C ’eft
une chofe remarquable , que tous les
beaux génies ontJhaï la contrainte. Comme
ils connoiflent leurs devoirs , ils trouvent
humiliant qu’on veuille leur faire une
loi de les remplir. Telle étoit la façonde
penfer de S h a f t e s b u r y . Aufliles
droits précieux de cette liberté lui tinrent
au coeur pendant le cours de fa vie , ôc
formèrent la réglé confiante de fa conduite.
Son zèle fe manifefta à cet égard
dans l’affaire de YaBe touchant les procès
pour caufe de haute trahifon. I l s’agifloit
de favoir fi on devoit accorder des A v o cats
aux Prifonniers d’E ta t , ou s’il fal-
loit les laifler plaider eux-mêmes leur
caufe. Notre Philofophe tenoit pour la
première propofition. I l trouvoit injufte
qu’on ne facilitât pas à un accufé tous les
moyens de fe juftifier. I l prépara un dif-
coufs pour faire paffer un Bill en faveur
de ce fentiment. I l le fit voir à plufieurs
perfonnes, qui le trouvèrent très-beau.
I l réfolut donc de le prononcer au Parlement
: mais quand il fe leva pour parler
, cette grande aflèmblée l’intimida ou
parut l’intimider à un tel point , qu’il ‘
oublia ce qu’il avoit à dire. L ’aflemblée
après lui avoir donné le temps de fe remettre
, demanda tout haut qu’il parlât.
I l o b é it , ôc s’adreflànt à l’Orateur de la
Chambre des Communes, il dit : Si moi,
Monfieur, qui ne parle que pour dire mon
avis fur le B ill qui ejl fur le tapis , fuis f i
troublé que je me trouve hors d’état de dire
la moindre chofe de ce que je métois pro-
pofé, quelle ne doit pas être la fituation
à!un homme, qui fe trouve réduit à plaider
fans fecours pour fa vie , & qui eft dans la
crainte de la perdre ?
On a prétendu que ceci étoit une
feinte, & qu’il avoit jugé que par cette
aftion imprévue , il perfuaderoit plus
aifément que par les meilleures raifons;
C ’étoit la nature qui fe montroit ici avec
un avantage infiniment fupérieur à vl’art.
Quoiqu’il en foit de cette prétention
bien ou mal fondé’ , cette maniéré de
fortir d’embarras plut à tout le monde,
ôc elle contribua à faire paffer le B ill.
Notre Philofophe continua de défendre
avec chaleur toutes les propofitïons
qui tendoient à aflurer to »jours plus la
liberté. Cela l ’obligeoit à fe trouver à
toutes les aflembléesdu Parlement. Cejs
aflemblées étoient fréquentes & duroient
longtemps, à caufe des troubles qui agi-
toient alors l ’Angleterre. La foible fanté
de S h a f t e s b u r y plia à cette fatigue.
Elle fut tellement altérée , qu’il
fut obligé , après la diflblution du Parlement
, de s’exeufer d’y aller davantage.
Devenu libre & maître abfolumentde
fon temps , il reprit avec joie fes premières
occupations. La Philofophie lui mit
devant les yeux les charmes de la foli-
tude. I l s’en rappella les douceurs avec
tranfport ; & pour en jouir plus tranquillement
, il quitta fa patrie trop tumul-
tueufe, pour fe rendre en Hollande. I l y
fit connoiflànce avec MM. Bayle Ôc Leclerc
, mais ce fut fous un autre nom. I l
avoit jugé avec raifon, que pour profiter
de leur entretien , il falloit dépo er le
fafte de la grandeur Ôc de la naiflance ,
qui auroit pû être autant à charge à ces
Savans , qu’il l’ëtoit à lui-même. I l fe
préfenta donc chez eux avec la qualité
modefte d’Etudiant en Médecine. L a
vertu parut ainfi toute nue , fî je puis-
parler ainfi, ôc elle en fut mieux appréciée.
MM. Bayle ôc Leclerc ne tardèrent
point à connoître le mérite de notre Philofophe.
M. Bayle en fut fur-tout fi charmé
, qu’il forma avec lui une liaifon trèsr