I M 0 :N T
'Voilà pourquoi l’ignorance nous eft tant
:recommandée par la Religion , comme
pièce propre à la créance & à l’obéiflance.
I I femble que la nature pour nous confo-
;ler de notre état miférable & abjeét, ne
•nous ait donné en partage que la présomption.
Les Dieux ont la fanté en ef-
fence & la maladie en idée. L ’homme .au
contraire poflede.les bien.s en idée ôc les
•maux en elTence. De quoi fe fa it, je le demande
, la plus fub,tïle fo lie , finon de la
plus fubtile fagefle ■ ? Il faut nous abêtir
:un peu pour nous faire fages. I l arrive
aux gens véritablement favans ce qui
arrive aux épis de*bled : ils .fe lèvent &
hauflènt la tête droite & fiere tant qu’ils
font vuides ; mais quand ils font pleins
,& groflis de grains mûrs , ils commencent
à s’abaifler & à s’humilier. L ’ignorance
qui fe connoît, qui fe juge 8c qui
fe condamne , n’eft pas une véritable
ignorance : pour l’être , il faut qu’elle
«’ignore elle-même. Quelque chofe qu’on
nous enfëighe , on doit toujours fé fou-
■ venir que c’eft l’homme qui donne 8c
l ’homme qui reçoit. C ’èft une main mortelle
qui le préfente -z c’eft une main
mortelle qui l’accepte.
Les deux voies naturelles pour entrer
dans le cabinet des Dieux , 8c y voir le
cours des deftinées, font le délire 8c le
fommeil. C ’eft un faint.enthoufiafme qui
fait les Prophètes.: c’eft en dormant que
nous devenons quelquefois devins. Notre
fageife eft moins fage qu’une certaine folie.
Nos fonges valent fouvent mieux que
nos difcours les plus raffis. Il n’elt point
.d’occupation ni plus foible.ni plus forte
que celle d’entretenir lès pen fées. Les
plus grandes âmes en font leur emploi.
G ’eft auffi celui des Dieux ; '8c c’eft de-là
que naît leur béatitude 8c la nôtre. Dans
l ’ufage de notre efprit, nous avons phi£
befoin de .plomb que d’aîl.es , de froideur
& de repos, que d’ardeur 8c d’agitation.
Cela nous eft fur-tout nécelfaire en vivant
.av.ec les hommes. I l faut s’accommoder
à la portée de ceux avec qui l’on eft ; affecter
même quelquefois de l’ignorance ?
Ôc mettre à part la fubtilité 8c la force.
Dans l’ufage .commun , c’eft allez d’y
A G N E.
garder du fens 8c de l’ordre. Rien ri’eft
plus eftimable qu’une ame à divers étai-
ges , qui fait fe tendre 8c fe démonter,
qui eft bien par-tout où la fortune l’a
placée, qui fait devifer avec fon -voilin
de fon bâtiment* de fes affaires 8c de fes
éhagrins, entretenir avec plailîrun Charpentier
, un, Jardinier , &c. L a fotife eft
unemauvaife qualité ; mais me la pouvoir
jamais fupporter , c’eft une forte de maladie
, qui ne cede guéres à la fotife.
Dans les conférences ou les converfatiohs
ordinaires, nous ne regardons pas fi une
oppofition à ce que nous venons d’avancer
, eft une oppofition jufte : nous ne
Tongeons qu’à la repoufler. A u lieu d’y
tendre les'bras, nous y tendons les grifes.
Quand on eft contrarié, on doit réveiller
fon attention , 8c non pas fa colere. La
caufedela vérité doit-être la caufe commune
à tout le monde. I l femble qu’on
n’apprend à difputer que pour contredire ;
8c chacun con.tredifant ôc étant contredit,
il arrive que tout le fruit de la difpute eft
de perdre & d’anéantir ,1a vérité. L a plupart
des hommes n’ont pas le courage de
corriger, parce qu’ils n’ont pas le courage
de fo.uffrir qu’on les corrige. I l eft impof*
fible de traiter de bonne foi avec un fot.
Quand on fe trouve en fa compagnie , le
plus court eft de le lailfer-là ; car il vaut
encore mieux être feul, qu’avec de fotes
gens qui vous ennuyent 8c vous fatiguent.
Aù refte, il faut bien prendre garde
de diftinguer le fot d’avec celui qui dit des
fotifes ou des fadaifes. Perfonne n’eft
exem-t d’en dire ; mais -il n’y a que le fot
qui les dife curieufement.
Unê converfatio'n aifée 8c négligée, eft
préférable à cellequi eft recherchée 8c régulière.
Il vaut autant ne rien dire qui
vaille, que deparoître être venu préparé
pour bien dire. Un perfonnage favant
n’eft pas favant par tout; mais le fuffifant
eft par tout fuffifant 8c dans l’ignorance
même. C ’eft un être bien haïflable qu’un
efprit trifte 8c hargneux, qui glifle par-
defïus les plaifirs de la vie ; qui s’attache
aux malheurs 8c s’en nourrit, comme les
mouches, qui ne peuvent tenir contre un
.corps bien poli j 8c qui s’acroche,nt aux
endroits
' Endroits raboteux. Rîenn’eft plus aimable
au contraire qu’une fagefle gaie & civile.
L a vertu eft une qualité agréable 8c plai-
fante. Ce n’eft pas qu’on ne puifle quelquefois
s’oublier. I l eft des momens fâcheux
dans la vie où notre vertu eft à une
dure épreuve. On nous prêche bien d’ê t
r e ferme dans tous les événemens ; mais
-ceux qui nous font ces leçons de fagefle
ôc de vertu ,n e les:pratiquent pas toujours
^eux-mêmes. Ils reflemblent à nos Médecins
, qui mangent le mélon ôc boivent le
•»vin frais, tandis qu’ils nousobligent à.ava-
le r le firop ôc la tifanne. I l n’eft point de
di homme de bien,'qui ne fût pendable
dix fois en là vie , s ’il mettoit toutes fes
.mftions & -toutes fes penfées à l’examen
■ desLoix. Nous n’avons garde d’être gens
de bien felon Dieu : nous ne faurions
:l’être félon nous. L a fagefle-n’arriva ja mais
aux devoirs, qu’elle s’eft prefcrits
■ elle-même ; ôc ficelle y ètoit arrivée, elle
s’en prefcrifoit-d’autres au-delà, où elle
-afpireroit toujours fans pouvoir jamais y
-atteindre.
T elle eft . la fagefle proprement dite::
•rnaisce n?eft point celle qu’on fuit dans la
îfociété civile. L a vertu deftinée aux affaires
du monde , -eft une vertu à plulieurs
•.plis , pleine de détours & d’artifices, 8c
non droite , fimple 8c pure. Cela doit
.êtreairifi. Celui qui va dans la prefle eft
■ obligéde gauchir, de ferrer fes coudes,
d’avancer, de reculer, de quitter le droit
-chemin félon qu’il fe rencontre ; de vivre
bien moins pour foi que pour autrui ; d’agir
non félon ce qu’il fe propofe , mais
félon-ce qu’on lui prefcrit; enfin, de fe
conformer.au temps » aux hommes 8c aux
affaires. C e n ’eft cependant pas vivre que
de vivre toujours pour autrui : il faut un
peu vivre pour foi pour jouir. T a plupart
de nos vacations font autant de farces.
-Nousdevons jouer-dûement notre rolle,
mais comme rolle d’un perfonnage emprunté.
Du mafque & de l’apparence, il
n’en faut pas faire une effence réelle , ni
de l’étranger le propre. C ’eft aflez de s’ en-
fariner le vifage, fans s’enfariner la poitrine.
Quoique là réputation ôc la gloire
a laquelle on facrifîe fa fanté,.fon repos
jT1 vjt Xv XL» n
8c fa v ie , foient la plus Inutile 8c la plu*
faufFe monnoie qui foient dans notre commerce
, ne les méprifons pas abfolument,
puifqu’elles nous portent à être utiles à
nos concitoyens ; mais mettons-nous au-
•deflus de ce préjugé,, qu’on ne doit pas
refter oifif, Quoi! un homme qui ne fait
rien n’a t-il pas vécu .? C ’eft-là non feulement
la fondamentale , mais la p lu s il-
luftre de fes occupations, pourvu qu’il
vive en homme de bien. A-t-il fu com-
pofer fes moeurs ? il a fait plus que celui
qui a compofé des livres, A - t ilfu prendre
du repos f il a fait plus que celui qui
a pris des Villes 8c des Empires. L e glo-.
rieux chef-d’oeuvre de l ’homme, c’eft de
vivre à propos. Tout le refte, amafler,
bâtir , vaincre , régner , n’en approche
pas. I l n’appartient qu’aux petites âmes
accablées du poids des affaires , de ne
s?en pouvoir débarrafler , de ne fa voir
les laifler 8c les reprendre. L a grandeur
d’arne ne confifte pas tant à s’élever ôc à
fe guinder , qu’à fe régler & à fe réduire.
E lle tient pour grand tout ce qui èft
ajfe{ ; ôc elle fait paroître fa hauteur à
aimer mieux les chofes moyennes que les
éminentes. I l ri’eft rien de fi beau & de fi
jufte que de remplir les devoirs de l’homme.
I l n’eft point de fcience fi difficile
que celle de bien favoir vivre ; & d e nos
maladies la plus fauvage eft de méprifer
notre être.
Ceux qui s’élèvent au-deflus des -cho-
fes humaines , veulent échapper à l’hom- •
;me, ôc fe mettre en quelque façon hors
d’eux-mêmes : c’eft folie. A u lieu de fe
transformer en anges , ils le transforment
•en bêtes .: au lieu fte fe hauflèr , ils s'abattent*
Ces humeurs tranfcendantes e f frayent
comme les lieuxùauts ôc inacceflî-
bles.C’eft une perfection abfolue&comme
divine, que de favoir jouir de fon être.
Nous cherchons d’autres conditions pour
n’entendre pas aflez l ’ufage des nôtres.
Nous fortons hors de nous pour ne fa^-
voir ce que nous fommes. Après tout,
nous avons beau monter fur des échaflès,
encore faut il ^marcher avec nos jambes.
Sur le trône le plus élevé , le plus grand
R o i e'ft toujours ajjîs fur fon cul. Le s
B