dans fon fauteuil, les forces lui manquèrent
tout-à-coup, ôc il tomba dans une
défaillance dont il ne tarda pas à revenir.
I l parut cependant tout-à-fait changé.
Comme fon valet le confïdéroit, il s’écria:
Ah J mon cher Schulter, c’ejl pour ce coup
quil faut partir. Schulter, effrayé de ces
paroles, remet incontinent Ton maître dans
fon lit,& répand l’allàrme dans l’Hôtel. Le
Pere Vogué, Aumônier del’Ambaffadeur,
Madame Chanut ôc toute la mai fon, le
rendirent promptement dans la chambre
'du malade. M. Chanut, toutconvalefcent
ôc tout infirme qu’il étoit, voulut aller
recueillir les dernieres paroles & les derniers
foupirs de fon illuftre ami. Mais il ne
parloit déjà plus lorfqu’il arriva. L e Pere
Vogué s’approcha de fon lit, ÔC ayant remarqué
au mouvement de fes yeux ôc de
fa tê te , qu’il avoit Pefprït dégagé , il le
pria de témoigner par quelque ligne , s’il
vouloit recevoir la derniere bénédiction.
L e mourant leva alors les yeux au ciel
d’une maniéré qui toucha tous les affiftans,
ôc qui marquoit une parfaite réfîgnation à
la volonté de Dieu. Le Pere lui fît les exhortations
ordinaires. L a bénédiction donnée
, toute l’alFemblée fe mit à genoux
pour faire les prières des Agonifans, ôc
s’unir à celles que le Prêtre adrelïbit au
Tout- puififant pour la recommandation de
fon ame. Elles n’étoient pas achevées, que
D e s c a r t e s rendit i’efprit fans mouvement
, 8c dans une tranquillité digne de
l ’innocence de fa vie. I l expira le 1 1 F é vrier
de l’année i 6 f O , à quatre heures
du matin , âgé de cinquante trois ans, dix
mois ôc onze jours.
M. L ’Ambafladeur eutbefoin de toute
fa vertu pour ne pas fuccomber à ce fpec-
tacle. I l envoya fur le champ M. Belin
fon Secrétaire annoncer à la Reine à l’inf-
tant de fon lever la mort de fon ami. Chrif-
tine verfa des larmes fur la perte qu’elle ve-
noit de faire de fon illujîre Maître, qualité
dont elle avoit coutume de l’honorer. Elle
envoya auffitôt un de fes Gentilshommes
à M. Chanut, pour l’aflùrer du fenfible dé-
plaifîr que lui caufoit ce funefte accident.
Sa Majefté dit enfuite à M. Belin, qu’elle
■ voulait laitier à la poftérité un monument
de la confidération qu’elle avoit pour le
mérite du défunt, ôc qu’elle lui deftinoit
fa fépulture dans le lieu le plus honorable,
auprès des Rois fes prédécelfeurs, parmi
les Seigneurs de la Cour ôc les Grands
Officiers de la Couronne. Mais M. Charnu
étant allé faluer la Reine l ’après-dîné,
obtint d’e lle , par de bonnes raifons qu’il
lui fit entendre, qu’il fût enterré dans un
endroit du cimetiere des Etrangers , ou
l’on mettoit les Catholiques ôc les enfans
qui mouroient avant l’ufage de la raifon.
A l’égard des frais de l ’enterrement ,
l ’Ambafladeur jugea qu’il étoit de la dignité
de la famille de notre Philofophe ,
de ne point fouffrir qu’on le fît autrement
que de la bourfe du défunt, ôc remercia
la Reine qui préparoit une pompe funèbre
digne tout à la fois, par fa magnificence ,
d’elle ôc du grand homme qu’elle pleuroit.
L e 12 Février on fit le convoi fans
beaucoup d’appareil. L e corps fut porté
par un des fils de M. Chanut ôc par les personnes
les plus diftinguées de fa fuite. C e
digne ami de D e s c a r t e s fit élever fur fa
tombe une pyramide, dont les quatre faces
étoient chargées d’infcriptions en fon honneur.
Les nouvelles publiques annoncèrent
au monde favant la mort de notre Philofophe.
L a Hollande flattée de l’avoir gardé
long-temps chez elle , voulut en confer-
ver la mémoire fur un monument dont la
durée pût en inftruire Ta poftérité la plus
reculée. E lle fit frapper une médaillé re-
préfentant d’un côté le bufte de D e s c a R -
t e s , ôc fur le revers un foleil qui éclaire
un globe, avec cès mots : Sceculi lumen.
Dix-fept années s’écoulèrent avant que
la France fongeât àrendre à l’illuftre mort
les hommages qu’il avoit reçus de prefque
toutes les nations. Tous les François qui
fentoient combien il étoit glorieux pour
elle de lui avoir donné le jour, rougiflbient
de cette indifférence. L ’un des amis de notre
Philofophe , nommé M. d’AUbert ,
Tréforier de France, fut fi touché de cet
oubli de la pan des perfonnes en place,
qu’il réfolut de prévenir le reproche d’ingratitude
qu’on auroit pu faire à la nation
à l ’égard d’un homme qui avoit fi bien
mérité d’elle. Dans cette vue il ne crut pas
pouvoir former un plus grand projet que
de faire venir de Suède le corps de D esc
a r t e s , c’eft-à-dire fes cendres ôc fes o s ,
Ôc de le dépofer convenablement dans la
Capitale du Royaume. I l propofa ce pro^
jet à tous les Savans françois ; ôc ils le regardèrent
comme une bonne fortune qu’ils
avoient toujours défirée ardemment, mais
qu’ils n’a voient ofé efpérer. M. d’AUbert,
ravi d’avoir leur approbation, ne fongea
plus qu’aux moyens d’exécuter la chofe.
I l écrivit à M. Terlon, AinbafTadeur de
F rance en Suède après la mort de M. Chanut,
ôc le pria de faire toutes les démarches
néceffaires pour obtenir ce précieux
dépôt. M. Terlon fe fit un devoir de féconder
les belles intentions de M. d’AUbert.
Après avoir fait les demandes convenables
, il paya les droits dûs à l’Evêque ,
aux Prêtres Luthériens Ôc aux Fofloyeurs.
I l alla enfuite avec toute fa maifon, le premier
Mai 1 6 6 6 , enlever le corps de notre
Philofophe, accompagné de M. de Pom-
pone. I l le fît porter à Coppenhague, d’où
il l’envoya à Paris. On le porta d’abord
rue Beautreillis, chez M. d’Alibert, qui
le fit mettre en dépôt fans cérémonie dans
une chapelle de l’Eglife S. P aul. D e - la , le
2 4 Juin à huit heures du foir, il fut tranf-
porté avec un convoi fort pompeux dans
l’Eglife de fainte Geneviève. L ’Abb é revêtu
des habits pontificaux, la mître en
tête & la croffe à la main, fuivi de tous les
Chanoines Réguliers, portant chacun un
cierge, vint recevoir le corps a la porte de
TEglife, & le conduifit dans le choeur, où
l ’on chanta folemnellement les Vêpres des
Morts. Le lendemain on fit un fervice fo-
lemnel, où l’Abbé officia pontificalement,
ôc où affifta un grand nombre de perfonnes
qualifiées qui s’étoient trouvées au convoi
de la veille. L e Pere Lallemant, Chancelier
de l’Univerfité, avoit préparé uneOrai-
fon funèbre ; mais fur l’avis qu’on eut que
parmi la foule il devoit fe gliffer quelques
cenfeurs mal intentionnés, qui pourroient
en faire un mauvais ufage, le Miniftère
empêcha qu’elle ne fût prononcée.. On mit
le cercueil dans un caveau entre deux chapelles
de la partie méridionale de la n e f,
où M. d’AUbert fit placer un marbre contre
la muraille repréfentant le bufte de
D escartes, avec cette épitaphe compo-
fée en vers françois par M. de Fieubet ,
Confeiller d’Etat.
D escartes , dont tu vois ici la fépulture,
A défiilé les yeux des aveugles mortels ;
Et gardant le refpeét que l ’on doit aux Autels,
Leur a du monde entiet démontré la ftruétu/e.
Son nom par mille écrits fe rendit glorieux ;
Son efprit mefurant & la terre & le s c ie u x ,
En pénétra l’abîme, en perça les nuages ;
Cependant comme un autre il cede aux loix du
fort ;
Lui qui vivroit autant que fes divins ouvrages,
Si le Sage pouvoit s’affranchir de la mort.
D escartes étoit d’une taille un peu
au-deflous de la médiocre, mais allez fine
ôc bien proportionnée. Il avoit la tête
groffe , le frortt large ôc avancé, le temt
pâle, la bouche aflez fendue , le nez bien
fait, les cheveux ôc les fourcils noirs , les
yeux gris noirs, la vue agréable, le vifage
toujoursferein, ôc le ton de la voix fort
doux.
Ses habits furent d’abord conformes aux
ufages, aux temps ôc à fon état. Il les por-
toit de foie avec une écharpe ôc un plumet.
Mais quoiqu’il évitât fur-tout de paroître
Philofophe, lorfqu’il fe retira en Hollande
il quitta l’épée pour le manteau, ôc la
foie pour le drap..
I l étoit fort fobre dans fes repas. Il ne
buvoit prefque point de vin. Sa diète ne
confiftoit pas à manger rarement, mais à
difcerner la qualité des viandes. I l efti-
moît qu’il étoit bon de donner une occupation
continuelle à l ’eftomac ôc aux autres
vifcères , comme on fait aux meules,
mais que ce devoit être avec des chofes-
qui donnaffent peu de nourriture, comme'
les racines Ôc les fruits, qu’il croyoit plus-
propres à prolonger la vie de l’homme, que
la chair des animaux.
Il'dormoit beaucoup. Lorfqu’il s’éveil-
lo it, il méditoit dans fon l i t , ôc ne fe rele-
voit qu’à demi corps par intervalles pour
écrire les penfées. C ’eft ce qui le faifoit
M ij