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Plufieurs Européens qui afîiftèrent à cette fête, & qui fuient
témoins, comme moi, de la témérité avec laquelle ce peuple
aveugle affrontait un brafier de la nature qu’était celui-là-,
ne purent concevoir le fait, fans fiippofer que ces gens fe
frottent le deflbus des pieds du jus de quelque herbe , &
que ce jus empêche qu’ils ne fe brûlent : pour moi je peniè
autrement ; j’étois très - prévenu fur cette cérémonie qu’on
avoit déjà vue quelquefois à Pondichéry, qu’on m’avort
décrite & même bien exagérée : j’allai donc exprès à l’étang
où ces Indiens s’affèmblèrent, j’affiflai à leur toilette, & j’ai
vu qu’en tout ils étoient de bonne foi ; & quand même ifs
fe frotteraient les pieds du jus de quelque herbe, ce que je n’ai
point vu , quelqu’attention que j’y aie donnée, il n’en réitérait
bientôt aucune trace; les pores font fi ouverts dans ce pays
brûlant, & la tranfpiration eft fi forte, que ce jus d’herbe
ferait bientôt évaporé; & d’ailleurs, le chemin, de plus d’un
quart de lieue qu’ ils font pour aller au-devant de l’idole,
rempli de beaucoup de fable & de pouffière, n’auroit-il pas
bientôt enlevé & nétoyé ce jus d’herl”e ! Je dis donc tout
fimplement que ces gensLîà fe brûlent, à la vérité pas tant,
à beaucoup près, que fe brûleraient des Européens.
Premièrement, tous les Indiens font habitués à marcher
pieds nus dans tous les temps de l’année, au milieu dé la
pluie, de la boue & des fables, fouvent brûlans ; le deffoas
de leurs pieds a dû fe changer en une forte de femelle comme
fi c’était de la corne, épaiffe de quelques lignes, & qu’on
pourrait enlever en grande partie fans qu’ils en reifentiffent
la moindre douleur. Strabon femble confirmer cette opinion
quand if dit que ce quAlexandre avoit trouvé de plus difficile
à croire étoit de les voir ( les Indiens ) fupporter un fo le ilf
ardent, que perfonne qu’eux ne potirroitfouffrir depofer les pieds
nus fur la terre en plein midi. Avant que la chaleur du
feu ait détruit cette femelle dont je parle, ils doivent avoir
parcouru la plus grande partie du brafier, car je ne penfe pas
qu’ils aient mis chacun plus de quatre fécondes à le parcourir
en entier ; mais autre ehofe eft de le parcourir en quatre
I fécondes, & autre chofe ferait de refter au milieu pendant
I le même efpace de temps fans remuer.
Secondement, le bourbier qu’ils trouvent au fortir du
brafier, n’étoit vraifemblablement préparé que parce qu’on
I favoit très-bien qu’ils fe brûleraient.
Cependant tous les autres Indiens regardent ces gens-là
I comme des Saints ou des Privilégiés, que le feu ne brûle point,
I & il n’y avoit peut-être pas une perfonne de la nombreufe
I affemblée que je v is , qui ne fût perfuadée qu’elle n’auroit' pas
f le même privilège que ces gens-là, & qu’elle fe brûlerait fi
elle entreprenoit comme eux de traverfer le brafier.
Ce fait, au refte, n’eft pas plus fuprenant que celui d’un
Prêtre indien cité par Grofe.
Ilprêchoit, dit-il, au milieu d’un grand feu qui ïenvironnoit,
ce qui paroiffioit tenir du miracle, quoiqu'il n’y eût rien que de
naturel; il fe pofoit fur une petite banquette de deux pieds de
haut, & de doujp ou quatorze de largeur ; autour de lui étoit
une pile de bois allumée, de forte que cet Indien paroiffioit
réellement être au milieu des flammes, qui à la vérité ne le
' touchoient jamais; mais qui auroient été infupportables à tout
autre : auffi s’étoit-il accoutumé, ajoute Grofe, dès fon enfance
¿r par degrés ; à foutenïr cette exceffive chaleur.
Je ne veux point former de fyftème fur cette bizarre cérémonie
que je viens de décrire ; je ne prétends point chercher
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