V o y a g e
fure & de gagner le large; il étoit pour lors midi. Vers le
foir, on mit à la capè fous la mifaine. Pendant la nuit, la
violence du vent & de la mer fut à un point que la barre
du gouvernail caffa dans ik mortailë ; les Charpentiers étant
occupés à mettre la barre de rechange, le mât de beaupré
caffa au raz des iiures : cette chute entraîna le mât de mifaine;
le grand mât de hune & celui de perroquet de fougue, qui
vinrent tous à bas d’un feul coup : notre grande vergue fut
très-endommagée; & je regarde comme une eipèce de miracle
que notre grand mât ne foit pas tombé; car nos grands
haubans avoient alors plus de fix pouces de mou, & on
croyoit à chaque roulis, que le grand mât alloit tomber; avec
cela, nous faifions eau de toutes parts. Nous employâmes fix
à fept jours à nous mettre en état de. regagner l’Iile-der
France; nous y arrivâmes le i . er Janvier 1 7 7 1 , au grand
étonnement de toute la Colonie, qui ne s’attendoit à rien
moins qu’à nous revoir.
Ce fâcheux contre-temps me fit perdre toutes mes eipé-
rances, fit évanouir tous mes -projets. Quelque defir que
j’euife d’être en France, je m’en voyois féparé par une barrière
immenfe, & vraifemblablement pour long-temps encore;
ce retard me cauià les plus grandes inquiétudes, parce que
je fentois qu’il pouvoit me faire le plus grand tort. J’avois
reçu à Pondkhéry des lettres de mon Procureur en Baffe*
Normandie, qui m’avoient appris que mes héritiers avoient
répandu le bruit de ma mort; quils ne partaient de rieri
moins que de lui faire rendre compte, & de s’emparer de
mon bien. Il leur manquoit un certificat ; & c’étoit là feula
difficulté qui les avoit retenus jufqu alors : en ce pays-Jà 011
eft toujours hàbile àfuecéder. J’avois projeté de me remd
a n s l e s M è r s d ê L’ l t f b & . y ,
barquer fur un des Vaiflèa.ux dS Chine, qui pafîènt à leur
retour par i’ÎÎIe-de-France, y arrivent dans les premiers jours
de Mars, & répartent le même mois. Je m’affurois fur la
parole du Commiiîàire-ordonnateur, qui m’avoit promis de
.me placer fur un de ces Vaifleaux, & qui m’avoit plus d’une
fois réitéré la même promeiîè. Mais lorfque j ’en vins au fait,
je ne pus trouver de place fur ces Vaiffèaux, fous le prétexte
qu’ils étoient frétés par des particuliers, & qu’ils n’apparte-
noient plus à la Compagnie des Indes; enfin j’éprouvai ici
de la part du Gouvernement de l’IiIe-de-France, exaélement
les mêmes difficultés qu’on m’avoit faites à Manille lorfque
je voulus paffer à Acapulco en 1 7 6 7 . Il fèmbloit que le même
efprit animât en ce moment les Philippines & l’Ifle-de-Frarice.
Il avoit été un temps iorfqué M. Desforges commandoit à
cette I ile , que toutes les voies poffibles m’euffènt été ouvertes.
Il y avoit, fort heureufément pour moi, à l’Ifle-de-
France, l’Aßree, Frégate de guerre de Sa Majeflé Catholique.
Cette Frégate revenoit de Manille, & étoit commandée par
Don Jofeph de Cordoua, Capitaine de Frégate; je i’avois
connu dans mon voyage fur le Bon Confeil.
h ’Aßree étoit arrivée le 7 Mars. Je foupirois fi fort après
ma patrie, que ne voyant point paroître les deux Yaiilèaux
de Chine; craignant qu’ils 11e fuilënt paffes tout droit pour
épargner aux Armateurs la relâche de i’Ifle-de-France, je crus
que je ne pouvois mieux faire que de chercher à profiter
d’une occafion auffi favorable que celle que paroiffoit m’offiir
¥ Aßree. Je m’en ouvris à M. le Commiffaire-ordonnateur,
alors malade à fa maifon de campagne. Ma propofition parut
lui faire peine; car il me répondit avec un ton à me faire
croire quilprenoit de l’humeur, que rien ne pouyoit m’enir