Pour vous raconter le fait exactement, vous fuppoferez, premièrement,
que dans les Vaiffeaux de Macao les Capitaines n’entendent
point ou prefque point la Marine ; le premier Pilote feul eft chargé
de la conduite du V a id e au , le Capitaine ne doit s’en mêler en aucune
fa ç o n , c ’eft une efpèce d ’homme de paille pour cette partie ; tout
le relie eft de fa dépendance. Malheureulement pour nous, notre
Capitaine & notre premier Pilote n ’étoient pas en trop bonne union;'
c ’eft ce qui fut caufe de la petite hiftoire que vous allez apprendre.
A peine fumes-nous par le travers de la V io le , que le Capitaine
cria de delTus la dunette où il étoit, au premier P ilo te , de faire une
manoeuvre ( je ne me la rappelle pas ) que celui-ci n’approuvoit pas;
le Pilote répondit allez brufquement qu’il n’en feroit r ien , alléguant
qu ’il étoit chargé de la conduite du V aiffeau , qu’il favoit ce qu’il
avoit à faire & comme il falloit naviger. L e Capitaine in fîfta , en
vo u lan t, difoit-il, q u ’on lui obéît ; le Pilote lui répondoit toujours
fur le même ton : enfin la dilpute s’échauffa ; celui-ci prit de l’humeur
, & il alla s’enfermer dans fa chambre, abandonnant fon Vaiffeau
au gré du vent.
J ’étois fur la dunette à prendre le frais avec le Capitaine, ïorfque
cette fcène fe paflà : comme nos deux hommes avoient parlé avec
beaucoup de vivacité , félon l ’ulàge dans toutes les dilputes, & que
je n ’étois pas affez familier avec le Portugais ; que d ’ailleurs j ’étois
loin du P ilo te , qui étoit lur le gaillard, j ’avois beaucoup perdu de
ce qui s’étoit dit ; & j ’ignorois le parti qu’avoit pris notre Pilote.
L e Capitaine ne bougeoit pas de fa place ; de forte que je ne favois pas
le danger que nous pouvions courir : je defcendis fur le gaillard un
inftant après la fcène ; je cherchai le P ilo te , je ne le trouvai point;
je fus à là chambre, il y é to it, mais il y boudoit ; & tout ce que
je pus lui d ire , ne fut pas capable de lui faire reprendre le timon.
J ’allai trouver les A rm éniens, & principalement le Supercargue;
comme le Vaiffeau les intéreflbit perfonnellement, puifqu’ils l ’avoient
frété, & qu’il revenoit chargé de piaftres pour leur compte, je ne
doutai point qu’ils rie ramenaffent mon homme à la raifon.
Cependant le V aiffeau avançoit toujours ; je fis ici, pour la première
fois, l’office de Pilote : pendant que les Arméniens avoient volé à la
chambre où il étoit & q u ’ils le prêch o ien t, j ’allai au gouvernail
voir fi le timonier ne s’écartoit point de la route.
Les Arinemens eurent une peine incroyable à arracher le Pilote de
1 chambre; mais ïorfque le feigneur Melchifédech (a ) , avec ce grand
air flegmatique que, vous lui connoiffez, lui eût parlé de confidence,
il vint à bout de vaincre fioh obftination : H ombre, lui dit-il, ( à ce
qu’il me raconta le moment d’après) tiene ujled c o m m u â t êtes-vous
un homme qui ait de la confidence 1 II fie rendit à ce mot confcience,
fisrti de la bouche d ’un Arm én ien , & il -reprit la conduite de fon
Vaiffeau. C e Pilote étoit un homme brufque & g r e f f ie r , il prenoit
aifiemerit de 1 humeur; au re fte , il me parut q u ’il entendoit très-bien
ces fortes de voyages ; il avoit quelque confiance en moi, mais dans
fies momens d ’humeur il n ’écoutoit r ien , & je vous dirai franchement
qu il ne 111 etoit pas venu en idée de lui parler confcience. Ay an t
repris fon fang-froid , il me rappela pour me dire qu’il avoit raifon
dans la difipute qui venoit de fe paffer entre le Capitaine & lui ; &
pour me le faire v o ir , il prit la Carte d e M . Daprès , traça fia route
devant moi- & devant les A rméniens, qui me regardoiem au lieu de la
C a r t e , comme s’ils euffent attendu un arrêt de ma b o u ch e . E n e ffet je
le prononçai, difiant tout haut que nous n’avions rien à craindre, que
nous étions en bonne route , & que nous pouvions dormir en repos, &
pour le leur prouver mieux, j ’allai le premier leur en montrer l ’exemple.
En doublant la V iole, le fond que nous avions trouvé de 40 à 6 0
brades, diminua ju fqu ’à 2 7 , 1 5 & 1 1 b ra ffes, preuve q u ’il y a
dans cet endroit un banc qui joint la Viole à l’île aux Arbres.
Nous gouvernâmes au Nord-oueft ± O u eft ; c ’eft en effet la route
qu il faut tenir, félon notre premier P ilo te , pour écarter l ’île aux
r b r e s il eut avec cela la fonde à la main pendant quelque temps,
& après avoir conftainment trouvé 20 & 2 ; braffes, nous fumes
quelque temps fans fonder.
A u Sud-oueil du mont Formofe, & à une lieue & demie environ
(a ) Le$ Arméniens portent des noms de Patriarches.