
c\ire 6c Promethée ; il avoit confié à tous les deux
les découvertes d’Hermès. Mais Promethée fe fau va,
& porta dans la Grece les fecrets de l’état : O fins en
fut indigné ; il chargea Mercure du foin de fa vengeance.
Mercure tendit des embûches à Promethée,
le furprit, & le jetta dans le fond d’un cachot, d’où
il ne fortit que par la faveur de quelque homme
puifiant.
Pour m oi, je fuis de l’avis de ceux qui ne voyent
dans cet ancien légiflateur de la Grece, qu’un bienfaiteur
de fes habitans fauvages qu’il tira de la barbarie
dans laquelle ils étoient plongés, 6c qui leur
fit luire les premiers rayons de la lumière des Sciences
& des Arts ; 6c ce vautour qui le dévore fans relâche
, n’eft qu’un emblème de la méditation profonde
6c de la folitude. C ’eft ainfi qu’on a cherché
à tirer la vérité des fables ; mais la multitude des
explications montre feulement combien elles font
incertaines. II y a une broderie poétique tellement
unie avec le fond, qu’il eft impoffible de l’en féparer
fans déchirer l’étoffe.
Cependant en confidérant attentivement tout ce
fyftème, on refte convaincu qu’il fert en général
d’enveloppe tantôt à des faits hiftoriques, tantôt à
des découvertes fcientifiques, & que Cicéron avoit
raifon de dire que Promethée ne feroit point attaché
au Caucafe , 6c que Cephée n’auroit point été
tranfporré dans les cieux avec fa femme, fon fils ,
6c fon gendre, s’ils n’avoient mérité par quelques
allions éclatantes que la fable s’emparât de leurs
noms.
Linus fuccéda à Promethée ; il fut théologien ,
philofophe, poète, 6c muficien. Il inventa l’art de
nier les inteftins des animaux , & il en fit des cordes
fonores qu’il fubftitua fur la lyre aux fils de lin dont
elle étoit montée. On dit qu’Apolloajaloux de cette
découverte, le tua ; il paffe pour l’inventeur du vers
lyrique ; il chanta le cours de la lune 6c du foleil, la
formation du monde, 6c l’hiftoire des dieux ; il écriv
it des plantes & des animaux ; il eut pour difciples
Hercule, Thamyris, 6c Orphée. Le premier fut un
efprit lourd, qui n’aimoit pas le châtiment & qui le
méritoit fouvent. Quelques auteurs accufent ce dif-
ciple brutal d’avoir tué fon maître.
Orphée difciple de Linus fut auffi célébré chez
les Grecs que Zoroaftre chez les Chaldéens & les Per-
fes, Baddas chez les Indiens, & Thoot ou Hermès
chez les Egyptiens ; ce qui n’a pas empêché Ariftote
& Cicéron de prétendre qu’il n’y a jamais eu d’Orphée
: voici le paffage d’Ariftote; nous le rapportons
pour fa fingularité. Les Epicuriens prouvoient
l ’exiltence des dieux par les idées qu’ils s’en fai-
foienr, & Ariftote leur répondoit: & j e me fais bien
une idée d'Orphée , perfonnage qui n a jamais été ;
mais toute l’antiquité réclame contre Ariftote 6c
Cicéron.
La fable lui donne Apollon pour pere, & Calliope
pour mere, & l’hiftoire le fait contemporain de Jo-
fué : il paffe de la Thrace fa patrie dans l’Egypte,
où il s’inftruit de la Philofophie, de la Théologie,
de l’Aftrologie, de la Medecine, de la Mufique, 6c
de la Poéfie. Il vient de l’Egypte en Grece, où il eft
honoré des peuples ; 6c comment ne l’auroit-il pas
é t é , prêtre & médecin, c’eft-à-dire homme fe donnant
pour favoir écarter les maladies par l’entremife
des dieux, 6c y apporter remede, quand on en eft
affligé ?
Orphée eut le fort de tous les perfonnages célébrés
dans les tems où l’on n’écrivoit point i’hiftoire.
Les noms abandonnés à la tradition étoient bien-tôt
oubliés ou confondus ; & l’on attribuoit à un feul
homme tout ce qui s’étoit fait de mémorable pendant
un grand nombre de fiecles. Nous ne connoif-
fons que les Hébreux chez qui la tradition fe foit
Confervée pure & fans altération ; 6c n’auroient-ils
que ce privilège , il fuffiroit pour les faire regarder
comme une race très-particuliere, 6c vraiment chérie
de Dieu.
La Mythologie des Grecs n’étoit qu’un amas confus
de fuperftitions ifolées ; Orphee en forma un
corps de doétrine ; il inftitua la divination & les my-
fteres ; il en fit des cérémonies fecrettes, moyen sûr
pour donner un air folemnel à des puérilités ; telles
furent les fêtes de Bacchus 6c d’Hecate, les éleufi-
nies, les panathénées 6c les thefmophories. Il enjoignit
le filence le plus rigoureux aux initiés ; il donna
des réglés pour le choix des profély tes : elles fe
réduifoient à n’admettre à la participation des my-
fteres, que des âmes fenfibles 6c des imaginations
ardentes & fortes , capables de voir en grand 6c
d’allumer les efprits des autres : il preferivit des
épreuves ; elles confiftoient dans des purifications .
la confeffon des fautes qu’on avoit commifes, la
mortification de la chair, la continence, l’abftinence,
la retraite , 6c la plupart de nos auftérités monafti-
ques ; 6c pour achever de rendre le fecret de ces af-
femblées impénétrable aux profanes, il diflingua
différens degrés d’initiation, & les initiés eurent un
idiome particulier & des caraéleres hiéroglyphiques.
Il monta fa lyre de fept cordes ; il inventa le vers
hexametre, 6c furpaffa dans l’Epopée tous ceux qui
s’y étoient exercés avant lui. Cet homme extraordinaire
eut un empire étonnant fur les efprits, du-
moins à en juger par ce que l’hyperbole des Poètes
nous en fait préfumer. A fa v o ix , les eaux ceffoient
de couler ; la rapidité des fleuves étoit retardée ; les
animaux, les arbres accouroien't ; les flots de la mer
étoient appaifés, & la nature demeuroit fufpendue
dans l’admiration 6c le filence : effets merveilleux
qu’Horace a peints avec force, & Ovide avec une
délicateffe mêlée de dignité.
Horace dit ode X I I . liv. I .
A ut in umbrofis Hélico ni s oris
A u t fuper Pindo , gelidove in Hcemo t
Unde vocaletn temerï injcoûta
Orphea J'ylvcz,
A rte materna rapidos morantem
Fluminum lapfus , celerefque ventos ,
Blàndum & auritas fidibus canoris
JDucere quercus.
Et Ovid e, métamorph. liv. X ,
Collis erat, collemque fuper planifjima campi
Area , quam viridem facitbdnt graminis herba /
Umbraloco deerat, quâpoflquam pofle refedit,
D i s genitus vates & f i a fonantia movit,
Urnbra loco venit.
Ceux qui n’ aiment pas les prodiges oppoferont
aux vers du poète lyrique un autre paffage, où il
s’explique en philofophe, 6c où il réduit la merveil-
leufe hiftoire d’Orphée à des chofes affez communes
:
Sylveflres hommes facer interprefque deorurn,
Coedibus G viclu fa d o deterruit Orpkaus ,
Diclus ab hoc lenire tigres , rapidofque leones :
c’eft-à-dire qu’Orphée fut un fourbe éloquent, quî
fit parler les dieux pour maîtrifer un troupeau d’hommes
farouches, 6c les empêcher de s’entrégorger ;
6c combien d’autres évenemens fe reduiroient à des
phénomènes naturels, fi l’on fe permettoit d’écarter
de la narration l’emphafe ayec laquelle ils nous ont
été tranfmis !
Après les précautions qu’Orphée avoit prifes pour
dérober fa théologie à la connoiffance des peuples,
il eft difficile de compter fur l’exaélitude de ce que
les auteurs en ont recueilli. Si une découverte eft
cffentielle au bien de la fociété, c’eft être mauvais
citoyen que de l’en priver ; fi elle eft de pure curio-
fité, elle ne valoit ni la peine d’être faite, ni celle
d’être cachée: utile ou non, c’eft entendre mal l’in*-
térêt de fa réputation que de la tenir fecrette ; ou
elle fe perd après la mort de l’inventeur qui s’eft tu,
ou un autre y eft conduit 6c partage l’honneur de
l’invention. Il faut avoir égard en tout au jugement
de la poftérité, 6c reconnoitre qu’elle fe plaindra de
notre filence, comme nous nous plaignons de la taci-
turnité & des hiéroglyphes des prêtres égyptiens,des
nombres de Pythagore, 6c de la double doûrine de
l ’académie.
A juger de celle d’Orphée -d’après les fragmens qui
nous en relient épars dans les auteurs, il penfoit que
Dieu 6c le chaos co-exiftoient de toute éternité;
qu’ils étoient unis, 6c que Dieu renfermoit en. lui
tout ce qui eft, fut, 6c fera ; que la lune, le foleil,
les étoiles, les dieux, les déeffes 6c tous les êtres de
la nature, étoient émanés de fon fein ; qu’ils ont la
même effence que lui ; qu’il eft préfent à chacune de
leurs parties; qu’il eft la force qui les a développées
6c qui les gouverne ; que tout eft de lu i, & qu’il eft
en tout ; qu’il y a autant de divinités fubalternes, que
de maffes dans l’Univers ; qu’il faut les adorer; que
le Dieu créateur, le Dieu générateur, eft incompré-
henfible ; que répandu dans la collection générale des.
êtres, il n’y a qu’elle qui puiffe en être une image ;
que tout étant de lui, tout y retournera ; que c’eft en
lui que les hommes pieux trouveront la récompenfe
de leurs vertus-; que l’ame eft immortelle, mais qu’il
y a des luftrations, des cérémonies qui la purgent de
les fautes, & qui la reftituent à fon principe auffi
fainte qu’elle en eft émanée , &c.
Il admettait des efprits, des démons & des héros.
Il difoit : l’air fut le premier être qui émana du fein
de D ieu ; il fe plaça entre le chaos 6c la nuit. Il s’engendra
de l’air 6c du chaos un oe uf, dont Orphée fait
éclore une chaîne de puérilités peu dignes d’être
rapportées.
On voit en général qu’il reconnoiffoit deux fubf-
tances néceffaires, Dieu & le chaos ; Dieu principe
aftif ; le chaos ou la matière informe, principe paffif.
Il penfoit encore que le monde finiroit par le feu,
&que des cendres de l’Univers embrafé, il en renaî-
troit un autre.
Que l’opinion, que les planètes 6c la plupart des
corps céleftes font habités comme notre terre, foit
d’Orphée ou d’un autre, elle eft bien ancienne. Je
regarde ces lambeaux de philofophie, que le tems a
laiffés paffer jufqu’à nous, comme ces planches que
le vent pouffe fur nos côtes après un naufrage, &
qui nous permettent quelquefois de juger de la grandeur
du bâtiment.
Je ne dis rien de fa defeente aux enfers; j’abandonne
cette fiction aux Poètes. On peut croire de fa
mort tout ce qu’on voudra ; ou qu’après la perte
d’Euridice il fe mit à prêcher le célibat, 6c que les
femmes indignées le maffacrerent pendant la célébration
des fêtes de Bacchus ; ou que ce dieu vindicatif
qu’il avoit négligé dans fes chants, & Vénus
dont il avoit abjure le culte pour un autre qui lui
déplaît, irritèrent les bacchantes qui le déchirèrent ;
ou qu’il fut foudroyé par Jupiter, comme la plupart
des héros des tems fabuleux ; ou que lesThraciennes
fe défirent d’un homme qui entrainoit à fa fuite leurs
maris ; ou qu’il fut la vittime des peuples qui fuppor-
toient impatiemment le joug des lois qu’il leur avoit.
impofées : toutes ces opinions ne font guere plus certaines
, que ce que le poète de la métamorphofe a
chanté de fa tête 6c de fa lyre.
Caput, Habre , lyramque
Excipis , & j mirum, medio dum labitur amne >
Flebile riefeio quid queritur lyra , flebile lingua
Murmurât exanimis ; refpohdent flebile ripa.
« Sa tête étoit portée fur les flots ; fâ langue murmu-
» roit je ne fai quoi de tendre 6c d’inarticulé, que ré-
» pétoient les rivages plaintifs ; 6c les cordes de fa Iy-
» re frappées par les ondes,rendoient encore des fons
»harmonieux ». O douces illufions de la Poéfie,
vous n’avez pas moins de charmes pour moi que la
vérité ! puiffiez-vous me toucher & me plaire jufque
dans mes derniers inftans !
Les ouvrages qui nous relient fous le nom d’Or-
phee, & ceux qui parurent au commencement de
l’ere chrétienne, au milieu de la diffenfion des Chrétiens
, des Juifs & des Philofophes payens, font tous
fuppofés ; ils ont été répandus ou par des Juifs, qui
cherchoient à fe mettre en confidération parmi les
Gentils ; ou par des chrétiens , qui ne dédaignoient
pas de rècourir à cette-petite rufe, pour donner du
poids à leurs dogmes aux yeux des Philofophes ; ou
par des philofophes même, qui s’en fervoient pour
appuyer leurs opinions de quelque grande autorité.
On-faifoit un mauvais livre ; ;on y inféroit les dogmes
qu’on vouloit accréditer ,' 6c l’on écrivoit à la
tête le nom d’un auteur célébré : mais la contradiction
de ces différens ouvrages rendoit la fourberie
manifefte.
Mnfée fut difciple d’Orphée ; il eut les mêmes ta-
lens 6c la même philofophie, & il obtint chez les
Grecs les mêmes fuccès 6c les mêmes honneurs. On
lui attribue l’invention de la fphere; mais on la revendique
en faveur d’Atlas 6c d’Anaximandre. Le
poème de Léandre & Héro, 6c l’hymne qui porte le
nom de MuJ'èe, ne font pas de lui ; tandis que des
auteurs difent qu’il eft mort à Phalere, d’âutres af-
fûrent qu’il n’a jamais exifté. La plupart de ces hommes
anciens qui faifoient un fi grand fecret de leurs
connoiffances, ont réuffi jufqu’à rendre leur exif-
tence même douteüfe.
Thamyris fuccede à Mufée dans i’hiftoire fabu-
leufe ; il remporte le prix aux jeux pithiens, défie les
mufes au combat du chant, en eft vaincu 6c puni par
la perte de la vue 6c l’oubli de fes talens. On a dit de
Thamyris ce qu’Ovide a dit d’Orphée :
Ille etiam Thracum populis fu it autor, amorent
In terteros transferrre mares , citràque juvehtam ‘
Ætatis breve ver & primos carpere flores.
Voilà un vilain art bien contefté.
Amphion contemporain de Thamyris, ajoûte.trois
cordes à la lyre d’Orphée ; il adoucit les moeurs des
Thébains. Trois chofes, dit Julien, le rendirent grand
poète, l’étude de la Philofophie, le génie, & i’oifi-
veté.
Melampe qui parut après Amphion, fut théologien
, philofophe, poète 6c médecin ; on lui éleva
des temples après fa mort, pour avoir guéri les filles
de Prætus de la fureur utérine: on dit que ce fut
avec i’ellébôre.
Héfiode, fucceffeur de Melampe, fut contemporain
6c rival d’Homere. Nous laifferons les particularités
de fa vie qui font affez incertaines, & nous
donnerons l’analyfe de fa théogonie.
Le Chaos, dit Héfiode, étoit avant tout. La Terre
fut après le Chaos ; & après la Terre, le Tartare dans
les entrailles de la Terre : alors l’Amour naquit, l’Amour
le plus ancien 6c le plus beau des immortels.
Le Chaos engendra l’Erebe 6c la Nuit; la nuit engendra
l’Air & le Jour; la Terre engendra le C ie l, la Mer
6c les Montagnes ; le Ciel 6c la Terre s’unirent, & ils
engendrerent l ’Océan, des fils, des filles ; & après
ces enfans, Saturne, les Cyclopes, Bronte, Stérope
6c A rgé, fabricatéurs de foudres ; & après les Cyc lopes,
Cotté, Briare 6c G ygès. Dès le commencement
les enfans de laTerre 6c du Ciel fe brouillèrent avec le