.juftice : faites-lui remarquer mille petites injuftices
que vous lui verrez faire ; entrez lur cela dans les
moindres détails. Vous ne fauriez croire combien les
^ens d’un certain ordre ont de .peine à concevoir
cette vertu. .
Traitez-le en homme fait, fi vous voulez qu’il le
devienne ; fuppofez-lui des fentimens, fi vous vouiez
qu’il en acquerre ; rendez-le fier avec lui-même,
& qu’il s’eftime affez^pour ne pas vouloir fe manquer
: que la corruption du fiecle l'oit un nouvel aiguillon
pour lui. Plus les moeurs font dépravées, plus
on eft fûr de fe diftinguer par des moeurs contraires ;
s’il n’a point allez d’amepour fe refpetter lui-même,
qu’il refpette du-moins les jugemens du public : tout
homme qui les méprife eft un homme méprilable : ce
public peut être corrompu, lès jugemens ne le font
jamais.
Il n’y a qu’un cas où l’on doive fe mettre au-defliis
de l’opinion du vulgaire, c’eft lorfqu’on eft fûr de la
pureté & de la grandeur de les motifs : alors il faut
aie confidérer que fa propre vertu ; la gloire qui la
fuivra fera moins prompte, mais elle fera plus folide.
Ce n’eft pas l’amour des louanges qu’il faut infpirer
aux hommes, ils n’ y font que trop fenfibles, & rien
n’eft plus capable de les rapetiffer ou de les perdre;
c ’eft l’amour de la vertu, elle feule peut donner de
la confiftance à leur ame. Faifons bien, les loiian-
ges viendront fi elles peuvent.
Ne négligez pas les vertus d’un ordre inférieur,
mais qui font le charme de la fociété,& qui y font d’un
ufa^e continuel: fi vous l’en avez rendu capable,vous
l ’aurez rendu poli ; car la politefîe confidérée dans
fon principe, n’eft que l’expreffion des vertus focia-
Ies. Indépendamment de cette politefîe primitive qui
annonce la modeftie, la douceur, la complaifance,
l’affabilité, même l’eftime & l’amitié : il en eft une
autre qui paroît plus fuperficielle, mais qui n’eft pas
moins importante ; c’eft celle qui dépend de la con-
noiffance des ufages & du fentiment des convenances:
c’eft celle-là qui doit diftinguer votre éleve;
mais il n’en faifira les fineffes qu’autant qu’il aura le
defir de plaire. .
Defirer de plaire eft un moyen pour y réuflir ; ce
mérite n’eft pas le premier de tous, mais c’eft l’unique
qui ne foit jamais infruttueux ; il fait fuppofer les
qualités qu’on n’a pas, il met dans tout leur jour celles
qu’on peut avoir, il leur donne des partifans, il
defarnie l’envie. C’eft par les grands talens qu’on fe
rend capable des grandes places ; c’eft par les petits
talens qu’on y parvient.
Cultivez fon efprit, fon extérieur, & fes manières
dans l’air qui lui eft propre : il peut fe trouver en
lui telle fingularité qui d’abord vous aura déplû, &
qui dans la fuite polie par l’ufage du monde, deviendra
dans fa maniéré d’être un trait diftinttif qui le
rendra plus agréable.
Qu’il aime les Lettres, c’eft un goût digne de lui ;
c’eft même un goût néceffaire. Perfonne n’ofe avouer
qu’il ne les aime pas ; tout le monde prétend s’y con-
noître, tout le monde en veut rail'onner ; mais il
n’eft donné qu’à ceux qui les aiment d’en raifonner
fenfément : elles élevent l’ame, elles étendent les
idées , elles ornent l’imagination , elles adoucif-
fent les moeurs, elles mettent le dernier fceau à la
politefîe de l’efprit. En général tous les goûts honnêtes
que vous pourrez placer dans fon ame, feront autant
de reffources contre les pallions & l’ennui;
mais faites-les lui concevoirde la maniéré dont ils lui
conviennent, & fauvez-le des préventions & du ridicule.
La fource de tous les ridicules eft de placer fa gloire
ou dans de petites chofesou dans des qualités que
la nature nous refufe, ou dans un mérite qui n’eft pas
celui de notre état. Quiconque ne youdra fe diftingtier
que par l'honneur, la probité,la bienfàifànc©
les talens, les vertus de fon état ou de fon rang, celui
là eft inaccefîible au ridicule ; il ne négligera pas
le mérite de plaire, mais il ne l’eftimera pas plus qu’il
ne vaut ; il le cherchera dans les qualités qui font en
lu i, non dans celles qui lui font étrangères : il fe prêtera
à toutes les bagatelles qu’exige la frivolité du
monde, fans en être profondément occupé : il efti-
mera les Lettres, les Sciences, les Arts, parce que
le beau en tout genre eft digne d’occuper Ion ame :
peut-être les cultivera-t-il, mais en fecret dans fes
momens de loifir & pour fon amulement ; il aimera
& fervira de tout fon pouvoir les Savans, les Gens
de Lettres, les Artiftes , fans être leur enthoufiafte ,
leur courtifan, ni leur rival.
Le tems qu’il pafl'e avec vous doit lui donner une
expérience anticipée ; ne négligez rien de ce qui
peut la lui procurer : ouvrez devant fes yeux le livre
du monde, apprenez - lui’ la maniéré d’y lire ;
tout ce qui peut y frapper fes yeux ou fes oreilles ,
doit fervir à fon inftruttion. Faites éclorre fes idées,
s’il en a ; s’il n’en a point, donnez lui en.
L’étude de l’Hiftoire lui aura montré en grand le
tableau des pallions humaines ; il y aura parcouru
les diverfes révolutions qu’elles ont produit fur la
terre ; on lui aura fait remarquer cet amas de con-
tradittions qui forme le carattere de l’homme ; ce
mélange de grandeur & de petitefle, de courage ôc
de foiblefle, de lumières & d’ignorance, defagelfe&
de folie dont il eft capable : il y aura vu d’un côté le v ice
prefque toûjours triomphant, mais intérieurement
rongé d’inquiétudes & de remords, ébloiiir les yeux
du vulgaire par des fuccès paffagers, puis être plongé
pour jamais dans l’opprobre & dans l’ignominie :
d’un autre cô té, la vertu fouvent perfécutée, quelquefois
obfcurcie, mais toûjours contente d’elle-
même , reprendre avec le tems fon afcendant fur les
hommes, & durant toute la fuite des fiecles, recevoir
l’hommage de l’univers,affife fur les débris des
empires.
En lui montrant plus en détail les fragilités de notre
efpece, ne la lui peignez pas trop en noir ; faites-
la lui voir plus foible que méchante, entraînée vers
le mal, mais capable du bien. Il faut qu’il ne foit pas
la dupe des hommes , mais il ne faut pas qu’il les
haiffe ni qu’il les méprife. Qu’il voye leurs miferes
avec affez de fupériorité pour n’en être ni furpris nr
bleffé. Qu’il connoiffe fur-tout l’homme de fa nation
& de fon fiecle ; c’eft avec lui qu’il doit v iv re , c’eft
de lui qu’il doit fe défier, c’eft lui dont il doit prendre
les maniérés & ne pas imiter les moeurs : qu’il
foit au fait de fes bonnes qualités, de fes vices domi-
nans, de fes opinions, de fes travers , de fes ridicules
: que pour s’en faire un tableau plus détaillé, il
le parcoure un peu dans les divers états ; qu’il fai-
fiffe les nuances qui les différencient ; qu’il évalue
tout au poids de la raifon. Qu’il apprenne à juger les
hommes non par leurs difcours, mais parleurs attions.'
Qu’il fâche que celui qui flatte eft l’ennemi le plus
v i l , mais le plus dangereux : que les honnêtes gens
font peu flatteurs, qu’on n’obtient leur amitié qu’a-
près avoir mérité leur eftime, mais qu’ils font les
feuls fur lefquels on puiffe compter.
Par défaut d’expérience , il préfumera beaucoup
de fes lumières ; par un effet de la vivacité de l’âge,
il aura des fantaifies peu raifonnables ; permettez-lui
quelquefois de les fuivre, quand vous ferez sûr que
l’effet démentira fon attente : les hommes ne s’inf-
truifent qu’à leurs dépens. Ce ne fera qu’à force de
fe tromper qu’il fe croira capable d’erreur.
Veillez fur fes moeurs , mais fongez que c’eft un
homme du monde que vous élevez;qu’il va fc trouver
livré à lui-même au milieu des pallions & des
vices ; que pour s’en garantir il faut qu’il les connoiffe.
Voyez à quel point il eft inftruit, & reglez
vos eonfeils fur ce qu’il fait : ne lui parlez point en
maître, raifonnez avec votre ami. Quelque confiance
qu’il ait en v ou s , il ne vous dira pas tout ; mais je
vous fuppofe affez de pénétration pour deviner ce
qu’il ne vous aura pas dit, & pour lui parler en conséquence:
alors les inftruûions que vous lui donnerez
feront d’autant plus d’impreflion fur lui qu’il vous
foupçonnera moins d ’avoir vû le befoin qu’il en a.
Voyez tout, mais ayez quelquefois l’air de ne pas
voir ; dans d’autres cas, & lorlque le jeune homme
s’y attendra le moins, faites-lui connoître que rien
ne vous échappe.
Faites-lui remarquer dans le petit nombre d exemples
qui viendront à fa connoiffance, 1 eftime &
les avantages qui fuivent la fagefle & la bonne conduite
; & dans mille exemples Frappans, qui malheu-
reufement ne vous manqueront jamais, les dangers
du vice & le mépris qui l’accompagne.
Prenez garde qu’il ne lui tombe entre les mains de
mauvais livres, craignez fur-tout qu’il ne les life en
fecret ; il vaudroit beaucoup mieux qu’il les lût devant
vous: fi vous lui en furprenez dans le commencement
de l’éducation, ôtez-Ies lui : fi cela arrive
vers la fin, foy ez plus circonfpett; n’allez pas vous
compromettre par un zele inconfidere qui aigriroit
le jeune homme & que vous ne pourriez pas foute-
nir : vous connoiffez fon carattere & les circonftan-
ces ; reglez-vous fur cela ; n’employez que les motifs
que vous fentirez efficaces : attaquez l’ouvrage
du côté du ftyle, du raifonnement, & du goût ; parlez
en comme d’une letture indigne d’un honnete
homme, d’un homme poli. Il y a peu de jeunes gens
avec qui cette méthode ne réufliffe.
Les noeuds de l’autorité doivent fe relâcher à me -
fure que l’éducation s’avance. Si 1 on veut qu un jeune
homme ufe bien de fa liberté, il faut, autant qu’on
le peut,lui rendre infenfible le paffage de la lubor-
dination à l’indépendance.
Le jour qu’il joiiira de fa liberté, quelque bien ne
qu’il foit, quelque attachement qu’il ait pour vous ,
il fera charmé de vous quitter ; mais fi vous vous
êtes bien conduit, fon y vreffe ne fera pas longue ;
l’eftime & l’amitié vous le ramèneront : alors 1 autorité
que vous aurez fur lui fera d’autant plus puif-
fante qu’elle fera de fon choix ; vos eonfeils lui feront
d’autant plus utiles qu’il vous les aura demandes.
vous ne l’empêcherez pas de tomber dans quelques
écarts, mais ils feront moins grands & vous
l’aiderez à en revenir. On ôte aux jeunes gens leur
gouverneur lorfqu’ils en ont le plus befoin ; c eft un
mal fans remede : mais peut-être le gouverneur ne
peut-il jamais leur être plus utile, que quand dépouillé
de ce titre, on l’a mis à portée de vivre avec
eux familièrement & comme leur ami.
Les détails fur la matière qu’on vient de traiter fe-
roient infinis : ons’eft borné ici à des vues ties-ge-
nérale^. Quelques-unes ne font applicables quà
l’homme de qualité; la plûpart peuvent convenir à
tous les états : fi elles font juftes, c’eft à la prudence
du gouverneur qui les jugera telles, à en faire ^’application
& à les modifier convenablement à l’âg e, à
l’état, au carattere, au tempérament de fon éleve.
Cet article eft de M . LEFEBVRE.
Gouverneur de la perfonne d'un prince. Si en général
l’éducation des hommes eft une chofe très-importante
, combien doit le paroître davantage l’éducation
d’un prince, dont les moeurs donneront leur
empreinte à celles de toute une nation, & dont lè
mérite ou les défauts, feront le bonheuf ou le malheur
d’une infinité d’hommes ?
Il feroit à fouhaiter, dans quelque état que ce fut,
qu’on pût toûjours choifir pour gouverneur d’un jeune
prince un homme aufîi diftingué par l’étendue de fes
connoiffances que par fa probité & fes vertus, & non
moins recommandable par la grandeur de fes emplois
que par l’éclat defanaiflànce ; il en feroit plus capable
de faire le bien, & le feroit avec plus d’autorité.
Pour ne pas fe jetter fur cette matière dans de vagues
fpéculations, le peu qu’on fe propofe d’en dire
lera tiré en partie de l’inftruttion donnée en 1756
par les états de Suede au gouverneur du prince royal
& des princes héréditaires, & en partiede ce qui fut
pratiqué dans l’éducation même de l’empereur Charles
Qu int, par Guillaume de Croy, feigneur de
Chié vre, gouverneur des Pays-Bas & delà perfonne
de ce priüce.
Puifque les rois font hommes avant que d’être rois,'
il faut commencer par leur infpirer toutes les vertus
morales &c chrétiennes, également néceffaires à tous
les hommes. Pour accoûtumer le jeune prince à régler
fes goûts fur la raifon, il faut qu’au moins dans
fon enfance il reconnoifle la fubordination. Il ne faut
pas que dès qu’il eft né tout le monde prenne fes ordres,
jufqu’aux perfonnes prépofées à fon éducation
; il ne faut pas qu’on applaudiffe à fes fantaifies
, ni qu’on lui dife, comme font les courtifans ,
qu’il eft un dieu fur la terre ; il faut au contraire lui
apprendre que les rois ne font pas faits d’un autre limon
que le refte des hommes ; qu’ils leur font égaux
en foiblefle dès leur entrée dans le monde , égaux
en infirmités pendant tout le cours de leur vie ; vils
comme eux devant Dieu au jour du jugement, & condamnables
comme eux pour leurs vices & pouf
leurs crimes ; qu’en un mot l’Être fuprème n ’a point
créé le genre humain pour le plaifir particulier de
quelques douzaines de familles.
Perfonne n’eft plus mal inftruit dans la religion
que lès rois ; ils la méprifent faute de la connoître ,
ou l’aviliffent par la maniéré dont ils la conçoivent :
que celle du jeune prince foit éclairée ; qu’on lui apprenne
à diftinguer ce qu’il doit à Dieu, ce qu’il doit
aux miniftres de la religion, ce qu’il fe doit à foi-
même , ce qu’il doit à fes peuples.
On retient les hommes dans leur devoir par le
charme des approbations & par la terreur des châti-
mens ; on ne peut contenir les princes que par la
crainte des jugemens divins & du blâme de la postérité.
Qu’on tienne donc ces deux objets toûjours
préfens à leurs yeux, tandis que d’un autre côté on
les encouragera par les attraits d’une bonne conf-
cience & d’une gloire fans tache.
Plus On excitera le jeune prince à refpetter l’Être
fuprème, plus il reconnoîtra fon propre néant & fon
égalité avec les autres hommes ; & de - là naîtront
pour eux fon humanité, fa juftice , & toutes les vertus
qu’il leur doit.
Beaucoup de rois font devenus tyrans, non parce
qu’ils ont manqué d’un bon coeur, mais parce que
l’état des pauvres de leur pays n’eft jamais parvenu
jufqu’à eux. Qu’un jeune prince faffe fouvent des
voyages à la campagne ; qu’il entre dans les cabanes
des payfans, pourvoir par lui-même la fitua-
tion des pauvres ; & que par-là il apprenne à fe per-
fuader que le peuple n’eft pas riche, quoique l’abondance
régné à la cour ; & que les dépenfes fuperflues
de celle-ci diminuent lesbiens & augmentent la mi-
fere du pauvre payfan & de fes enfans affamés : mais
que ce fpettacle ne foit point de fa part une fpécu-
lation ftérile. Il ne convient pas qu’un malheureux
ait eu le bonheur d’être vû de fon prince fans en être
foulagé. ,
Qu’il fâche que les rois régnent par les lois, mais
qu’ils obéiffent aux lois ; qu’il ne leur eft pas permis
d’enfreindre & de violer les droits de leurs fu-
jets, & qu’ils doivent s’en faire aimer plutôt que
s’en faire craindre.
Qu’il connoiffe fur-tout le carattere & les meeur»